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LA « MALADIE INFANTILE », CONDAMNATION DES FUTURS RENÉGATS (III)


Ce texte est le plus exploité et le plus falsifié depuis 100 ans par tous les charognards opportunistes. L’usage impudent qu’ils en font suffit à les caractériser.


Table de matières :

La « maladie infantile », condamnation des futurs renégats. Sur la Brochure de Lénine « La maladie infantile du communisme (le ‹ gauchisme ›) ». Table de matières
Préface
I. La scène du drame historique de 1920
II. Histoire de la Russie, ou de l’humanité ?

III. Points cardinaux du bolchevisme : centralisation et discipline
Les conditions universelles
La dictature est une guerre
La solidarité des bourgeoisies
Le péril social
Histoire du bolchevisme
Naissance de la théorie révolutionnaire
La théorie et l’action
La thèse de Lénine
Les tactiques et l’histoire
Le « dernier mot » de l’occident
La gauche en Italie
Notes
Source

IV. La trajectoire accélérée du bolchevisme
V. Lutte contre les deus camps antibolcheviks : le réformisme et l’anarchisme
VI. Clé des « compromis permis par Lénine »
VII. Appendice sur les « questions italiennes »


La « maladie infantile », condamnation des futurs renégats. Sur la Brochure de Lénine « La maladie infantile du communisme (le ‹ gauchisme ›) »

III. Points cardinaux du bolchevisme :
centralisation et discipline

Les conditions universelles

Dans le deuxième chapitre de son ouvrage, Lénine traite des principales conditions qui ont assuré le succès des bolcheviks dans la révolution d’Octobre et qui devront se réaliser dans tous les pays d’Europe pour que le prolétariat puisse s’emparer du pouvoir. Nous disons d’Europe, parce qu’en 1920 cette perspective s’étendait à l’Europe occidentale; mais cela vaut pour n’importe quel pays du monde où le prolétariat aspire à la victoire.

Alors qu’il écrivait, Lénine avait sous les yeux deux réalisations historiques : la conquête du pouvoir en octobre 1917, et sa défense victorieuse contre de terribles assauts durant deux ans et demi. Il dit à ce propos : « Il est certain que presque tout le monde voit aujourd’hui que les bolcheviks ne se seraient pas maintenus au pouvoir, je ne dis pas deux années et demie, mais pas même deux mois et demi, sans la discipline la plus rigoureuse, sans la véritable discipline de fer dans notre parti, sans l’appui total et indéfectible accordé à ce dernier par toute la masse de la classe ouvrière, c’est-à-dire par tout ce qu’elle possède de pensant, d’honnête, de dévoué jusqu’à l’abnégation, d’influent, d’apte à conduire derrière soi ou à entraîner les couches arriérées. » (p. 17)

Avant d’expliquer la nécessité vitale de cette discipline qui est contestée de toute part et d’en définir le sens au sein du Parti et de la classe, Lénine met en parallèle le concept communiste fondamental de la discipline et celui, non moins essentiel, de la centralisation, clef de voûte de toute construction marxiste :

« Je le répète, l’expérience de la dictature prolétarienne victorieuse en Russie a montré clairement à ceux qui ne savent pas penser, ou qui n’ont pas eu l’occasion de méditer ce problème, qu’une centralisation absolue et la plus rigoureuse discipline du prolétariat sont une des conditions essentielles pour pouvoir vaincre la bourgeoisie. » (p. 18)

Il sait que, même parmi les éléments qui se disent de gauche, certains ont beaucoup de mal à avaler ces deux formules : centralisation absolue et discipline de fer.

La résistance qu’elles rencontrent dérive de l’idéologie bourgeoise qui imprègne la petite-bourgeoisie, d’où elle menace dangereusement le prolétariat; c’est précisément à ce grave danger que Lénine veut parer.

La bourgeoisie a idéalisé sa lutte historique en flétrissant le despotisme des monarchies absolues, auquel elle opposa la liberté des citoyens, qu’elle libère du contrôle de l’État central dans leurs activités économiques, et de l’oppression des pouvoirs ecclésiastiques, qui exigeaient l’obéissance aveugle des consciences.

Le radicalisme bourgeois propagea ainsi la rhétorique de la libre pensée, et tout appel à la discipline dans le domaine des idées fut accueilli comme un retour à l’obscurantisme clérical. En fait, par opposition à l’éparpillement centrifuge du féodalisme, le véritable progrès historique du capitalisme consista en une double concentration : celle des forces productives et celle du pouvoir entre les mains de l’État, ce qui ne l’empêcha pas de se camoufler sous le travesti de la libre initiative et du libéralisme économique. Parler de centralisation apparaissait comme un recul sur le chemin de la liberté, une trahison à l’égard du libéralisme, qui, poussé au paroxysme par la doctrine libertaire, séduisit cependant jusqu’a la fin du 19° siècle certaines couches du prolétariat.

L’un des faux arguments qui entretiennent la méfiance envers le parti, c’est que celui-ci serait à la fois une église, puisqu’il oblige tout le monde à penser de la même façon, et une caserne parce que toutes les décisions partent d’un centre. Ce sont des inepties de ce genre qui ont troublé notre travail durant des dizaines d’années; elles constituent la substance de cet infantilisme contre lequel Lénine a mené une lutte sans faiblesse que la Gauche marxiste, et notamment celle d’Italie, a toujours appuyée avec une énergie égale à la sienne. D’une façon peut-être plus tranchante que lui – et par là nous exposant davantage au venin des philistins, dont l’espèce n’est pas encore éteinte – nous disons aux camarades : si je suis venu au Parti, je dois faire taire, sept fois par jour, ma tête et ses démangeaisons critiques; mes actions ne proviennent pas de ma volonté individuelle, mais de la volonté impersonnelle du Parti, qui traduit les exigences de l’histoire.

Par quel truchement cette force collective donne-t-elle des ordres ? Nous contesterons toujours qu’il puisse y avoir une règle mécanique et formelle : ce n’est pas la moitié plus un qui a le droit de parler, même si, bien souvent, on aura recours à cette méthode bourgeoise; et nous n’acceptons pas la « mise aux voix » comme une règle métaphysique dans le parti, les syndicats, les soviets ou la classe : parfois la voix décisive viendra des masses en fermentation, parfois d’un groupe du Parti (nous verrons que Lénine ne craint pas de parler d’oligarchie), parfois encore d’un seul militant, Lénine par exemple, qui, en avril et en octobre 1917, s’opposa a « l’avis de tous ».[6]

La dictature est une guerre

Notre théorie est avant tout le matérialisme expérimental, et ce sont les leçons de l’histoire qui nous guident, dit Lénine. Si nous avons vaincu en Russie, il est certain que c’est grâce à l’acceptation de la discipline et à l’usage de la centralisation, ces deux conditions de la victoire de la dictature du prolétariat. Admettre sans restriction la discipline et la centralisation peut conduire au cas limite où quelques-uns, ou même un seul, parlent et décident, tandis que les autres, non convaincus ou même hésitants, obéissent et exécutent. Et l’histoire révolutionnaire s’accomplit.

Un remarquable extrait va nous montrer maintenant le contraste criant qu’il y a entre la discipline et la prétention stupide de l’individualiste anarchiste qui « veut penser avec sa tête à lui », ainsi qu’entre la centralisation et la dispersion, l’autonomie, la fragmentation moléculaire de la production économique et des formes sociales.

« La dictature du prolétariat, c’est la guerre la plus héroïque et la plus implacable de la classe nouvelle contre un ennemi plus puissant, contre la bourgeoisie dont la résistance est décuplée du fait de son renversement (ne fut-ce que dans un seul pays) et dont la puissance ne réside pas seulement dans la force du capital international, dans la force et la solidité des liaisons internationales de la bourgeoisie, mais encore dans la force de l’habitude, dans la force de la petite production, car malheureusement il reste encore au monde une très grande quantité de petite production; or la petite production engendre le capitalisme et la bourgeoisie, constamment, chaque jour, d’une manière spontanée et dans de vastes proportions. Pour toutes ces raisons, la dictature du prolétariat est indispensable, et vaincre la bourgeoisie est impossible sans une guerre prolongée, opiniâtre, acharnée, sans une guerre à mort qui exige la maîtrise de soi, la discipline, la fermeté, une volonté une et inflexible. » (p. 18)

Dans ce passage (où les mots soulignés le sont par l’auteur lui-même), nous trouvons une série de notions sur lesquelles nous devons nous arrêter et que, au risque d’être taxés de pédants, nous devons examiner à fond.

L’action révolutionnaire, que l’anarchiste et le révolutionnaire infantile imaginent instantanée, ou tout au moins réduite aux proportions d’une bataille – pour les bourgeois, c’est une « journée » – n’est en réalité que l’« ouverture » de la période de guerre sociale que constitue la dictature révolutionnaire. Ceci, pour diverses raisons d’abord internes, disons nationales, puis internationales, et enfin sociales.

Avant tout, il faut bien se rendre compte qu’arracher le pouvoir a la grande bourgeoisie (si seulement elle pouvait être toute entière monopoliste : la victoire initiale en serait facilitée. et la guerre plus courte !) ne veut pas dire qu’on l’a extirpée des rapports économiques. La dictature signifie qu’à partir de ce moment les partis bourgeois sont dispersés et que les bourgeois n’ont plus aucune représentation dans le nouvel État, ni comme classe ni comme individus. La signification de la terreur de classe c’est qu’on leur fait entendre que toute tentative de reprendre une influence politique aura pour effet l’extermination de leurs personnes. Mais ceci ne veut pas dire que, du jour au lendemain, la minorité bourgeoise sera supprimée ou exilée. Comme en Russie dans les premières années qui ont suivi 1917, le patron restera en place dans beaucoup d’entreprises, mais sera soumis au contrôle non tant de ses ouvriers que de l’État prolétarien. Période extrêmement périlleuse, mais moins que l’arrêt total de la production qui, dans l’imagination des libertaires, devrait s’instaurer dès cette « journée », grâce à la fameuse « association spontanée des producteurs » !

Donc, la bourgeoisie, vaincue sur le plan politique, est plus puissante encore (sous ce paradoxe apparent, Lénine est limpide) et même, pour les diverses raisons que nous examinons patiemment, dix fois plus qu’avant ! Elle peut bloquer la fabrication de munitions et provoquer ainsi la défaite sur le front où les armées des autres bourgeoisies montent à l’attaque. Un peloton d’exécution d’une usine aura vite réglé le compte des coupables; mais si, pour cela, douze balles suffisent, elles n’empêcheront pas que tout un secteur de la révolution reste privé d’armes.

Ce sont donc des raisons de production, non seulement alimentaires mais aussi militaire, qui rendent la bourgeoisie dangereuse même après qu’on lui a arraché le pouvoir, car on ne peut pas lui enlever aussitôt toute fonction productive et directrice technique.

La solidarité des bourgeoisies

Il y a ensuite la difficile question internationale. Nous n’avons jamais supposé que la bourgeoisie puisse perdre le pouvoir le même jour dans plusieurs États. Si nous tombions dans cette erreur insidieuse, nous serions victimes du piège des sociaux-démocrates, qui prétendent renoncer à prendre le pouvoir « dans un seul pays ». C’est pourtant ce qu’il faudra toujours faire, et ce n’est qu’ainsi que la révolution mondiale pourra historiquement débuter. Ce sera toujours le plus faible des États bourgeois que nous ferons tomber en premier. Ainsi en fut-il en 1917 du très jeune État russe, justement parce qu’il était à peine né de la chute du régime féodal.

La parenthèse de la citation précédente de Lénine (« ne fut-ce que dans un seul pays ») signifie que le cas le moins favorable pour la dictature prolétarienne victorieuse est celui où les autres États sont encore aux mains de la bourgeoisie. Si, dans la période consécutive, quelques États voisins viennent à tomber, la situation de la dictature communiste victorieuse en est sensiblement améliorée. Cette hypothèse, qui semble aujourd’hui abstraite, était alors bien près de se réaliser. En janvier 1919, lorsque eut lieu en Allemagne la glorieuse tentative de révolution spartakiste, nous avions tous l’espoir de la voir victorieuse. En Hongrie, en 1919, nous sommes tombés après avoir vaincu, par suite d’erreurs qu’on aurait pu éviter (hésitations de type démocratico-libertaire dans l’application de la dictature). Peu après il en advint pratiquement de même en Bavière.

Tous les Européens étaient alors sous le coup de ces événements terribles, et Lénine parle comme il le fait car il craignait de nouveaux échecs si des défaillances de ce genre paralysaient encore l’action révolutionnaire. Il ne faut pas oublier qu’en 1920, au moment même du 2ème Congrès de l’I.C., se déroulait la guerre russo-polonaise et qu’on était à peu de kilomètres de Varsovie. Les États rapidement créés au lendemain de la victoire des alliés sur l’Allemagne et l’Autriche constituèrent un tampon entre la Russie rouge et les citadelles révolutionnaires de Berlin, de Budapest et de Munich, qui tombèrent sans avoir pu recevoir d’aide. Si Varsovie avait été prise, même lors d’une opération purement militaire, étant donné la puissance du prolétariat et du Parti communiste de Pologne, le projet de conquête de l’Europe centrale et occidentale aurait repris vigueur. Mais la rouée bourgeoisie française mit tous ses moyens en œuvre, et notamment ses « héroïques » généraux, pour soutenir sa sœur polonaise vacillante, et la vague révolutionnaire fut stoppée. On connaît la polémique entre Trotski et Staline à propos des attaques russes, fâcheusement détournées de leur objectif vital, Varsovie. Un télégramme erroné peut modifier l’histoire pour des décennies.

Comme le dit justement Lénine, aucun secours ni allégement ne fut apporté à la première dictature de Moscou, qui seule avait renversé un État bourgeois, et qui poursuivit sa lutte dans les pires conditions, parce que grâce à la solidité des liaisons internationales de la bourgeoisie le facteur international évolua vers le renforcement du capital.

Avant de passer au très important aspect social, et à la nécessité d’une vigoureuse dictature s’appuyant sur la discipline et le centralisme, il est bon de noter que Lénine n’a jamais eu cette position répugnante qui consiste à se désintéresser des affaires intérieures des pays étrangers au régime social différent.

La seule préoccupation de Lénine et de tous les révolutionnaires communistes qui avaient créé la IIIe Internationale, était d’utiliser comme levier le pouvoir prolétarien de Russie et, en premier lieu, les formidables enseignements découlant des expériences de ce pouvoir, qui confirmaient lumineusement comme Lénine va bientôt le montrer « la justesse de la théorie révolutionnaire marxiste » afin de peser sur l’équilibre interne des « autres pays » pour le rompre et ce faisant, bouleverser leur structure constitutionnelle.

Lénine discute ici des moyens afin d’y faire un choix. Il veut nous enseigner que ce serait de l’apriorisme métaphysique, et non du marxisme, que de vouloir écarter l’un ou l’autre de ces moyens sous prétexte qu’il ne serait pas beau, inélégant, antipathique ou pas propre, comme le firent stupidement de nombreux gauchistes infantiles. Il faut tout d’abord avoir une vue claire du but. Selon Lénine, participer au Parlement peut, dans certaines circonstances, contribuer à dérégler l’équilibre national et à faire sauter la constitution bourgeoise. Il n’y a pas de raison « a priori » pour refuser de discuter cette possibilité sur des bases positives et – disons plus – on ne peut exclure des situations historiques où il en irait effectivement ainsi. Mais quand on entre au Parlement avec l’intention de respecter et de défendre la structure constitutionnelle et d’inciter les masses à la considérer comme éternelle, alors le problème posé par Lénine n’a plus d’existence : ce sont ses buts mêmes qui ont été renversés et renies.

Nous ne traitons pas encore ici du parlementarisme, mais voici comment Lénine posa le problème : Pour liquider au plus vite le parlement, vaut-il mieux agir du dehors ou du dedans ? Nous étions perplexes devant sa solution, et lui l’était autant devant la nôtre. Mais tous deux, nous tirions à boulets rouges sur les charognes qui voulaient « respecter le régime interne et la constitution parlementaire » d’Italie ou d’ailleurs.

Que la bourgeoisie reste encore un ennemi puissant après la victoire de la dictature, Lénine le répète en toutes lettres dans cet autre passage, où il traite des « compromis » : « Après la première révolution socialiste du prolétariat, après le renversement de la bourgeoisie dans un pays, le prolétariat de ce pays reste encore longtemps plus faible que la bourgeoisie, d’abord simplement à cause des relations internationales étendues de cette dernière, puis à cause du renouvellement spontané et continu, de la régénération du capitalisme et de la bourgeoisie par les petits producteurs de marchandises dans le pays qui a renversé sa bourgeoisie. » (p. 66)

Quand les charognes d’aujourd’hui prétendent que Lénine a fondé la théorie selon laquelle un pays où la victoire socialiste est restée isolée doit se garder de stimuler la révolution dans les autres pays et les inviter à « exister » pacifiquement et très capitalistement, est-il encore besoin de répondre ? Lénine a répondu voici 40 ans, en traçant deux perspectives précises, dont celle qui nous était contraire s’est vérifiée. Dans l’hypothèse favorable, le pays de la victoire politique socialiste réussit à faire à faire éclater la révolution dans plusieurs pays, si bien que son prolétariat de faible qu’il était devient fort face aux résistances internes. Ou bien, comme le fit Staline, on renonce à stimuler la révolution internationale; alors le mercantilisme et les petits producteurs de marchandises donnent spontanément naissance à l’intérieur à la société capitaliste et livrent la révolution vaincue à la bourgeoisie internationale; toutes deux coexistent bassement avant de s’accoupler : trahison ultime de la doctrine léniniste et de la tradition d’Octobre.

Nous, communistes révolutionnaires, nous avons perdu la guerre de classe; mais même si notre organisation de Parti communiste mondial a été perdue aussi, comme nous le craignions et l’avons vainement dit à Lénine, la « justesse de notre théorie » est sauve. Ceux qui affichent aujourd’hui un prétendu léninisme s’enfoncent dans le bourbier; Lénine, comme théoricien de l’histoire, reste aussi grand qu’intact.

Le péril social

Le prolétariat communiste est victorieux et son Parti assure d’une poigne ferme la dictature; à part le péril qui menace d’au-delà les frontières, même après l’écrasement à l’intérieur des bandes blanches, il reste un autre danger intérieur. Lénine le désigne clairement : c’est la petite production.

D’un point de vue communiste, la petite production est plus dangereuse que la grande, aussi bien après qu’avant l’instauration de la dictature; si les communistes peuvent dénoncer à la petite-bourgeoisie mystifiée le processus de liquidation des catégories de petits producteurs, ils ne sauraient ni l’arrêter ni l’inverser.

Nous avons eu souvent l’occasion de montrer la puissance de cette thèse, qui ne se trouve pas seulement dans quelques phrases, mais dans toute l’œuvre de Marx et d’Engels.

Avec Lénine, la dialectique marxiste atteint son sommet, et il est certes difficile de le suivre; toutefois, les renégats n’ont pas péché par ignorance, mais par ignominie.

On remarque que chez Lénine l’expression « petit producteur de marchandises » équivaut à membre des masses travailleuses non prolétariennes. Lorsqu’il parle de cette couche sociale (qui comprend les paysans petits propriétaires, les artisans des villes et autres types analogues), Lénine déclare que le prolétariat révolutionnaire doit en faire son alliée, non seulement dans la phase de la lutte contre le tsarisme, mais encore dans celle qui suit, contre la bourgeoisie capitaliste industrielle et agraire. Mais il voit dans cette forme économique et sociale bâtarde, qui existe en Russie et, dans des proportions variables mais toujours considérables, dans nombre d’autres pays européens, le plus grand danger pour la dictature prolétarienne. Tant que la petite production marchande, agricole et manufacturière, sera tolérée au sein de la société en voie de transformation, il existera une base sur laquelle, inévitablement, « chaque jour, à chaque heure, d’une manière spontanée et continue » renaîtront le capitalisme et la bourgeoisie.

Comment la dictature communiste pourra-t-elle éviter cette régénération ? Non, certes, en exterminant les paysans et les artisans, tous les petits producteurs, qui peuvent être statistiquement plus nombreux que le prolétariat. Si la dictature ne peut exterminer la bourgeoisie industrielle (ni l’exiler ou l’incarcérer) parce que, durant une certaine période, elle est encore indispensable à la production, il s’écoulera beaucoup plus de temps encore avant l’élimination des petits producteurs. Alors qu’il sera possible d’abolir assez rapidement la propriété privée des grandes entreprises, on devra la tolérer longtemps dans les petites (et pas seulement les minuscules). Sur la durée de ces phases et l’erreur selon laquelle Staline les aurait abrégées en 1928 en recourrant à la prétendue collectivisation et a l’extermination des koulaks ou paysans riches, nous nous sommes amplement expliqués dans nos nombreuses études sur la structure de la Russie.[7]

Quel fut le remède voulu et proposé par Lénine à ce très grave péril que court le prolétariat durant le temps où il doit « coexister » (voici, hélas, ou ce mot s’applique) avec les classes liées à la petite production marchande ? Ce remède ne peut être fourni que par les moyens politiques et le Parti : il s’appelle discipline et centralisation. C’est ce que les bolcheviks avaient compris et qui leur avait permis de vaincre, lors de la grandiose « manœuvre » ou ils utilisèrent la haine des paysans et de certaines couches de la petite-bourgeoisie travailleuse contre le tsarisme et la bourgeoisie russe dont ils étaient naguère encore les alliés. Ils assurèrent l’hégémonie du prolétariat sur ces classes hybrides et la prépondérance du parti communiste, qui, petit à petit, ébranla et finit par détruire les organisations politiques ou s’exprimaient ces classes : le parti social-démocrate menchevik. les populistes sociaux-révolutionnaires, qui prônaient une formule non-marxiste et non-prolétarienne de la révolution russe.

Pour parler sans ambage, centralisme et discipline se traduisent par subordination. Les classes de la petite production sont soumises au prolétariat qui a la direction de la révolution. Quand Lénine parle de discipline dans le Parti comme dans le prolétariat, il entend par là que toute la classe prolétarienne doit se subordonner à la direction rigoureuse de son avant-garde, organisée dans le parti communiste.

C’est justement cette primauté absolue du Parti qui heurtait les préjuges infantiles que Lénine attaque ici. Selon ces « immédiatistes » – que nous avons combattus, en Italie et partout, alors comme aujourd’hui – un système de consultations doit permettre au prolétariat de donner ses directives au Parti au moyen d’un mécanisme plus ou moins électoral, qui assure l’« obéissance » de ce dernier. Nous soutenons, au contraire, que le Parti doit exiger l’obéissance de la classe et des masses. car il synthétise toute l’expérience historique révolutionnaire. de toutes les époques et de tous les pays. Lénine démontre que c’est ce qu’avait su faire le parti bolchevik et qui lui avait permis de vaincre, et il prescrit cette ordonnance à tous les pays.

Histoire du bolchevisme

Les événements de 1920 ne permirent pas à Lénine d’écrire l’histoire complète du Parti bolchevik, histoire qu’il estimait indispensable pour comprendre comment peut se forger la discipline nécessaire au prolétariat révolutionnaire. Mais les indications qu’il donne y suffisent amplement.

La base de la discipline réside en premier lieu dans la « conscience de l’avant-garde prolétarienne », c’est-à-dire de cette minorité qui forme le Parti : Lénine définit les qualités de cette avant-garde par des mots qui ont un caractère plus « passionnel » que rationnel, et il rappelle ainsi, ce qu’il avait mis en évidence dans tant d’autres de ses écrits (« Que Faire ? » par exemple) : le prolétaire communiste adhère au Parti par intuition, et non par rationalisme. Dès 1912, cette thèse fut soutenue au sein de la jeunesse socialiste italienne contre les « immédiatistes » – qui sont toujours « éducationnistes », tout comme les anarchistes – au cours de la lutte entre ceux qu’on nommait alors « culturistes » et « anticulturistes ».

En expliquant l’adhésion du jeune révolutionnaire par la foi et les sentiments qui l’animent, et non par la connaissance scolaire, ces derniers démontraient qu’ils étaient sur le terrain du matérialisme et de la plus rigoureuse théorie du Parti. Lénine qui n’a pas fondé des académies, mais enrôlé pour le Parti, parle de « dévouement, maîtrise de soi, abnégation, héroïsme ». Nous, ses élèves, nous avons osé parler ouvertement de « mystique » lorsqu’on adhère au Parti.

En second lieu, Lénine réclame de cette avant-garde qu’elle fasse preuve de son « aptitude à se lier, à se rapprocher et, si vous voulez, à se fondre jusqu’à un certain point avec la masse des travailleurs la plus large, au premier chef avec la masse prolétarienne. mais aussi avec la masse des travailleurs non prolétarienne. » (p.18 –19) Se lier avec les masses ne veut toutefois pas dire que si leur « température » est froide, pacifiste, conciliatrice, le Parti doit descendre à ce niveau[8] comme feignent de le comprendre les tartuffes de l’opportunisme.

Cette liaison signifie que la soudure des masses et du Parti élève la température révolutionnaire. Bien plus : comme nous l’avons souvent dit avec des formules qui n’ont pas été inventées par nous, c’est seulement « en s’organisant en parti politique » que la masse travailleuse informe s’érige en classe prolétarienne. Sans Parti révolutionnaire, il ne peut exister une véritable classe, sujet de l’histoire et demain de la dictature révolutionnaire.

Ce qui vient « en troisième lieu » nous intéresse beaucoup, car c’est une explication des deux premiers points, dont on ne peut la séparer : « Troisièmement. c’est la justesse de la direction politique, réalisée par cette avant-garde, la justesse de sa stratégie et de sa tactique politiques, à condition que les plus grandes masses se convainquent de cette justesse par leur propre expérience ». (p. 19)

Ce passage, nous le trouvons fondamental; relié à de nombreux autres, il constitue ce que nous appellerons la théorie de la justesse. Si les masses, par leur propre expérience acquise au cours de la lutte, doivent vérifier la justesse de la stratégie du Parti, cela signifie que celui-ci précède les masses sur la voie de l’histoire.

En vertu de sa théorie interprétative de l’histoire, le Parti est capable de prévoir dans une certaine mesure les développements ultérieurs de l’histoire, les luttes de classes qui suivront celles du passe au cours de la succession des formes sociales. Le Parti a prévu et, en un sens, annoncé quelles seront, lors de la phase critique, les impulsions qui entraîneront les masses et il a indiqué quelle sera la classe qui, parce que dotée précisément d’une théorie et d’un Parti, s’avérera le protagoniste de la lutte. Quand cela se produira, même les masses, au contour moins défini, verront comment s’est formée dans la lutte la partie la plus résolue, et elles inscriront dans leur expérience que le Parti avait une vision juste des événements et de la répartition des forces dans le conflit général.

Lénine montre ensuite que les paysans virent dès 1905 que c’étaient les prolétaires de l’industrie qui prenaient la direction de la lutte. En analysant le déclin des divers partis qui avaient élaboré une théorie de la révolution dans l’intention de la guider, il explique comment avait fait faillite la conception suivant laquelle la classe dirigeante était constituée en Russie par les paysans et les petits producteurs en général. Il s’agissait du populisme, dont les positions et les aberrations théoriques remontaient à Proudhon, et dont l’opportunisme actuel, russophile et kremlinophile, nous présente effrontément une nouvelle version. Les paysans russes comprirent qu’ils n’auraient pu se libérer du féodalisme s’ils n’avaient eu à leur tête la classe ouvrière, bien plus aguerrie qu’eux, et son parti bolchevik. De sorte que les événements avaient eux-mêmes liquidé les mencheviks et Cie en révélant aux petits producteurs que de tels partis se comportaient, non d’après des médisances communistes, mais en réalité, comme des alliés de la grande production et de la contre-révolution.

Voilà, dans la pratique, un exemple de la manière dont les grandes masses vérifient, par leur propre expérience, la justesse de la stratégie politique du Parti révolutionnaire de classe.

Pour rendre possible ce glorieux concours de circonstances propices, le Parti avait dû parler avant, sans attendre comme les partis de la petite bourgeoisie de voir d’où venait le vent et quelle position aurait la faveur des masses.

La théorie du Parti ne doit pas être seulement une explication scientifique du passé, mais encore une courageuse anticipation des événements futurs. Les masses doivent en faire l’expérience, mais il est permis de dire que le Parti la possède à l’avance.

A ce propos, on tente de justifier contre les « dogmatiques, les talmudistes » les immondes palinodies de Staline et successeurs, en arguant (l’une phrase ou Lénine dit que la théorie n’est pas un dogme à quoi on prête ce sens inepte que le Parti doit toujours être prêt et enclin à la changer pour s’en fabriquer une nouvelle !

Après avoir cité les conditions qui assurèrent au Parti bolchevik le succès – l’instauration d’une véritable discipline et de la centralisation –, Lénine écrit :

« Ces conditions ne peuvent surgir d’emblée. » (Arrêtons nous déjà. Ceci nous fait penser a ces esprits fumeux, convaincus d’être marxistes, qui proposent : réunissons-nous en congres pour fonder un Parti parfait, discipliné et centralisé ! En réalité, même le Parti est un produit de l’histoire; telle fut la thèse centrale de la Gauche, quand on discuta à Moscou des tâches et de la tactique du Parti. NR.) « Elles ne s’élaborent qu’au prix d’un long travail, d’une dure expérience; leur élaboration est facilitée par une théorie révolutionnaire juste qui, elle non plus, n’est pas un dogme. mais se forme définitivement en liaison étroite avec la pratique d’un mouvement réellement de masse et réellement révolutionnaire. » (p. 19)

Les opportunistes qui n’ont rien compris à Lénine ou qui, l’ayant compris, trouvent souvent leur compte à ne pas le comprendre, expliquent ce passage de la manière bien connue : la théorie n’est jamais achevée, elle est toujours en cours de transformation ce n’est qu’une fois achevée la série des révolutions prolétariennes qu’il sera possible de formuler scientifiquement la doctrine de la révolution anticapitaliste. Non seulement cette interprétation n’est pas juste, mais elle sert à atteindre un but diamétralement opposé à celui que se fixait Lénine lorsqu’il écrivit sa fameuse « Maladie infantile du communisme. En fait, ces Messieurs veulent établir ceci : en Russie et dans la révolution de Lénine et des bolcheviks, il y eut certains caractères particuliers, mais l’histoire montrera qu’ils peuvent être absents des autres révolutions « nationales » où il pourra n’y avoir ni insurrection violente, ni dictature, ni terrorisme, ni dissolution, par le pouvoir des soviets et le Parti communiste, du parlement démocratique et constituant. Lénine, au contraire, a voulu démontrer que la révolution russe a, à jamais, balayé la version social-démocrate du passage du capitalisme au socialisme et montré que ces caractères « russes » sont obligatoires pour tous les pays. Comme nous croyions tous que les traîtres « de droite » de la première guerre mondiale étaient définitivement hors de combat, il s’occupa des infantiles de gauche, qui disaient : ne pourrions-nous pas faire les autres révolutions en évitant. on nous épargnant – sinon la lutte armée violente contre la vieux pouvoir (ils n’allaient pas aussi loin que nos modernes renégats), tout au moins l’emploi d’un parti, qui, despotiquement, fait taire les dissensions, centralise tout, et foule aux pieds les décisions issues de votes libres ?

Pour analyser la voie suivie par les bolcheviks jusqu’à la révolution. Lénine est parti de deux facteurs importants : la discipline et la centralisation. Il a ensuite indiqué ce qui avait assuré la conquête du pouvoir : la liaison avec les masses poussées par l’histoire dans le mouvement révolutionnaire; le dévouement passionne de l’avant-garde, et la justesse de la stratégie et de la tactique du Parti. Il affirme que sans ces facteurs, il ne peut y avoir de discipline ni de centralisation véritables, et que le pouvoir révolutionnaire, même si on l’a conquis, sera bientôt perdu. Enfin, il énonce la condition des conditions favorables : une longue période de développement et l’acquisition d’une grande expérience. « facilitée » (le terme peut sembler faible, mais le sens est « rendue possible seulement ») par la théorie révolutionnaire juste.

Ici Lénine n’affirme pas, il démontre; et il ne démontre pas en philosophant, mais en exposant des faits; c’est à partir d’eux qu’il explique comment et pourquoi, en Russie seulement, le parti bolchevik parvint à posséder la théorie révolutionnaire juste, et, par suite, la discipline et la centralisation indispensables. Il ne veut pas dire : J'ai énoncé cette théorie il y a trente ans. et comme ça, « j'ai fait la révolution », en parvenant à faire converger sur elle la foi de beaucoup d’autres et finalement les masses expectantes. En ce sens, effectivement, la théorie n’est pas un dogme; nous acceptons la formule, et ne prétendons nullement lui substituer cette autre : la théorie du Parti est un dogme. Mais si l’on entend par la première que la théorie du Parti sera demain celle qu’indiqueront comme la plus commode des faits à venir aujourd’hui encore ignorés, alors nous disons que c’est là un produit de l’opportunisme, non du léninisme, et qu’à cette formule fétide nous préférons certainement celle-ci : la théorie du Parti doit être acceptée comme un dogme.

Qu’est-ce donc qu’un dogme ? Au sens propre, c’est une vérité révélée par une entité surnaturelle à un homme que Dieu a élu, un prophète, et à laquelle les autres humains ne peuvent accéder qu’en s’astreignant à répéter et à respecter les paroles révélées. En ce sens, inutile de dire que nous sommes aux antipodes de tout dogmatisme.

Les bourgeois mêmes, dans la phase historique où ils étaient révolutionnaires et où les églises soutenaient les régimes féodaux, se vantaient d’avoir rejeté le dogmatisme sous toutes ses formes. Mais l’antidogmatisme des marxistes est radicalement différent du leur. Au dogme religieux, la philosophie bourgeoise oppose le principe de la liberté individuelle de critique, selon lequel le sujet, typiquement petit-bourgeois, prétend, au lieu de prendre chez le curé de belles idées toutes faites et cataloguées dans le catéchisme, en concocter tout seul, avec sa tête à lui de « libre penseur » patenté. Nous, au contraire, comme nous n’avons jamais attendu la vérité d’une « révélation », nous opposons à une vérité de classe ennemie une vérité de classe, et avant d’y voir des données philosophiques ou des opinions, les considérons en marxistes comme des armes de la lutte pratique et historique des classes.

Du côté de la lutte prolétarienne, il y a un parti de classe qui milite pour une vérité de classe. Parce que nous ne croyons pas en la science bourgeoise qui se prétend éternelle, et se présente comme une victoire définitive sur le « dogme », nous disons que seule notre vérité de classe est « scientifique ». Cela signifie que la bourgeoisie est incapable de parvenir à la science sociale, que seuls la révolution prolétarienne et son Parti peuvent acquérir. en rompant avec toute pensée bourgeoise. Telle est notre thèse, mais le temps viendra où nous montrerons qu’elle existe déjà chez Marx et Lénine l’impuissance de la « civilisation » et de la « culture » capitalistes à posséder la science sociale et historique s’étend à la science en général, à la connaissance de la nature et du cosmos dans le domaine physique' aussi. Il n’existe donc pas d’étalon commun de la « science » qui pourrait servir a évaluer nos conclusions et celles du monde bourgeois. Croire le contraire est le fait d’un vrai khrouchtchevien, d’un fauteur de la compétition, de la bagarre à qui aura plus de capital et plus de technique, bassement substituée à la guerre civile.

Comme la bourgeoisie a maintenant, en matière sociale et politique, cherché refuge dans le dogme décrié, elle a réintroduit dans ce dogme, surtout sous le nom de démocratie et de pacifisme, deux de ses ingrédients : Dieu et la morale a priori.

Naissance de la théorie révolutionnaire

La théorie marxiste, que, comme nous le verrons, le Parti bolchevik n’a pas inventée, mais prise a l’Europe occidentale, est la seule qui explique la révolution prolétarienne à venir mais c’est aussi la seule qui explique la révolution bourgeoise, ainsi que toutes les révolutions, et en particulier les révolutions doubles, dont la Russie a donné l’unique exemple réussi, mais non unique en soi. La Russie elle-même, a d’abord donne un exemple de révolution non victorieuse, même au sens bourgeois, au cours de la lutte de 1905, où le prolétariat jouait déjà un rôle.

Ce fut l’une des circonstances grâce auxquelles la situation arriérée de la Russie devint de condition contraire une condition favorable.

Si l’on ne tient pas compte de ce cadre des faits historiques, il est inutile de chercher à lire Lénine. On en arriverait même a comprendre exactement le contraire de ce qu’il a dit. Et il suffit de lire ensuite les falsificateurs stipendiés pour être perdu à tout, jamais.

« Si le bolchevisme a pu élaborer et réaliser avec succès, de 1917 à 1920, dans des conditions incroyablement difficiles, la plus rigoureuse centralisation et une discipline de fer (la chaîne dialectique tient bon. NR), la cause en est tout simplement dans plusieurs particularités historiques de la Russie. » (p. 19)

Le lecteur de mauvaise foi, feignant d’oublier que Lénine s’efforce de mettre on évidence les caractères « internationaux au sens étroit » de la révolution russe, fera dire à cette phrase ceci : hors de Russie, il est permis de biaiser avec la discipline et la centralisation

Mais les « caractéristiques particulières de la Russie », l’existence du tsarisme, firent justement que les révolutionnaires émigrés apprirent le marxisme, en se formant en Occident non pas dans les livres, mais dans la lutte pratique des masses. Les phases de cette lutte sociale pratique sont représentées, dit Lénine, par les révolutions du 19° siècle; la « théorie » marxiste de la révolution était donc achevée non seulement en 1920, quand il écrit, mais dès 1871, et même en 1850 lorsque Marx l’a tracée.

« D’une part, le bolchevisme est né en 1903, sur la base, solide s’il en fut. de la théorie marxiste. Et la justesse de cette théorie révolutionnaire – et de cette théorie seule – a été prouvée non seulement par l’expérience universelle du 19° siècle tout entier. mais encore et surtout par l’expérience des flottements et des hésitations. des erreurs et des déceptions de la pensée révolutionnaire en Russie. Pendant un demi-siècle environ, de 1840 à 1890 à peu près, en Russie, la pensée d’avant-garde, soumise au joug tsariste sauvage, réactionnaire, sans précédent, chercha avidement une théorie révolutionnaire juste, en suivant sans cesse, avec zèle et un soin étonnant, chaque « dernier mot » de l’Europe et de l’Amérique en la matière. En vérité, le marxisme, seule théorie révolutionnaire juste, la Russie l’a payé d’un demi-siècle de souffrances et de sacrifices inouïs, d’héroïsme révolutionnaire sans exemple, d’énergie incroyable, d’abnégation dans la recherche et l’étude, d’expériences pratiques, de déceptions, de vérifications, de comparaisons avec les expériences européennes. Du fait de l’émigration imposée par le tsarisme, la Russie révolutionnaire s’est trouvée dans la seconde moitié du 19° siècle, infiniment plus riche qu’aucun autre pays on relations internationales, remarquablement renseignée sur les formes et les théories du mouvement révolutionnaire dans le monde entier. » (p. 19)

Nous avons résisté à la tentation de souligner les formules topiques de ce paragraphe. On voit que pour confirmer la théorie de la révolution; il faut et il suffit qu’il y ait une grande lutte de masse. expérience faite au cours des révolutions du 19° siècle, et définitivement acquise a la fin de ce siècle. Nous pourrions citer dix passages de Marx et de Lénine établissant que la révolution française du 18° siècle fut déjà une lutte où les masses populaires se chiffraient par millions, et permettait d’édifier d’un seul jet cette doctrine que nous revendiquons comme invariable depuis 1848.

En Russie. les conditions particulières favorables furent avant tout que les masses devaient irrésistiblement se mettre en mouvement pour une révolution anti-féodale et anti-despotique ensuite, les erreurs mêmes des partis non marxistes, qui amenèrent d’énormes désillusions (à plusieurs reprises, et en particulier en 1918, avant de lire Lénine, la Gauche italienne s’attela à la « critique des autres écoles ». en s’attachant particulièrement à l’anarchisme. au syndicalisme pur et à la tendance des conseils de fabrique), et les échecs mêmes de la lutte prolétarienne; enfin, loin d’être des circonstances typiquement « asiatiques, mongoles ou cosaques » comme le racontaient dès ce moment-là des baveux hostiles, des conditions qui relevaient du plus pur internationalisme, puisqu’elles consistaient à savoir que l’école, l’arène, et plus encore le champ de bataille sanglant de la révolution ne sont pas nationaux, pas plus russes qu’allemands, anglais, français ou italiens, mais européens, ou mieux, pour user du terme de Lénine à qui l’ardeur n’enlève rien de sa précision : mondiaux.

Tout son livre tend à exalter la révolution russe non comme l’inauguration d’un « pays socialiste » – ce qui est une expression insane – mais comme la preuve par excellence, encore non surpassée, de la dynamique mondiale de la révolution communiste.

La théorie et l’action

Le texte de Lénine nous a montré que la doctrine sur laquelle s’est fondé le Parti bolchevik n’était pas d’origine locale, russe, mais européenne et mondiale; que la diffusion en Russie de cette doctrine, le marxisme – seule « théorie juste » à l’échelle mondiale – fut favorisée par l’émigration des révolutionnaires à la suite des persécutions tsaristes. Vers 1900, dans toutes les grandes villes d’Europe occidentale et des autres continents, il y avait de véritables colonies de Russes expulsés ou exilés pour raisons politiques. Ils étaient en contact étroit avec les partis avancés de l’étranger et leur apportaient une contribution efficace – pour l’Italie, il suffit de penser à Kuliscioff et à Balabanova entre autres.

Ces colonies étaient le lieu de discussions théoriques acharnées, menant à une confrontation continuelle avec les luttes de tendances politiques qui se déroulaient dans les pays d’asile.

Lénine passe ensuite à la description d’un phénomène complémentaire et lié au premier, mais de sens opposé : la Russie a puisé la théorie en Occident, mais dans l’application pratique de celle-ci, la fameuse tactique, elle a rapidement surpasse ses maîtres et fait une expérience tactique inédite dont, à leur tour, les pays restés sous la domination bourgeoise avaient alors bien besoin.

Sans vouloir schématiser, suivons un moment ces deux courants contraires qui faillirent, en confluant historiquement, faire déferler la révolution victorieuse sur le monde entier.

Les conditions particulières au mouvement russe, qui lui permirent de s’approprier rapidement et puissamment la pensée révolutionnaire occidentale, furent la survivance du despotisme, sa résistance aux assauts internes, et le repli des avant-gardes révolutionnaires hors de Russie.

La condition particulière qui lui permit d’accumuler avec non moins de rapidité les expériences stratégiques et tactiques, est au fond la même : La Russie était le dernier pays européen à n’avoir pas encore accompli la grande révolution libérale ou, plus précisément, anti-féodale et anti-absolutiste. Elle partageait cette situation avec la Turquie, mais celle-ci, quoiqu’elle eût alors sa capitale en Europe, était un État asiatique.

Aussi prévoyait-on généralement qu’une révolution politique « démocratique » éclaterait bientôt en Russie, et que la dynastie tsariste ne parviendrait pas à la tenir en brassière en concédant simplement une constitution de type parlementaire.

Depuis longtemps, tous les socialistes considéraient qu’une telle révolution verrait l’intervention d’un mouvement prolétarien bien plus développé que dans les révolutions européennes du 18° siècle, et l’on pouvait prévoir la « greffe » de deux révolutions l’une sur l’autre on l’espace de quelques années, d’abord bourgeoise, puis prolétarienne. Marx et Engels l’avaient dit ouvertement. Ils avaient même affirmé que le pouvoir tsariste constituait une véritable police européenne dirigée contre le prolétariat et que la révolution libérale russe pouvait déchaîner la révolution prolétarienne non seulement en Russie, mais dans l’Europe toute entière.

Sans nous occuper pour l’instant de ce qui arriva par la suite, notons que ce n’était pas la première fois que les marxistes prévoyaient la jonction de deux révolutions de classe. Pour l’Allemagne, elle fut inscrite dans la théorie dès 1848.[9]

Autre point important à relever : Lénine montre à quel point un tel « plan » historique et stratégique est riche d’enseignements, non seulement en cas de succès (et il illustre dans son livre le seul exemple historique réussi), mais même en cas de défaite. S’il le dit à propos de 1905 en Russie, il est évident que cela vaut également pour toutes les défaites qu’a connues le prolétariat, dans toute l’Europe centrale et occidentale en 1848 comme lors de la Commune de Paris en 1871, dont Marx et Lénine ont toujours souligné l’apport grandiose non seulement à la doctrine de la révolution ouvrière, mais aussi à ses principes stratégiques et tactiques. En 1871, le prolétariat de Paris renouvela sa tentative de 1830 et 1848 : profiter de l’élan d’une révolution démocratique et de la chute d’un pouvoir dynastique pour aboutir à sa propre victoire de classe.

Après le rappel de ces faits, qu’il faut toujours rappeler quoiqu’ils soient universellement connus, nous pouvons lire la fin du deuxième chapitre de Lénine, sur les conditions qui assurèrent le succès des bolcheviks.

La thèse de Lénine

« D’autre part, le bolchevisme, né sur cette base théorique de granit (nous avons vu que c’est le marxisme que le texte appelle une théorie de granit, c’est-à-dire solidifiée en une forme immuable, et qui n’est donc plus plastique ni élastique, pour reprendre des qualificatifs à la mode parmi les opportunistes qui diffament Lénine. – NR.), a vécu une histoire pratique de quinze années (1903–1917) qui, pour la richesse de l’expérience, n’a pas d’égale au monde. Aucun autre pays durant ces quinze années n 'a connu, même approximativement, une vie aussi intense quant à l’expérience révolutionnaire. à la rapidité avec laquelle se sont succédées les formes diverses du mouvement, légal ou illégal, pacifique ou orageux, clandestin ou avoue, cercles ou mouvements de masse, parlementaire ou terroriste. Aucun autre pays n’a connu dans un intervalle de temps aussi court une si riche concentration de formes, de nuances, de méthodes dans la lutte de toutes les classes de la société contemporaine, lutte qui, en conséquence du retard du pays et du joug tsariste écrasant, mûrissait particulièrement vite et s’assimilait avec avidité et utilement le « dernier » mot de l’expérience politique de l’Amérique et de l’Europe. » (p. 20)

En 1920, Lénine fonde sa thèse sur un double apport : celui de l’Occident, qui fournit la théorie aux Russes, et celui de la Russie qui fournit la « preuve expérimentale » de la justesse et de la solidité de cette théorie, au cours de quinze années de convulsions sociales auxquelles participèrent d’immenses masses d’hommes de toutes les classes et qui, pour la première fois dans l’histoire, eurent pour résultat la dictature de la classe ouvrière.

La contribution de la Russie n’est pas seulement un faisceau de preuves permettant de dire que notre théorie était la bonne; elle est aussi une guerre sociale de classe qui, ayant pour la première fois abouti à la victoire en confirmant les enseignements dialectiques des luttes suivies de défaites, donne la possibilité d’énoncer les règles universelles de notre stratégie et de notre tactique de Parti.

On n’a pas le droit de dire que la théorie ne s’établit qu’après la victoire et que toute théorie qui précédait celle-ci était incertaine et susceptible de modifications. Et même en admettant que ce soit vrai, il faudrait à plus forte raison demander aux léninistes dégénérés pourquoi, alors, ils ont abandonné la théorie selon laquelle l’insurrection armée, la dictature, la terreur, la dispersion des institutions parlementaires et démocratiques sont des points essentiels de la doctrine et du programme, valables, obligatoires pour tous les pays, et non des expédients tactiques locaux.

Quand Lénine a écrit que la théorie n’est pas un dogme, il n’a pas voulu dire qu’avant Octobre 17 la théorie n’était qu’une page blanche, et encore moins qu’elle était à la disposition des Staline et Khrouchtchev à venir. Il voulait simplement dire que – contrairement à la vérité dogmatique révélée par une divinité à un être d’exception – la théorie n’est pas inventée par un auteur ou un chef génial, mais peut seulement naître après et comme effet de grands mouvements historiques de masses, grâce aux leçons qu’on aura su en tirer au mépris des préjuges les mieux ancrés, de classe ou d’école.

Or, et en un sens pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les révolutions déchaînées par la bourgeoisie capitaliste ont pris la forme de poussées et de mouvements non plus passifs, mais actifs de masses immenses. La révolution française fut faite par tous, sauf, peut-être, les banquiers, les industriels et autres « techniciens du capital » de l’époque. Paysans, serfs, artisans, petits bourgeois, étudiants, intellectuels, poètes, ouvriers des premières manufactures formèrent les bataillons de la guerre révolutionnaire. L’industrie et l’agriculture avaient déjà vu naître un prolétariat, et il ne s’abreuvait pas uniquement aux sources de l’idéologie bourgeoise, mais lançait déjà ses premières attaques contre la nouvelle classe dominante, même si ce fut sous forme de groupes (l’avant-garde qui adhéraient au communisme grossier, mais magnifique des Babeuf et Buonarroti.

La découverte de Marx fut conditionnée par l’expérience historique de la lutte de masses considérables dans la révolution bourgeoise et par l’affirmation, possible seulement après cette vague de faits historiques, qu’il ne fallait pas théoriser cette révolution comme elle l’avait fait elle-même. La doctrine de la révolution prolétarienne s’élabore dialectiquement dans le même temps que celle de la révolution bourgeoise, mais en opposition à elle. Car les précurseurs idéologiques de la révolution de 89 la présentaient – de bonne foi ou non, peu importe – comme la libération de toute l’humanité, sans voir sa nature de classe.

Il ne resterait rien de notre conception séculaire de l’histoire, ou elle ne garderait tout au plus qu’une incomparable valeur « esthétique » du fait de son harmonie et de sa cohérence parfaite, s’il n’était pas vrai que le prolétariat moderne est la première classe a posséder la clef de l’histoire, et qu’il ne la saisit pas au moment de la victoire finale de son gigantesque combat mondial, mais dès sa naissance, lorsqu’il s’affirma dans ses premières batailles où, par nécessité historique, il luttait non pas pour lui-même, mais pour la classe de ses exploiteurs, frayant le chemin de son émancipation propre.

Nous le répétons et le répéterons sans nous lasser : libre a chacun de rejeter la doctrine de Marx et de Lénine, en dépréciant leurs écrits lumineux au nom d’un « bon sens » fétichisé. Par contre il faut être, pas même un ennemi de classe, mais une vraie fripouille, pour nier qu’aux yeux de Lénine la théorie formait un bloc, taillé une fois pour toutes dans le granit par la Ière Internationale instruite par les chocs de vagues humaines qui avaient bouleversé l’Europe dans la première moitié du 18° siècle. Et c’est grâce à cet acquis que Lénine et son parti purent décrire avant qu’il ait lieu l’acte le plus glorieux du drame social : la révolution russe d’Octobre.

Les tactiques et l’histoire

La doctrine du Parti, son programme, définissent le but vers lequel tend notre lutte et fixent les étapes essentielles qu’elle devra parcourir au cours de son développement. Ces piliers doctrinaux et programmatique sont les suivants : l’insurrection armée contre l’État bourgeois. la destruction de son appareil exécutif et administratif la dispersion des Parlements démocratiques; la dictature du prolétariat; l’hégémonie de la classe ouvrière dans la société sur et contre toutes les autres classes; la fonction primordiale du Parti politique dans tous ces moments cruciaux de la révolution. A cet ensemble appartiennent également les caractéristiques de la structure sociale communiste et celles de la société capitaliste, que la révolution extirpera avant d’arriver à la société sans classe et sans État.

Pour être en mesure de parcourir cette série d’étapes, le Parti et le prolétariat doivent se servir de moyens adéquats. Il est entendu et prévu, qu’avant la phase de la révolution, on applique largement les méthodes et les moyens de la propagande pacifique, de l’agitation non encore armée, et qu’à certains moments propices on intervient même dans les organismes de la société bourgeoise, tels que le parlement et d’autres institutions du même genre. Naturellement, cet emploi ne peut aller à l’encontre des points du programme.

Le désaccord qui, entre le 19ème et le 20ème siècle, n’a cessé de régner entre les différents partis, courants et tendances (à l’intérieur même d’un parti) a presque toujours semblé, fallacieusement, porter sur le choix et la gradation des moyens et non sur les objectifs. C’est en cela que consiste l’équivoque du révisionnisme et de l’opportunisme. Bernstein, contre lequel Lénine s’est si souvent déchaîné, a lancé la formule : le but n’est rien, le mouvement est tout. A première vue, cette formule parait seulement cynique, machiavélique : elle semble vouloir dire que tous les moyens sont bons, alors qu’en ce qui concerne les points d’arrivée, nous ne pouvons les prévoir et devrons attendre que l’avenir les révèle.

Mais bientôt l’opportunisme jeta le masque, dévoilant toute son ignominie. Toujours agnostique quant aux buts et à la finalité supérieure, il établit une gradation et un choix entre les objectifs : les uns étaient bons, les autres mauvais. La question de principe, qu’ils avaient rejetée du programme, ils la réintroduisirent dans le choix des tactiques. Lénine n’a jamais dit : On a le droit de choisir ce qu’on veut. Au contraire, il a pour toujours marqué au fer rouge ces traîtres, en montrant qu’ils choisissaient les moyens aptes à servir les principes utiles à la contre-révolution. Jusqu’à Lénine, les révisionnistes, les réformistes passaient pour ceux qui voulaient y aller doucement, plus lentement. Depuis lui, et nous, ses derniers disciples, on appelle ces gens-là des réactionnaires, parce qu’ils travaillent à la conservation et à la restauration du pouvoir bourgeois.

Cette distinction entre les tactiques fut celle qu’opèrent ouvertement aujourd’hui les partis de tous les pays affiliés à Moscou : Propagande pacifique ? Oui. Lutte armée ? Non; ni aujourd’hui ni jamais. Démocratie ? Oui. Dictature ? Non, ni aujourd’hui ni jamais (et Lénine et Octobre ? Oh ! Veuillez excuser cet incident, indépendant de notre volonté !); élections et constitutions, oui, dissolution des parlements, non; ni aujourd’hui, ni demain, ni jamais.

En énumérant toutes ces tactiques opposées, Lénine dit qu’au cours des quinze dernières années dix partis, sans compter de multiples sous-partis, avaient essayé tous ces « moyens » – du piétisme fabien (considérons le comme le « dernier mot » de l’Occident) à l’attentat à la dynamite. Mais il dit plus encore : que sinon tous, du moins presque tous les moyens cités furent expérimentés par le parti bolchevik, durant quinze ans qui en représentaient cent quatre vingt (puisqu’on lit un peu plus, loin : « à l’époque, un mois valait une année »).

Le sens du travail accompli par Lénine à la veille du 2ème congrès de l’Internationale sur l’arsenal tactique des communistes était : il y a des étapes historiques à écarter par principe, mais il n’y a pas de moyens tactiques à écarter par principe. Avec quarante ans de recul, nous pouvons affirmer que la Gauche seule a prouvé qu’elle a assimilé et fait sienne cette opposition.

Le « dernier mot » de l’occident

A deux reprises, dans deux paragraphes successifs, Lénine dit que grâce aux allées et venues des révolutionnaires, on était au courant, en Russie, du dernier mot de l’expérience européenne, et même américaine.

N’oublions pas que Lénine était un polémiste et un ironiste de première force. Les attaques multiples auxquelles il fut en butte – et que nous jugions alors repoussées et déshonorées à jamais – se fondaient sur l’argument de principe habituel : En Russie, vous étiez « arriérés » (ce qu’on nomme aujourd’hui une aire sous-développée); vous deviez donc rester tranquilles, humbles et bien sages; à la rigueur, vous aviez le droit d’imiter et de reproduire nos grandes révolution démocratiques et libérales du passé; mais il ne vous était pas permis de bouger dans un sens prolétarien et socialiste vous deviez attendre notre expérience à nous, pays avancés, développés, progressistes (toutes expressions que nous avons toujours dénoncées, car elles traduisent une admiration inepte pour le capitalisme, qui, voici un demi-siècle, avait déjà épuisé toute son utilité au point de vue économique, social, technique et scientifique, et exerçait globalement une influence oppressante et avilissante); ensuite, après avoir assimilé comment on va au socialisme dans les pays mûrs (c’est-à-dire, pour nous, en état de décomposition avancée), vous auriez pu, à votre tour, emprunter notre voie.

L’impudence de nos adversaires consistait à se servir du marxisme pour établir la prétendue nécessité de cette progression des révolutions, alors qu’ils n’étaient que des « immédiatistes » vulgaires appartenant à cette engeance de « marchands de principes » que Marx et Engels avaient fustigés des décennies auparavant.

A cette mauvaise foi venait s’ajouter l’ingénuité du jeune Gramsci, qui, en bon idéaliste, avait cru lui aussi trouver cette « règle » dans le marxisme, et se réjouissait de ce que Lénine avait su la violer.

Quand Lénine dit que « le dernier mot » de l’Occident était déjà parvenu en Russie et y avait été examiné et utilisé, c’est une façon de répondre à ses critiques que les bolcheviks n’avaient plus besoin d’aller encore à l’école de l’Europe ou de l’Amérique pour parfaire leur « culture » et acquérir les titres qui permettraient à la Russie de passer à l’avant-garde à condition d’observer sur la question du modèle une position juste, conforme au matérialisme dialectique, ainsi que nous nous efforçons de le faire à son exemple dans cette étude.

Loin de faire ici la moindre concession à l’idée qu’il faut continuellement se mettre à jour en tenant compte de tous les « faits nouveaux » dans tous les domaines – idée typiquement petite-bourgeoise et immédiatiste – Lénine affirme donc courageusement que tout ce qu’il y avait de valable à apprendre, les bolcheviks le savaient depuis un bon moment, et qu’ils étaient assez mûrs, eux et leurs partisans de tous les pays, les marxistes de gauche, pour prendre la tête du mouvement et donner les directives.

Le virus de l’immédiatisme propre à la mentalité petite-bourgeoise (et à l’infantilisme qui en découle) est justement cette manie de la dernière vogue, de l’inédit, de la découverte.

Au cours des années qui précédèrent l’époque dont nous parlons, les champions de la dernière mode étaient les syndicalistes révolutionnaires de l’école de Sorel, largement représentés en Europe latine (en Italie, par Arturo Labriola, Orano, Olivetti, Leone, De Ambris, etc.), et aussi en Amérique du Nord, parmi les syndicalistes IWW (Ouvriers Industriels du Monde), qui s’opposaient à la Confédération syndicale du travail, réformiste et bourgeoise. Voilà qui passait à l’époque pour le dernier cri. Mais les bolcheviks ne s’étaient pas laissés prendre au miel des slogans de cette école, pour si séduisants qu’ils parussent à côté de ceux des socialistes révisionnistes. Ils s’en tinrent au modèle présenté par l’aile gauche des sociaux-démocrates allemands (nom que, suivant la suggestion de Marx et d’Engels, le parti révolutionnaire de classe abandonna ensuite) et, jusqu’à la première guerre mondiale (dans laquelle presque tous les soréliens sombrèrent corps et âme), ils restèrent proches de Kautsky, qui était, vers 1900, le porte-parole du marxisme.

Comment raisonnaient ces fans du « dernier cri » ? Selon la mentalité de l’immédiatiste, de l’infantile : c’est-à-dire qu’ils substituaient des moyens tactiques aux points fondamentaux du programme. Étant au fond, comme tous les bourgeois radicaux, de véritables évolutionnistes progressistes, ils dressaient la liste des « cours nouveaux » qui, selon eux, s’étaient succédé au long de l’histoire. Voici à peu près leur schéma : La révolution française vit naître les clubs politiques, dont sont issus les partis; le mouvement prolétarien est passé des petits clubs de conspirateurs aux grands partis de type électoral et parlementaire, qui, à l’instar du parti allemand (et ils osaient mettre en cause Engels, révolutionnaire conséquent s’il en fut !) prétendirent arriver pacifiquement à la conquête du pouvoir; mais les masses se sont rendu compte que la forme « parti » dégénère inévitablement en glissant vers la droite, et se sont tournées vers une forme d’organisation uniquement économique : le syndicat. Aux élections, elles ont substitué la grève générale et l’action directe, en d’autres termes la lutte sans l’intermédiaire du parti qui, suivant la formule géniale de Marx, rassemble des hommes de toutes les classes. Dès lors, à entendre ces gens, les partis politiques ne pouvaient plus servir au prolétariat.

Ce cumul d’erreurs historiques énormes avec un faux révolutionnarisme, les bolcheviks surent l’éviter pour deux raisons. D’abord grâce à leurs attaches avec le marxisme classique, que les soréliens et leurs semblables attaquaient à la base ensuite, grâce à l’expérience russe, qui avait déjà démontré chez les nihilistes, les anarchistes, les populistes, etc., l’inconsistance de ces positions petites-bourgeoises. Comme Lénine le rappelle, au cours de la lutte idéologique préliminaire (qui, pour lui, préfigurait très exactement la lutte future des masses), les marxistes bolcheviks avaient déjà eu affaire aux « économistes », aux « marxistes légaux », aux « liquidateurs ». Ceux-ci soutenaient tous une position fausse sinon nouvelle – puisqu’en un sens ç'avait été celle de Lassalle, depuis longtemps réfuté par Marx –, à savoir qu’il fallait renoncer à la lutte politique, liquider le parti impuissant contre la formidable armature de l’État tsariste, et promouvoir la lutte économique des ouvriers de l’industrie contre les capitalistes en se désintéressant de la révolution antitsariste.

Comme il ressort du passage de Lénine, la doctrine et l’histoire avaient indiqué aux bolcheviks la voie révolutionnaire efficace. Leur idéologie et leur activité surent s’accommoder de toutes les formes : du petit cénacle aux grandes masses, du travail syndical à l’activité parlementaire (même au sein de la Douma réactionnaire), de la conspiration à la grève générale insurrectionnelle. Mais ils gardèrent sauves les positions de principe : Ne jamais ignorer la question de l’État, qu’il soit encore féodal ou déjà bourgeois; ne jamais enlever au Parti la première place comprendre que la grève générale est révolutionnaire lorsqu’elle cesse d’être économique et devient politique, et qu’elle n’est plus menée seulement par les syndicats mais aussi par le Parti révolutionnaire savoir que la lutte sociale des masses ne saurait amener à poser la question historique du pouvoir si les masses, et la classe ouvrière industrielle elle-même, ne sont pas guidées par son parti politique.

La gauche en Italie

Les circonstances historiques avaient conduit l’aile gauche du Parti socialiste italien à des positions très proches de celles des Russes. Ce sont elles qui expliquent – car une lecture attentive des textes ou les découvertes de lecteurs doués n’y suffiraient pas – que cet immédiatisme infantile qui préoccupait Lénine se soit heurté dans nos rangs à un barrage solide.

Vers 1905, le mouvement socialiste en Italie paraissait, mis à part quelques groupes mineurs ou qui disparurent rapidement sans laisser de traces profondes, nettement divisé en deux tendances : les réformistes et les syndicalistes révolutionnaires. Ceux-ci, montrant d’ailleurs une certaine logique, finirent par se séparer du Parti, pour concentrer leurs efforts dans l’Union Syndicale Italienne, et s’organiser en « groupes syndicalistes » sans véritable liaison entre eux, et dissimulaient leur nature hybride par des positions non seulement anti-parlementaire et anti-électoraliste, mais aussi anti-parti. Cela n’empêcha pas dans certaines localités, des expériences assez étranges sur le plan électoral, où ils allèrent jusqu’à constituer des blocs populaires à l’occasion d’élections municipales.

De l’autre côté, le Parti glissait toujours plus à droite et finit par être dirigé par des réformistes déclarés qui tendaient à ce que l’on appelait alors le « possibilisme », c’est-à-dire la participation au gouvernement bourgeois, comme cela s’était fait en France. Il n’y en eut pas d’exemple en Italie, mais les chefs réformistes dominaient le groupe parlementaire du Parti et la Confédération Générale du Travail qui réunissait la majorité des organisations économiques imposant une tactique des plus minimalistes, et abominant les luttes ouvertes et les grèves.

Or, à un certain moment, il devint clair pour une fraction authentiquement marxiste du parti que ces deux tendances, si radicalement opposées en apparence et s’entre-déchirant à cœur joie, avaient en fait beaucoup de traits communs; des traits négatifs, qui ôtaient toute efficacité à la lutte de classe d’un prolétariat férocement exploité, dans l’industrie comme a la campagne, par une bourgeoisie gauchisante.

Comme les marxistes russes, la Gauche italienne repoussa l’antithèse fallacieuse : parti et collaboration de classe ou syndicat et lutte de classe. La forme d’organisation syndicale était tout aussi – et même plus que les autres – susceptible de dévier hors de la voie de la lutte de classe et de l’action révolutionnaire; le réformisme parlementaire s’appuyait d’ailleurs sur le réseau syndical, lequel, de son côté, avait besoin de porte-parole politiques dans le labyrinthe ministériel bourgeois.

Le syndicalisme n’est pas du tout à l’abri de la maladie des transactions entre classes, qui, partant de ses rangs, contamine ceux du parti. On ne remédie pas à ce mal en élisant une forme d’organisation aux dépens des autres, et c’est pourquoi la méthode des syndicalistes soréliens ou des anarchistes de l’Union Syndicale était inapte à venir à bout du réformisme. Il se trouva du reste en Italie, avant la guerre, un homme – aussi brillant par l’intelligence que par la culture, et que la « dictature », quelques années plus tard, n’effaroucha pas : j'ai nommé Antonio Graziadei – pour théoriser ce qui sembla alors, à tort, une contradiction dans les termes : le syndicalisme réformiste. C’était le mouvement anglais qui avait donné naissance à cette formule, avec le Labour Party, auquel les unions syndicales adhèrent en tant que sections de base, et qui déploie à leur service une activité parlementaire et même gouvernementale.

Tout ouvriérisme, même uniquement organisationnel, est susceptible de glisser à la collaboration de classe; et un autre point que les meilleurs éléments d’Italie furent seuls à bien voir est que le salut ne réside pas dans la découverte d’une autre organisation immédiate : le conseil d’usine.

La perspective de l’ordinovisme qui sut avec beaucoup de souplesse se travestir en adepte du léninisme et de la révolution d’Octobre, était à l’origine d’étendre à toute l’Italie le système des conseils, qui adhéraient « immédiatement » à la structure des entreprises de production capitaliste, et de le substituer à la C.G.L. réformiste. La critique que fit l’ordinovisme du Parti socialiste était négativement juste, mais il y manquait la nécessité d’un parti révolutionnaire, parce qu’en fait le système des conseils était un autre ersatz du Parti, une nouvelle recette de plus pour un nouveau « cours nouveau » : Vieille, mais vivace illusion !

Aux premières nouvelles de l’Octobre russe, ceux qui ne connaissaient Marx que par ouï-dire et Lénine que par les journaux crurent reconnaître dans les soviets cette même « découverte », dûment brevetée.

Mais si nous nous reportons à l’écrit de Lénine – et, plus encore qu’à ses paroles et ses écrits – à la véritable leçon des faits historiques durant la révolution d’Octobre, alors nous retrouvons les positions mêmes que la Gauche italienne a fait siennes depuis un demi-siècle. La forme d’organisation indispensable à la révolution est le parti politique, car la lutte insurrectionnelle pour le pouvoir est politique. Le boycottage des syndicats traditionnels dirigés par des réformistes est une erreur, comme l’a bien montré « l’expérience de l’Occident » avec la faillite, en Italie et en France, des syndicalistes « extrémistes » qui récusaient le parti. Il serait aussi erroné d’abandonner les syndicats au profit de la nouvelle forme des conseils d’usine. Et Lénine explique plus loin qu’on commettrait également une erreur en considérant que les soviets (qui sont, il est vrai, des organismes politiques et non ce système adhérent au mécanisme de la production que voient en eux les immédiatistes) tiennent lieu de parti politique.

Lénine nous apprend encore que les bolcheviks ne lancèrent qu’avec la plus grande circonspection le mot d’ordre : « Tout le pouvoir aux soviets »; car un « gouvernement des soviets » à majorité menchévique ou populiste n’aurait pas été révolutionnaire, « aucune formule organisationnelle ou constitutionnelle n’étant, par elle-même, révolutionnaire ». Ils attendirent d’avoir d’abord les soviets en main pour déclencher l’insurrection; parce que le contenu de leur agitation, abstraction faite de son aspect verbal, était en réalité : « Tout le pouvoir au parti communiste ». Il ne s’agissait pas d’une tactique à double face, mais d’une ligne continue, conçue avant l’événement avec une clarté unique dans l’histoire : en juillet 1917, les soviets sont, en majorité, opportunistes, et Lénine (ce temporisateur !) freine l’insurrection. En Octobre, en revanche, la situation est mûre : les soviets sont à gauche; il devient alors possible de s’appuyer sur eux pour annihiler l’assemblée constituante élue, et Lénine appelle à l’action, en s’opposant même au Comité central du Parti (au Parti et à sa hiérarchie légale ! crieront les philistins formalistes) et stigmatise comme traîtres ceux qui veulent atermoyer, ne fût-ce qu’une heure.

Achevons cette parenthèse italianisante : dès avant la guerre (de 1914). la Gauche italienne avait compris que l’orientation des réformistes et celle des syndicalistes était théoriquement aussi fausses l’une que l’autre, et avait adopté la position juste pour un parti révolutionnaire. Son intransigeance sur le plan électoral en fut une expression insuffisante, mais permit du moins au parti socialiste italien d’éviter, à la veille de la guerre et durant celle-ci, la fin ignoble que connurent les grands partis d’Europe occidentale.

D’ailleurs, même dans les congrès d’avant 14, la Gauche italienne ne se borna pas à dénoncer la collaboration de classe dans la politique parlementaire; elle sut aussi poser clairement la question de l’État. Elle se dressa contre les réformistes, parce qu’ils prétendaient qu’on peut conquérir l’État démocratique par des moyens pacifiques, et elle se dressa contre les anarcho-soréliens, parce que, bien que revendiquant avec raison la destruction de l’appareil d’État bourgeois, ils niaient par contre la nécessité d’un État prolétarien issu de l’insurrection. Si elle ne posa pas alors ce problème comme une question d’actualité et de tactique immédiates, elle le posa en théorie, de même que les bolcheviks l’avaient fait en 1903 : elle montra qu’il s’agissait d’utiliser avec rigueur le déterminisme économique pour prévoir de façon précise comment s’effectuerait le passage du capitalisme au communisme. Il serait direct, « instantané », sous son aspect militaire et politique; mais complexe sous son aspect social, dans la mesure où celui-ci est lié aux transformations économiques, qui sont elles-mêmes fonction du stade de développement atteint antérieurement : arriéré en Russie, semi-moderne en Italie ou très moderne, en Angleterre par exemple.

C’est là le fond de « La maladie infantile ».



Notes :
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  1. Cette question est traitée amplement dans « Le principe démocratique » in : « Programme communiste », avril-juin 1958, № 3, pp. 55–66. On trouve le même article dans « Bilan », bulletin théorique mensuel de la Fraction de Gauche du P.C.I., № 2, décembre 1933, pp. 60–66, et le № 3 de janvier 1934, pp. 93–98. L’article parut en premier lieu dans « Rassegna Comunista » de février 1922. [⤒]

  2. On se rapportera notamment au « Dialogue avec Staline », in : « Programme communiste », № 8 (1959), au « Dialogue avec les morts », nos critiques du XIXe et XXe Congrès du Parti communiste russe; à la série d’articles publiée du № 15 de « Programme communiste » (1961) au № 22 (1963) « L’économie russe de la révolution d’Octobre à nos jours », et à notre brochure « Bilan d’une révolution ». [⤒]

  3. Dans les « Thèses sur le rôle des Partis communistes dans la révolution prolétarienne » présentées par Lénine au 2e Congrès de l’I.C., Lénine rappelle ainsi que les sociaux-patriotes se référèrent en 1914 au sentiment des masses pour justifier leur trahison. « Mais ils oublièrent que même s’il en avait été ainsi, il eût été du devoir du Parti prolétarien de prendre dans une telle situation position contre le sentiment de la majorité des travailleurs et de représenter contre tous les intérêts historiques des masses. » Rosa Luxemburg eut la même position (cf. brochure de Junius). [⤒]

  4. Voir « Le Parti prolétarien et communiste et les mouvements nationaux et démocratiques », in : « Programme communiste », № 13, oct. déc. 1960, pp. 33–46. Pour ce qui concerne la jonction de la révolution double russe avec la révolution prolétarienne internationale chez Marx et Engels, cf. la Préface russe du « Manifeste communiste » (1882), la polémique d’Engels avec Tkatchev, la lettre de Marx à Sorge, 27. 9. 1877, 5. 11. 1880; Engels à J. Ph. Becker, 10. 2. 1882 Engels à F. Kelley-Wischnewetzky, 3. 6. 1886. on peut également se reporter aux « Souvenirs sur Marx et Engels », Edit. en langues étrangères, Moscou, pp. 323, 213, et à la déclaration de Plekhanov au Ie Congrès de la IIe Internationale en 1889, p. 348 note. [⤒]


Source : « Les textes du parti communiste international » № 5, « édition programme communiste » 1972. Traduit de « Il Programma Communista » 1960–61

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