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LA « MALADIE INFANTILE », CONDAMNATION DES FUTURS RENÉGATS (I)


Ce texte est le plus exploité et le plus falsifié depuis 100 ans par tous les charognards opportunistes. L’usage impudent qu’ils en font suffit à les caractériser.


Table de matières :

La « maladie infantile », condamnation des futurs renégats. Sur la Brochure de Lénine « La maladie infantile du communisme (le ‹ gauchisme ›) ». Table de matières
Préface

I. La scène du drame historique de 1920
Printemps 1920
Point central : la dictature du parti
L’étiologie de la « trahison des chefs »
La durée de la dictature
Stratégie et tactique de l’Internationale
Le plan de l’ouvrage de Lénine
Notes
Source

II. Histoire de la Russie, ou de l’humanité ?
III. Points cardinaux du bolchevisme : centralisation et discipline
IV. La trajectoire accélérée du bolchevisme
V. Lutte contre les deus camps antibolcheviks : le réformisme et l’anarchisme
VI. Clé des « compromis permis par Lénine »
VII. Appendice sur les « questions italiennes »


La « maladie infantile », condamnation des futurs renégats. Sur la Brochure de Lénine « La maladie infantile du communisme (le ‹ gauchisme ›) »

I. La scène du drame historique de 1920[1]

Lors de la réunion commémorative en l’honneur de Lénine, tenue peu après sa mort à la Maison du Peuple de Rome sur l’initiative de la Gauche communiste italienne, l’orateur fit justice du « prétendu opportunisme tactique de Lénine » et, citant un passage pris au début de l’ouvrage classique « L’État et la Révolution », il ajouta : « Lénine dit qu’il est fatal que les grands révolutionnaires soient falsifiés comme le furent Marx et ses meilleurs adeptes. Lénine lui-même échappera-t-il à ce sort ? Certainement pas ! »[2]

Depuis cette facile prévision, trente-six ans se sont écoulés, et leur bilan, impitoyablement dressé par la Gauche, montre que l’opportunisme a tenté de recouvrir Lénine d’un amas d’ordures dix fois plus grand et nauséabond que celui dont il avait accablé Marx.

Les falsificateurs utilisent toujours le même procédé ignoble : à la réalité historique sur laquelle nos maîtres prirent appui pour élaborer leur méthode et leur programme, ils substituent une légende; puis ils pêchent dans cette légende des citations isolées et artificielles (parce que détachées des conditions réelles de lutte qui inspirèrent la rédaction des textes classiques), pour leur prêter effrontément un sens opposé à celui qu’elles ont réellement. Ce faisant, ils spéculent sur les dures conditions de lutte de la classe ouvrière, qui, du fait même de ses conditions de vie, doit se procurer ses armes idéologiques de troisième ou quatrième main.

Mais si l’on se livre à un travail marxiste sérieux, comme nous nous y efforçons sans vain dilettantisme ni esprit d’arrivisme méprisable, on peut facilement montrer qu’il n’est pas une page, pas une phrase de « La Maladie infantile » qui ne retombe sur les renégats en pulvérisant leurs mensonges.

Pour s’attaquer à une telle tâche, il faut laisser de côte toute rhétorique et toute démagogie, et se référer à l’histoire; là seulement – et non dans la chronique mesquine et cancanière des événements contemporains – on peut suivre le sillon lumineux que tracent à l’unisson la doctrine et la pratique révolutionnaires, que ces nabots essayent depuis un siècle d’opposer l’une à l’autre.

Printemps 1920

Beaucoup de choses se sont passées en quatre ans : quelques mois après le retour de Lénine en Russie a eu lieu la révolution d’Octobre 1917, puis, en mars 1919, à la place de la IIe Internationale, qui avait ignominieusement sombré dans la guerre, on a fondé la IIIe Internationale.

De toutes les parties du monde parvenaient alors au Parti bolchevik les malédictions et les applaudissements, les invectives féroces et les adhésions enthousiastes. A cette époque, le principal souci du Parti russe était encore de mener la guerre civile contre les Blancs – Dénikine, Koltchak, Ioudenitch, Wrangel – et de repousser les attaques des Allemands, des Anglais, des Japonais, etc. Dans cette lutte non seulement politique mais militaire, tout devait être subordonné à la victoire.

Si Lénine avait été l’opportuniste qu’on essaie de faire de lui depuis 40 ans, il aurait accepté sans discernement toutes les amitiés en invoquant le besoin urgent de trouver le plus d’appuis possible dans un monde férocement hostile, où les bourgeoisies affolées de terreur par la dictature rouge centuplaient leurs efforts pour l’écraser.

C’est le contraire que fait Lénine en rédigeant « La Maladie infantile » en vue du 2° Congrès de l’Internationale communiste, convoqué pour juin 1920. Lénine y montre clairement qu’il a su tirer les leçons de l’histoire : le Parti n’a pu remporter la victoire en Russie qu’en faisant preuve d’intransigeance sur le plan de l’organisation et sur celui des principes et en distinguant sans complaisance entre ses amis et ses ennemis. Sa principale préoccupation est de démontrer que le Parti révolutionnaire mondial doit s’appuyer sur un programme et un système d’organisation rigoureux, quitte à se priver ainsi de nombreuses adhésions.

Rien n’est donc plus éloigné de sa pensée que le souci de « maintenir l’équilibre » entre la droite et à la gauche à l’instar des régimes parlementaires bourgeois. A ce moment, il était déjà clair qu’il y avait un danger « de droite », du fait que des éléments à cheval entre la 2° et la 3° Internationale cherchaient à s’infiltrer dans cette dernière pour y jeter la confusion : c’étaient les centristes et les kautskystes, que Lénine avait déjà durement malmenés. Mais il y avait d’autres adhésions à réexaminer de près, celles qui venaient de ce que l’on appelle dans le jargon politique la « gauche » : anarchistes, libertaires, syndicalistes soi-disant révolutionnaires de l’école de Sorel.
Partisans de la violence armée dans la lutte de classes, tous ces éléments s’étaient prononcés en faveur de la Révolution russe. Mais Lénine savait bien que l’enthousiasme des « têtes brûlées » à la vue des bagarres et des fusillades n’avait rien de commun avec la position révolutionnaire. Il savait que ces éléments appelés – bien à tort – de « gauche » sont souvent d’origine prolétarienne et sincères dans leurs erreurs, mais il savait aussi que, plutôt que de distribuer des certificats de moralité, il fallait organiser les forces révolutionnaires; il se contentait donc d’user à leur égard d’épithètes moins cuisantes que celles qu’il réservait aux opportunistes de droite (bien qu’il y ait eu, de part et d’autre, des ouvriers trompés et des intellectuels ambitieux).

Le principal danger de ce faux extrémisme était la récusation de l’enseignement fondamental de la Révolution russe : au cours de toute une phase historique, les instruments essentiels de la Révolution sont l’État et le Parti. La doctrine et l’organisation des anarchistes avaient déjà été condamnées par Marx et Engels, qui les avaient combattues au sein de la Ière Internationale. En Russie, dit Lénine, l’anarchisme avait eu au cours des années 1870–1880 « la possibilité de s’épanouir pleinement et de révéler jusqu’au bout combien sa théorie était fausse et inapte à guider la classe révolutionnaire ». Quant aux syndicalistes soréliens, ils étaient moins connus de Lénine, car on les rencontrait surtout dans les pays latins. Jusqu’à la guerre, ils y avaient surtout été critiqués par les marxistes de droite, sauf en Italie où la Gauche fit justice de leur doctrine (on sait du reste qu’en France et en Italie, les soréliens et même les anarchistes rejoignirent les socialistes réformistes dans les rangs du social-chauvinisme).

Or Lénine voyait cette erreur renaître et s’incarner dans une aile dite de gauche du parti communiste allemand de Spartacus, qui s’était scindé en KPD (Parti Communiste d’Allemagne) et en KAPD (Parti communiste ouvrier d’Allemagne), et dans les groupes hollandais réunis autour de la « Tribune » de Gorter et de Pannekoek. Pourquoi ce courant, malgré la sympathie qu’il manifestait à la Révolution russe, préoccupait-il Lénine ? Précisément parce que Lénine n’était pas un opportuniste, mais un défenseur de la rigueur théorique.

Lénine excuse presque les soi-disant « gauches » russes et français, parce qu’ils ne s’étaient jamais placés sur des positions marxistes. Avec une intuition géniale, il s’en prend à ceux qui se prétendaient marxistes, comme nous le faisons aujourd’hui pour ceux qui se disent… léninistes. D’un article de Karl Erler intitulé de façon édifiante « La dissolution du Parti », il cite cette perle : « La classe ouvrière ne peut détruire l’État bourgeois sans anéantir la démocratie bourgeoise, et elle ne peut anéantir la démocratie bourgeoise sans détruire les partis » et il commente : « Les esprits les plus brouillons parmi les syndicalistes et anarchistes latins peuvent être ‹ satisfaits ›; des allemands sérieux, qui se croient sérieusement marxistes (…) en arrivent à dire d’incroyables stupidités ». (p. 38)

Point central : la dictature du parti

L’Internationale communiste ne pouvait se définir uniquement comme centre de rassemblement de tous les socialistes qui revendiquaient la lutte armée comme moyen de la lutte de classe du prolétariat. Cette caractérisation aurait été insuffisante, puisqu’elle convenait justement à tous ces groupes que Lénine suspectait, moins que la droite pourtant, lorsqu’il écrit : « Au 9° Congrès de notre Parti (en avril 1920), il y avait une petite opposition qui s’élevait aussi contre la ‹ dictature des chefs ›, l’‹ oligarchie ›, etc. Il n’y a donc rien d’étonnant, rien de nouveau, rien de terrible dans cette ‹ maladie infantile › qu’est le ‹ communisme de gauche ›, chez les Allemands. Cette maladie passe sans danger et, après elle, l’organisme devient même plus robuste » (p. 40). Voilà ce que Lénine pensait de la fameuse maladie infantile. Mais il savait bien quel danger autrement grave représentaient les centristes et la fameuse « droite ». C’était la « maladie sénile » du communisme, qui a mené l’organisation révolutionnaire à sa perte avec des conséquences beaucoup plus délétères que n’en avait eu le naufrage de la IIe Internationale.

Dans la marée de commentaires qu’a suscités la révolution russe, la plupart de nos critiques et de nos détracteurs qui n’avaient rien compris à la grandiose théorie de Marx et de Lénine sur la dictature du prolétariat, se mirent tous – depuis les bourgeois de droite jusqu’aux démocrates et aux anarchistes – a invectiver en chœur contre les « dictateurs » et surtout contre le « dictateur Lénine ». Les libéraux en oubliaient les grandes figures de leurs dictateurs d’antan : Cromwell, Robespierre, Garibaldi, etc.; et il se trouva même des libertaires assez stupides pour se demander à la mort de Lénine : faut-il se réjouir ou s’attrister ? Lénine a justement démontré que les hésitations des gauchistes de Hollande, d’Allemagne et d’ailleurs à propos de la « dictature » provenaient de ce qu’ils étaient imbus de préjugés démocratiques et petits-bourgeois, identiques au fond à ceux des centristes à la Kautsky, et de tous les imbéciles qui, jusqu’à aujourd’hui, n’ont cessé de crier avec une sainte indignation que le socialisme n’est rien d’autre que la démocratie, la liberté pour tous ! Et ces individus répugnants prétendent de nos jours parler au nom de Lénine !

Or, c’est précisément dans ces pages – qui seraient, disent-ils, dirigées contre nous, marxistes de gauche véritables – que Lénine combat toute hésitation sur la dictature, aussi bien que toute distinction de principe entre dictature du prolétariat, dictature du Parti et même dictature de certains individus.

En effet, dans le 5° paragraphe, intitulé « Le communisme de ‹ gauche › en Allemagne. Chefs, parti, classe, masses », il cite abondamment une brochure où les communistes de gauche allemands posent cette creuse alternative : Faut-il tendre en principe à la dictature du Parti communiste ou à la dictature de la classe prolétarienne ? (p. 34). Un peu plus loin, ils opposent l’un à l’autre le parti des chefs, qui agit d’en haut, et le parti des masses, qui attend que le mouvement vienne d’en bas.

Pour critiquer cette position, Lénine se contente d’établir que si l’on renonce à la « domination du parti » qui scandalisait ces communistes, on renonce à la dictature du prolétariat et à la révolution, et que si par simple répugnance pour ce mot, on n’admet pas que le Parti agisse par l’intermédiaire de « chefs », on se condamne à la même impuissance.

Notre parti se distingue, en fait, de tous les autres; notre organisation de révolutionnaires diffère de tous les autres mouvements fondés, eux, sur l’adulation et la publicité, et Lénine rattache justement cette question à la nécessité de l’organisation « illégale ».

Avec la remarquable lucidité qui le caractérise, Lénine n’essaie pas de donner ici une définition philosophique des « catégories » que sont les masses, la classe, le parti, le chef. Le temps pressait alors, et il se réservait d’y revenir plus tard d’une façon systématique. Son texte, par contre, balaie toute hésitation : il faut que la dictature soit celle du Parti et même, dans certains cas extrêmes, celle de quelques hommes du Parti. (C’est là ce qui, depuis lors jusqu’à aujourd’hui, horrifie tous les bien-pensants, qui sont si prompts, par ailleurs, à se prosterner devant les quatre Grands réunis au sommet, ceux-là mêmes qui ne sont, pour nous, que quatre marionnettes).

Il s’agit de bien autre chose, donc, que d’opérations électorales et de consultations internes ! Laissons la parole à Lénine :

« Le seul fait de poser la question : ‹ dictature du parti ou bien dictature de la classe ? dictature (parti) des chefs ou bien dictature (parti) des masses ? › témoigne déjà de la plus incroyable ou désespérante confusion des idées. Ces gens s’efforcent d’inventer quelque chose de tout à fait original et, dans leur zèle à raffiner, ils deviennent ridicules. Tout le monde sait que les masses se divisent en classes; qu’on ne peut opposer les masses et les classes que lorsqu’on oppose l’immense majorité dans son ensemble sans la différencier d’après la position occupée dans le régime social de la production à des catégories occupant chacune une position particulière dans ce régime; que les classes sont dirigées, ordinairement, dans la plupart des cas, du moins dans les pays civilisés modernes, par des partis politiques; que les partis politiques sont, en règle générale, dirigés par des groupes plus ou moins stables de personnes réunissant le maximum d’autorité, d’influence, d’expérience, portées par voie d’élection aux fonctions les plus responsables, et qu’on appelle les chefs. Tout cela est l’abc. Tout cela est simple et clair. » (pp. 35–36)

L’étiologie de la « trahison des chefs »

La citation de Lénine rappelle celle d’Engels à propos des anarchistes espagnols : « La révolution est l’acte le plus autoritaire qui soit ». La révolution de classe est une guerre, une guerre civile, celle qui exige une armée, un état-major, un parti et, la victoire remportée, un État, un gouvernement, des hommes au pouvoir.

S’il règne à cet égard une telle confusion, c’est, explique Lénine, à cause de la nécessité d’agir dans la situation illégale qui suivit en Allemagne la première guerre mondiale, après toute une époque de complète légalité : « Quand il a fallu, par suite de la guerre civile, passer rapidement, au cours de la révolution, de cet état de choses coutumier à la succession, à la combinaison de la légalité et de l’illégalité, aux procédés ‹ incommodes ›, ‹ non démocratiques › de désignation, de formation ou de conservation des ‹ groupes de dirigeants ›, on a perdu la tête et on s’est mis à imaginer des énormités ». (p. 36)

Nombreux furent les bons prolétaires qui, sous le coup des trahisons des social-démocrates de 1914, se mirent à se méfier du chef, quel qu’il soit. Lénine rappelle que la dégénérescence des chefs est chose ancienne, et clarifiée par le marxisme. On n’y remédie pas en opposant la masse aux chefs. Ce n’est pas affaire de mauvais chefs et de bonnes masses, mais un processus de dégénérescence des chefs et des masses : « La cause principale de ce phénomène a été maintes fois expliquée par Marx et Engels, de 1852 à 1892, par l’exemple de l’Angleterre. La situation exclusive de l’Angleterre donnait naissance à une ‹ aristocratie ouvrière › à demi petite-bourgeoise, opportuniste, issue de la ‹ masse ›. Les chefs de cette aristocratie ouvrière passaient continuellement aux côtés de la bourgeoisie, qui les entretenait directement ou indirectement. Marx s’attira la haine flatteuse de cette canaille pour les avoir ouvertement taxés de trahison ». (p. 37)

Ce phénomène, dit Lénine, réapparut avec la guerre dans la IIe Internationale : « (…) on a vu partout se dessiner le type de chefs traîtres, opportunistes, social-chauvins, défendant les intérêts de leur corporation, de leur mince couche sociale : l’aristocratie ouvrière. Les partis opportunistes se sont détachés des « masses », c’est-à-dire des plus larges couches des travailleurs, de leur majorité, des ouvriers les plus mal payés. La victoire du prolétariat révolutionnaire est impossible si on ne lutte pas contre ce mal, si on ne chasse pas les chefs opportunistes social-traîtres. Et telle est bien la politique pratiquée par la IIIe Internationale ». (p. 37)

Quel marxiste peut confondre cette position historique avec l’axiome des libertaires : le mal est dans le parti, le mal provient des « chefs » ?

Il s’agit d’une question de principe, de programme, et non d’un problème de tactique contingent, ou pis : local, national, allemand. Le fait que des chefs et des partis entiers, se réclamant du prolétariat et même de sa doctrine révolutionnaire spécifique, sont néanmoins passés à l’ennemi de classe, n’autorise pas à rejeter l’arme « Parti », ni ce qu’on peut appeler l’arme « chef ». Ces objections, le marxisme les a réfutées une fois pour toutes, dès son origine : depuis le « Manifeste du Parti communiste » qui exige l’organisation du prolétariat en Parti de classe, lequel suivant les Statuts de la Ière Internationale, « s’oppose à tous les autres partis », jusqu’aux écrits de Marx et d’Engels sur la « Révolution et la contre-révolution en Allemagne », etc. etc.

Aujourd’hui, nous pouvons en dire plus. Au temps de Marx et de Lénine, aucun « État » né d’une victoire prolétarienne n’avait dégénéré comme l’État russe, qui alla jusqu’à passer à l’ennemi de classe en politique extérieure (alliances de la guerre) et intérieure (mesures économico-sociales capitalistes). Ce seul fait montre par lui-même que l’opportunisme actuel est cent fois plus infâme que ceux qu’autrefois Marx et Lénine avaient dénoncés. En effet, il a déshonoré non seulement des partis et des militants du prolétariat, mais encore le premier État de la dictature prolétarienne. Néanmoins le fait que l’homme est corruptible, que le prolétaire, le socialiste, le communiste est corruptible et que même l’État prolétarien est corruptible, par l’effet des rapports des forces historiques et non parce que « la chair est faible » ou pour d’autres motifs éthiques, ce fait n’autorise pas à dire : renonçons à l’État, le pouvoir est une saloperie, qui corrompt tout.

Cette hérésie théorique était bien connue de Marx et de Lénine, qui l’ont définitivement réfutée. Et dans les principes de la Gauche allemande, Lénine découvre la même erreur fondamentale : l’horreur du pouvoir. C’est pourquoi il répète inlassablement que nous devons apprendre à manier ces armes difficiles que sont les hommes, le Parti, le gouvernail du pouvoir d’État. Le problème est d’indiquer quelle voie doivent suivre nos militants, notre Parti révolutionnaire et notre appareil d’État pour différer totalement de tous ceux qui ont existé (et dont certains furent, hélas !, prolétariens) et pour adopter la forme originale théorisée par le marxisme.

Lénine posa ce problème d’une façon parfaite, mais n’eut pas le temps de le résoudre (comme tout homme, il était mortel); cependant il s’était bien rendu compte que la Gauche allemande, de même qu’elle avait nourri des doutes au sujet delà forme parti, doutait aussi de la nécessité de l’État, et n’avait pas compris ce que devait être la forme historique de la dictature, clairement énoncée par le marxisme. Elle s’imaginait à tort qu’il faudrait rapidement dissoudre le Parti, afin qu’on ne vit plus de traîtres, et même dissoudre l’État afin d’éviter « l’effet corrupteur » qu’exerce irrésistiblement le pouvoir, dans l’esprit des petits-bourgeois.

La durée de la dictature

Le péril contre lequel s’élevait Lénine n’était pas une erreur tactique (dont nous parlerons en son temps), mais une erreur fondamentale de principe que l’on ne corrige pas en adoptant simplement des mesures d’organisation dans le Parti. On y remédie, en général, non en se réjouissant de l’afflux des adhérents, mais en tranchant dans le vif par les scissions et les « excommunications » tant critiquées; et c’était plus vrai encore à cette époque, où il s’agissait de prendre les mesures constitutives du nouveau parti communiste mondial.

Il est bon de donner ici une nouvelle citation de Lénine. Elle est d’une vigueur incomparable, et il en découle qu’il faut assumer la dictature non pendant une brève période, mais durant une longue et dure phase historique. La dictature du prolétariat n’est pas une mesure de circonstances, née d’une situation exceptionnelle, mais la vie même de notre théorie et de notre lutte, l’oxygène qui les alimente.

L’affirmation que les partis politiques sont inutiles ou ont un caractère bourgeois montre comment « d’une petite erreur on peut toujours faire une erreur monstrueuse : il suffit d’y insister, de l’approfondir pour la justifier, de la mener à son terme.

« Nier la nécessité du Parti et de la discipline du Parti, voilà ou en est arrivée l’opposition. Or, cala équivaut à désarmer entièrement le prolétariat au profit de la bourgeoisie. Cela équivaut précisément à faire siens ces défauts de la petite-bourgeoisie que sont la dispersion, l’instabilité, le manque de fermeté, l’inaptitude à l’union, à l’action conjuguée, défauts qui causeront inévitablement la perte de tout mouvement révolutionnaire du prolétariat pour peu qu’on les encourage. » (p. 38)

Tout le passage est classique et coïncide pleinement – et ce sera notre conclusion – avec les thèses de la gauche marxiste italienne, telles que nous les soutenons aujourd’hui, que nous les soutenions du vivant de Lénine et que nous les avions soutenues avant l’adhésion de notre mouvement italien à la nouvelle Internationale (union qui eut lieu; précisément, en ces mois de 1920 où Lénine, en personne, organisa la venue à Moscou d’un délégué de la fraction communiste abstentionniste du Parti socialiste italien, qui n’était pas compris dans la délégation « démocratiquement choisie »). Nous nous contenterons de souligner certains passages du texte de Lénine qui suit

« Du point de vue du communisme, nier la nécessité du Parti, c’est vouloir sauter de la veille de la faillite du capitalisme (en Allemagne), non pas dans la phase inférieure ou moyenne du communisme, mais bien dans sa phase supérieure. En Russie, nous en sommes encore (plus de deux ans après le renversement de la bourgeoisie) à faire nos premiers pas dans la voie de la transition du capitalisme au socialisme, ou stade inférieur du communisme. Les classes subsistent, et elles subsisteront partout, pendant des années après (souligné par Lénine) la conquête du pouvoir par le prolétariat. Peut-être ce délai sera-t-il moindre en Angleterre, ou il n’y a pas de paysans (mais où il y a cependant des petits patrons !). Supprimer les classes, ce n’est pas seulement chasser les grands propriétaires fonciers et les capitalistes (ou les occire NR), c’est aussi supprimer les petits producteurs de marchandises (c’est Lénine qui souligne) et ceux-ci on ne peut pas les chasser, on ne peut pas les écraser, il faut faire bon ménage avec eux. On peut (et on doit) les transformer, les rééduquer, – mais seulement par un travail d’organisation très long, très lent et très prudent. Ils entourent de tous côtés le prolétariat d’une ambiance petite-bourgeoise; ils l’en pénètrent, ils l’en corrompent, ils suscitent constamment au sein du prolétariat des récidives de défauts propres à la petite-bourgeoisie : manque de caractère, dispersion, individualisme, alternance d’enthousiasme et d’abattement. Pour y résister, pour permettre au prolétariat d’exercer comme il se doit, avec succès et victorieusement, son rôle d’organisateur qui est son rôle principal (en soulignant ces deux derniers mots, Lénine veut attirer l’attention sur le fait que les semi-prolétaires peuvent bien avoir apporté leur appui dans la guerre civile, mais qu’ensuite ils constituent un élément de désorganisation centrifuge, NR), le parti politique du prolétariat doit faire régner en son sein une centralisation et une discipline vigoureuse. La dictature du prolétariat est une lutte opiniâtre, sanglante et non sanglante, violente et pacifique, militaire et économique, pédagogique et administrative; contre les forces et les traditions de la vieille société. La force de l’habitude chez les millions et les dizaines de millions d’hommes est la force la plus terrible. Sans un Partie de fer, trempé dans la lutte, sans un Parti jouissant de la confiance de tout ce qu’il y a d’honnête dans la classe en question (ajoutons ce commentaire : dans les masses, comme dans la classe, se retrouvent des éléments malsains, victimes de l’influence contre-révolutionnaire et, en principe, là où les mesures réformatrices sont sans effet, une répression impitoyable doit être exercée. NR), sans un Parti impitoyable sachant observer l’état d’esprit de la masse et influer sur lui (non le subir ! NR), il est impossible de mener cette lutte avec succès. Il est mille fois plus facile de vaincre la grande bourgeoisie centralisée (lisez : monopoliste et fasciste. NR) que de « vaincre » les millions et les millions de petits patrons; or, ceux-ci, par leur activité quotidienne, coutumière, invisible, insaisissable, dissolvante, réalisent les mêmes résultats (souligné par Lénine) qui sont nécessaires à la bourgeoisie, qui restaurent (idem) la bourgeoisie. Celui qui affaiblit tant soit peu la discipline de fer dans le Parti (surtout pendant la dictature du prolétariat), aide en réalité la bourgeoisie contre le prolétariat. »

Par cette formule explicite et décisive, Lénine a voulu détruire une autre marotte des Communistes de gauche, qui pensaient que le Soviet ouvrier était un succédané du Parti communiste et que sa création, qui équivalait à la dictature du prolétariat puisque les bourgeois ne participaient pas à son élection, autorisait la « dissolution du parti politique ». Ils allèrent ainsi jusqu’à suggérer la convocation des Soviets avant même la lutte révolutionnaire. Dès 1919, la Gauche italienne combattit cette thèse anti-marxiste, qui allait être condamnée par le IIe Congrès dans sa résolution sur les Soviets ou Conseils de fabrique, dont il nous faudra reparler.

Stratégie et tactique de l’Internationale

La presse opportuniste de Moscou vient de rappeler que l’ouvrage de Lénine « La Maladie infantile du Communisme » a aujourd’hui quarante ans. Cette racaille se distingue par son goût pour le cérémonial, les commémorations, les salamalecs conventionnels, la célébration d’anniversaires et autres facéties du même genre. Naturellement, ce qui les intéresse dans la « Maladie infantile », ce sont les passages cent fois déjà exploités contre la Gauche italienne – et chaque fois à contre sens – qu’ils reproduisent bien qu’ils soient au fond plus élogieux qu’autre chose. Mais c’est là un détail et, suivant l’exemple de Lénine, nous nous attacherons plutôt au problème international qu’à la petite province qu’est l’Italie.

Ce qui nous intéresse ici, c’est d’établir que Lénine y traita des questions de tactique contingente ou nationale dans le seul dessein d’éclaircir des questions de principe concernant la constitution et la stratégie historique du mouvement communiste révolutionnaire, en ayant constamment en vue les buts de la révolution mondiale et l’organisation du Parti communiste mondial.

Nous montrerons que, dans cette œuvre fondamentale, la Gauche italienne le soutint et, mieux que quiconque, en comprit les points cruciaux. Mais pour la clarté de notre exposé – qui ne pourra être bref –, il nous faut citer les questions de tactique qui, dans l’acception la plus courante, furent à cette occasion reprochées aux Allemands et aux Hollandais, dont il a été commode d’identifier les positions avec celles des Italiens.

Sur le plan pratique, l’opposition allemande se cristallisait sur deux points : elle préconisait que les communistes se retirent des syndicats opportunistes, déclarés « réactionnaires » a l’époque – et en ceci elle n’avait rien de commun avec les communistes italiens. En effet, bien qu’il existât en Italie des syndicats de gauche (à tendance anarchiste) comme ceux que le KAPD proposait de fonder en Allemagne, la Gauche italienne ne soutint jamais la scission syndicale, mais travailla au sein du syndicat ultra-réformiste, la Confédération Générale du Travail, afin d’en éliminer les chefs. C’était précisément la tactique préférée de Lénine. Dans ce domaine, la tactique découle directement des principes. La fonction révolutionnaire incombe en premier lieu au Parti, et non aux syndicats ni aux conseils d’usine. Il fallait donc – et c’était la position de Lénine – former une nouvelle organisation communiste, en provoquant la scission sur le plan du parti politique, et non en boycottant le syndicat, de droite ou autre; au contraire, il fallait alors se battre pour le syndicat unitaire.

La seconde erreur des gauchistes allemands était le boycottage des élections parlementaires C’est là, clament les philistins, que Lénine dut stigmatiser à la fois les Allemands et les Italiens. Mais Lénine savait, et il le montra, que la position des uns et des autres n’était pas la même.

Un imbécile vulgaire ne voit pas la différence; mais une chose est de nier la fonction primordiale du parti communiste dans l’insurrection révolutionnaire et dans l’État, pour l’abandonner à d’autres organes prolétariens tels que les syndicats, les conseils et les soviets – ainsi que le fait l’immédiatisme, notre principal ennemi – et de faire découler de cette négation du caractère politique de la lutte le refus de la lutte parlementaire; et ce n’est pas la même chose que d’opposer, à un certain moment historique, la politique légale à la politique révolutionnaire, point sur lequel nous discutâmes avec Lénine, sans arriver à nous mettre d’accord, mais acceptant par discipline sa solution.[3] Il nous sera facile, à la fin de cette étude ou d’une prochaine consacrée au parlementarisme, de démontrer que nous étions sur le principe, d’accord avec Lénine, et divergions sur la tactique, alors que les traîtres d’aujourd’hui sont, par principe, contre Lénine et contre nous, sur cette question du parlementarisme. En effet, au IIe Congrès de l’Internationale communiste, on discuta du meilleur moyen de détruire le parlementarisme. Lénine et la majorité qui prévalut, affirmaient que cette destruction devait s’effectuer de l’intérieur, et non de l’extérieur. On entra donc dans les parlements, et non seulement ceux-ci sont encore debout, mais les bouffons qui se disent léninistes jurent sur leur éternité, et sont prêts à se battre pour les défendre. Les masses égarées les suivent sagement aux urnes poussées par l’illusion social-démocrate d’aller ainsi au socialisme.

Le plan de l’ouvrage de Lénine

Pour qu’on voie tout ce qui nous sépare de ceux qui, en bons disciples des falsificateurs staliniens, extraient de Lénine des citations isolées, nous allons déduire ses positions programmatiques et de principe d’un examen systématique de toutes les parties de la « Maladie infantile ». Avant d’en rappeler le sommaire, donnons quelques précisions. Le point 18 des thèses du IIe Congrès sur « Les tâches principales de l’Internationale communiste », déclare erronées les conceptions qu’ont des rapports entre Parti, classe ouvrière et masses une série d’organisations, telles que le Parti communiste ouvrier d’Allemagne (KAPD), le Parti communiste suisse (à un moindre degré), la revue hongroise « Kommunismus » (que sa lutte en faveur de la révolution russe n’empêchait pas de pécher par idéalisme doctrinal), la Fédération ouvrière socialiste d’Angleterre, les IWW (Ouvriers industriels du monde) des États-Unis, et les Shop Stewards (Conseils de fabrique) d’Écosse. Il est vrai qu’on y condamne à la fois le boycottage des syndicats et celui des parlements, mais en fait il s’agit d’une prise de position des marxistes orthodoxes contre l’ennemi que nous combattons encore aujourd’hui, même lorsqu’il se manifeste dans de petits groupes anti-staliniens, à savoir l’« immédiatisme ».

Autre précision : dans une réunion préparatoire du Congrès, on discuta de la participation de ces mouvements : fallait-il les admettre comme sections ou simplement comme observateurs ? Le, délégué de la Gauche italienne provoqua l’étonnement de tous – les Russes y compris –, en proposant l’exclusion de ces groupes. Son argument était que nous étions à un Congrès de l’Internationale des partis politiques, et que seuls des partis communistes devaient y participer. Par la suite, ce point devait être tout à fait clarifié dans les « Conditions d’admission », les célèbres 21 points.

Ainsi, nous voulons nous servir de « La Maladie infantile du Communisme » ? Mais oui ! Il s’agit de lire ce texte, et de savoir le lire. Nous venons d’en donner le cadre historique. Voici son sommaire :

1.– Dans quel sens peut-on parler de la portée internationale de la révolution russe ? 2.– Une des conditions essentielles du succès des bolcheviks. 3.– Principales étapes de l’histoire du bolchevisme. 4.– C’est en luttant contre quels ennemis au sein du mouvement ouvrier que le bolchevisme s’est développé, fortifié, aguerri ? 5.– Le communisme « de gauche » en Allemagne. Chefs, parti, classe, masse. 6.– Les révolutionnaires doivent-ils militer dans les syndicats réactionnaires ? 7.– Faut-il participer aux parlements bourgeois ? 8.– Jamais de compromis ? 9.– Le communisme « de gauche » en Angleterre. 10.– Quelques conclusions.

Annexe : 1.– La scission des communistes allemands. 2.– Communistes et indépendants en Allemagne. 3.– Turati et Cie en Italie. 4.– Conclusions fausses de prémisses justes.

Nous avons évoqué le moment historique où Lénine se décida à écrire ce texte si important en raison de ses thèses, d’une valeur permanente, et continuellement bafouées par les prétendus « léninistes » officiels d’aujourd’hui. Ensuite nous nous sommes arrêtés sur le paragraphe 5, afin de montrer quelle fut la préoccupation centrale de Lénine : le danger qu’il y a à sous-estimer la fonction fondamentale du Parti et à craindre sa dictature. Bref, c’est une condamnation tout à fait classique de la position anti-politique immédiatiste et ouvriériste que le marxisme a toujours combattue.

Nous passerons en revue les autres points. En ce qui concerne la question du parlementarisme, nous aurons l’occasion de souligner que dans la perspective de Lénine, le boycottage comme la participation étaient prévus. Nous rappellerons l’histoire du parti italien, et la ridicule retraite sur l’Aventin bourgeois prônée par les centristes; tandis que la Gauche, qui ne dirigeait plus le parti, imposa le retour au Parlement.[4]

Nous citerons un passage dans lequel Lénine indique que les abstentionnistes auraient peut-être bien fait, à Bologne, en octobre 1919, de se séparer de l’énorme majorité qui, en voulant les élections, les voulait avec Turati.

A propos du principe des compromis, nous rappellerons qu’ il s’agissait du refus de la Paix de Brest-Litovsk (1918); bien qu’elle n’eût alors aucune liaison avec Lénine, la Gauche italienne fit sienne sa thèse sur la signature du traité avec les brigands allemands, et non la position de « guerre révolutionnaire allant jusqu’à l’extermination ».

Sur la question des syndicats et des conseils d’usine, il sera facile de démontrer qu’alors comme ensuite, les thèses que combattit l’Internationale furent précisément celles du groupe de l’« Ordine Nuovo » de Gramsci, dont l’orthodoxie fut toujours suspecte.

Nous reconnaissons que cette façon de lire Lénine ou Marx est laborieuse. Mais c’est la seule qui permette de résister à l’envahissement opportuniste.

Chercher les effets faciles, se satisfaire de lieux communs et de phrases sournoisement détachées de leur contexte, c’est se complaire dans le fumier.



Notes :
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  1. Les citations de Lénine sont tirées des « Œuvres », vol. 31, ed. en langues étrangères, Moscou, 1961. [⤒]

  2. Cf. « Lénine sur le chemin de la révolution », in : « Programme communiste », № 12, juillet-septembre 1960, pp. 6–35 [⤒]

  3. Voir à ce sujet notre brochure « La question parlementaire dans l’Internationale Communiste »[⤒]

  4. cf. la brochure sur le parlementarisme.[⤒]


Source : « Les textes du parti communiste international » № 5, « édition programme communiste » 1972. Traduit de « Il Programma Communista » 1960–61

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