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BILAN D’UNE RÉVOLUTION (V)



Content :

Le débat économique et la lutte principielle dans le parti bolchevique de 1923 à 1928
La crise de 1927–28 et la liquidation de la NEP
Notes
Source


Bilan d’une révolution

Le débat économique et la lutte principielle dans le parti bolchevique de 1923 à 1928

Les contradictions explosives de l’économie et de la société russes soumises au criminel blocus de la bourgeoisie mondiale ne pouvaient pas manquer de se refléter dans la vie intérieure du parti. A chaque crise économique – 1923 d’abord, puis 1925 et 1927–28 – correspond une crise dans le parti. La lutte est très vive à chaque phase et il n’est pas toujours aisé d’y distinguer les divergences portant sur les principes mêmes de celles qui n’ont qu’une signification secondaire. Jusqu’en 1928, la lutte semble circonscrite entre une droite libérale, dont le théoricien est Boukharine et une gauche dirigiste dont les théoriciens sont Trotski et Preobrajenski, entre lesquelles louvoie un centre représenté par Staline. Depuis 1925, cette gauche et cette droite ne s’opposent pourtant pas seulement sur les questions de la politique économique pratique, mais sur une question de principe, la question de la possibilité ou non du socialisme dans un seul pays, de laquelle dépend en fait toute l’orientation du parti, et donc de l’État russe, dans la lutte de classe internationale et (dans la mesure où la section russe exerce une influence prépondérante dans l’Internationale) également toute l’orientation de cette dernière. Jusqu’en 1928, la droite libérale se trouvant dans le camp des partisans du « socialisme dans un seul pays » tandis que les dirigistes se trouvent dans le camp internationaliste, il peut sembler que la même frontière de classe qui sépare le national-socialisme et l’internationalisme sépare également le dirigisme de Preobrajenski-Trotski du libéralisme boukharinien. Les militants russes sont tellement pénétrés de cette fausse conviction que lorsque Staline effectuera son « tournant à gauche » de 1928 en politique économique pratique, sans pour autant renoncer, bien loin de là, à son national-communisme sur le plan des principes, le désarroi sera tel parmi ceux qui avaient cru reconnaître dans le libéralisme boukharinien le principal danger et l’opportunisme anti-prolétarien par excellence, que la majeure partie des militants de l’opposition unifiée jugeront le moment venu de se rallier aux staliniens, Preobrajenski, dont Staline va au fond appliquer le programme, tout le premier. Il faut dire à l’honneur de Trotski que lui, il ne capitulera pas.

La crise de 1923 est, à la différence de celle de 1928, une « crise de croissance ». On assiste à une renaissance des villes et la production industrielle, qui ne représente encore qu’un quart de ce qu’elle était en 1913, a néanmoins augmenté de 46 % par rapport à l’année précédente. Dans cette augmentation, la part de l’industrie d’État est très inférieure à celle de l’artisanat et à celle des entreprises privées qui dominent dans l’industrie légère et qui sont des entreprises remises à bail à des particuliers par l’État ouvrier incapable de gérer tout ce qui a été nationalisé. La conséquence en est le retard de l’industrie lourde qui, elle, est restée dans les mains de l’État et est organisée en entreprises fonctionnant par rapport au marché des matières premières, du travail et des produits comme des entreprises isolées ayant leur bilan propre et percevant un profit, c’est-à-dire comme des entreprises organisées à la façon capitaliste avec cette différence par rapport au secteur privé que leur profit revient à l’État ouvrier qui dispose ainsi de ressources économiques qu’il peut, théoriquement tout au moins, utiliser dans des buts de classe, ce qui explique que les bolcheviks les désignent comme des « entreprises socialistes » en dépit de leurs caractéristiques économiques. Le renforcement de l’industrie privée à bail par rapport à l’industrie d’État ne doit pas être considéré comme un renforcement du capitalisme par rapport à un socialisme inexistant, en dépit de cette terminologie ambiguë des communistes russes; mais il n’en constituait pas moins un danger, dans la mesure où il marquait l’extension d’un secteur économique incontrôlable par rapport au seul qui ait été susceptible d’un certain contrôle.

Ceci dit, aussi bien le secteur privé que le secteur étatique se trouvent placés par l’augmentation des prix industriels devant la nécessité d’une réduction de leurs frais généraux qui se traduit par la fermeture des entreprises peu rentables à fins de réorganisation et par une stagnation des salaires. De 500 000 chômeurs à la fin de 1922, on passe ainsi à 1 250 000 à l’été 1923, tandis qu’« industriels rouges » et cadres de l’industrie d’État exercent sur les ouvriers une pression en vue de l’augmentation de leur effort productif dont les syndicats s’inquiètent. Comparée à la courbe des prix agricoles qui stagnent aux environs de 50 % de leur niveau d’avant-guerre, la hausse des prix industriels qui atteignent 180 et 190 % de celui-ci, définit ce que Trotski dénonce au XIIe Congrès du parti comme la « crise des ciseaux », menace directe au développement de l’agriculture dans la mesure où elle dérobe aux paysans une partie du fruit de leur travail, et donc menace à l’alliance politique entre classe ouvrière et paysannerie. Pour obtenir la fermeture des « ciseaux », Trotski propose une correction de la NEP par une aide à l’industrie et une planification destinée à favoriser la reprise de l’industrie lourde. La majorité du bureau politique entend au contraire maintenir intégralement la NEP, c’est-à-dire la politique de conciliation avec les paysans, en recourant à une baisse autoritaire des prix industriels d’une part et en allégeant les charges fiscales des paysans de l’autre. Elle ne prévoit qu’un accroissement des exportations pour améliorer l’équipement de l’industrie, renvoyant à plus tard le développement de l’industrie lourde[112].

En fait, au XIIe Congrès, il n’y a pas encore de conflit dans le parti bolchevique sur la question économique. Ce n’est pas davantage l’adoption du statu quo en cette matière qui va pousser Trotski dans l’opposition. C’est la question autrement cruciale de la menace de dégénérescence du parti qu’aussi bien Boukharine, futur « droitier » en matière économique, que Preobrajenski et tant d’autres, considérés à cet égard comme éléments de gauche, dénoncent depuis février 1923, tout comme Lénine lui-même le faisait avant sa maladie. Cet alignement de 1923 n’est pas occasionnel : c’est tout ce que le parti compte de sain et de vivant qui se dresse contre le corps étranger représenté par Staline et ses méthodes, auquel se sont alliés pour leur malheur de vieux compagnons de Lénine comme Kamenev et Zinoviev. Il ne faut pas oublier que, quelles qu’aient été ensuite les luttes intestines entre « droite » et « gauche » et les apparences provoquées par les défaillances individuelles lors du grand tournant de 1928, c’est le même alignement du parti marxiste contre le national-communisme stalinien que l’on retrouve dans la tentative hélas sans lendemain d’alliance entre Boukharine et Trotski lors de la « liquidation de la NEP ».

Trotski entrera dans l’opposition en octobre 1923[113], rédigeant de cette date à décembre le fameux « Cours nouveau » qui, sans être consacré a la politique économique, contient néanmoins les positions qu’en l’absence de Trotski, l’opposition soutiendra à la XIIe conférence de janvier 1924 par la bouche de Preobrajenski, se heurtant à une opposition des staliniens[114] et de Kamenev dont la source est évidemment hors de la question économique. Dans « Cours nouveau », comme s’il prévoyait à ce moment le déchaînement de la démagogie qui se produisit en effet, Trotski commence par rappeler qu’il a été le premier a préconiser la NEP pour les campagnes et qu’à cette proposition en était liée « une autre qui concernait la nouvelle organisation de l’industrie, proposition beaucoup moins détaillée et beaucoup plus circonspecte, mais dirigée en général contre le régime des glavs[115] qui supprimaient toute coordination entre l’industrie et l’agriculture ». Ainsi, il ne s’agit ni de « sous-estimer la paysannerie », ni d’imposer à l’industrie un retour au régime de communisme de guerre : « la tâche économique capitale du présent consiste à établir entre l’industrie et l’agriculture, et par suite à l’intérieur de l’industrie, une corrélation permettant à l’industrie de se développer avec le minimum de crises, de heurts et de bouleversements et assurant à l’industrie et au commerce étatique une prépondérance croissante sur le commerce privé… Quelles sont les méthodes à suivre pour l’établissement d’une harmonisation rationnelle entre la ville et la campagne ? entre les transports, les finances et l’industrie ? entre l’industrie et le commerce ? Quelles sont les institutions appelées à appliquer ces méthodes ? Quelle sont enfin les données statistiques concrètes permettant à chaque moment d’établir les plans et les calculs économiques ? La réponse à ces questions ne saurait être prédéterminée par une formule politique générale. Ces questions ont-elles un caractère de principe, de programme ? Non, car ni le programme, ni la tradition théorique du parti ne nous ont liés et ne pouvaient nous lier à ce sujet, puisque nous manquons de l’expérience à partir de quoi nous aurions pu généraliser. L’importance pratique de ces questions est-elle grande ? Incommensurable. De leur solution dépend le sort de la révolution… Il faut cesser de bavarder sur la sous estimation de la paysannerie. Ce qu’il faut, c’est abaisser le prix des marchandises destinées aux paysans ». Ce qui est important, du point de vue principiel, c’est que, contrairement à ce qui se produira plus tard, quand il se laissera emporter par sa lutte contre la droite boukharinienne, Trotski qui a combattu énergiquement dans « Cours nouveau » pour la défense du parti, reconnaît qu’en politique économique, il n’y a pas de principes sur lesquels s’appuyer d’une part, et d’autre part, que toutes les questions soulevées concernent les conditions de la survie du pouvoir soviétique, et non pas la transformation socialiste de l’économie et de la société russes. En ce qui concerne l’industrialisation, Trotski insiste sur le fait qu’« il est absurde d’affirmer que la question se réduit à l’allure du développement et est presqu’entièrement déterminée par le facteur de la rapidité » et qu’en réalité, il s’agit d’abord de la direction du développement. A cet égard, ses revendications sont des plus mesurées : en finir avec les improvisations, s’efforcer de préciser un plan de production de l’industrie étatique conformément aux conditions et ressources matérielles compte-tenu du fait qu’« il est impossible de tenir exactement compte à l’avance du marché paysan et du marché mondial » et que « des erreurs d’appréciation sont inévitables, ne serait-ce que par suite de la variabilité de la récolte »; ne pas prétendre tirer des bénéfices des différentes branches d’industrie de l’État et des transports[116] au début de la troisième année de la NEP, mais limiter les pertes subies, plus que cela n’a été le cas au cours de la seconde année, par une rationalisation de l’activité de l’industrie d’État; bref agir de façon à conjurer le danger d’une « soudure » entre l’économie paysanne anarchique d’une part, et le capital privé qui « recommence le processus de l’accumulation primitive tout d’abord dans le domaine commercial, puis dans le domaine industriel » et tend ainsi à s’interposer entre l’État ouvrier et la paysannerie et à acquérir une influence économique et partant politique sur cette dernière, grave symptôme de la possibilité du triomphe de la contre-révolution. Tout en donnant une énorme importance à « la bonne organisation du travail de notre Gosplan » (plan d’État) pour résoudre toutes les questions de la soudure non pas en supprimant le marché, mais sur la base du marché, Trotski concède que « la question ne dépend pas uniquement du Gosplan et que les facteurs et conditions dont dépend la marche de l’industrie se comptent par dizaines », mais que c’est « seulement avec un Gosplan solide… qu’il sera possible d’apprécier comme il convient ces facteurs et conditions et de régler toute notre action ». En conclusion, Trotski souhaite que le parti attende davantage de l’industrie et moins de l’aide étatique le relèvement de l’agriculture : « l’État ouvrier doit venir en aide aux paysans par l’institution du crédit agricole et de l’aide agronomique de façon à lui permettre d’exporter ses produits sur le marché mondial. Néanmoins, c’est principalement par l’industrie que l’on peut agir sur l’agriculture : il faut fournir à la campagne des instruments et des machines agricoles à des prix abordables, des engrais artificiels et des objets d’usage domestique à bon marché. D’ailleurs. pour organiser et développer le crédit agricole, l’État a besoin de fonds de roulement élevés et, pour cela, il faut que son industrie lui procure des bénéfices, ce qui est impossible si ses parties constitutives ne sont pas coordonnées rationnellement ». Ces prudentes considérations économiques, Trotski les relie, tout comme Lénine, à la question internationale : « Si le danger contre-révolutionnaire surgit de certains rapports sociaux, cela ne veut nullement dire que par une politique rationnelle on ne puisse parer à ce danger, le diminuer, l’éloigner, l’ajourner. Or, un tel ajournement est capable à son tour de sauver la révolution en lui assurant soit un revirement économique favorable à l’intérieur, soit le contact avec la révolution victorieuse en Europe ». La seule faiblesse de la position de Trotski réside dans le fait que, jugeant que « les koulaks, les intermédiaires, les revendeurs, les concessionnaires » sont « beaucoup plus capables d’investir l’appareil de l’État que le parti lui-même », il semble penser que, sur la base d’une industrie d’État ranimée, mais fonctionnant en dernière analyse à la façon capitaliste, le parti pourrait disputer victorieusement l’appareil d’État à toutes ces couches bourgeoises et, recrutant des forces nouvelles dans le prolétariat sur la base des succès de l’industrie étatique, conserver grâce à cet apport son caractère prolétarien menacé. Lorsqu’il s’interroge sur les voies de la contre-révolution, c’est sur les voies politiques qu’elle pourrait prendre si l’hypothèse économique d’une victoire du capitalisme privé sur le capitalisme d’État se vérifiait. Alors « il pourrait y en avoir plusieurs : le renversement du parti ouvrier, sa dégénérescence progressive, enfin une dégénérescence partielle accompagnée de scissions et de bouleversements contre-révolutionnaires ». S’il cite par ailleurs le danger qui résulte de la fusion du parti et de l’appareil d’État et de la pénétration des méthodes administratives dans la vie du parti dont elle altère gravement le fonctionnement, s’il note qu’à l’époque où il écrit : « Ce danger est le plus évident, le plus direct et que la lutte contre les autres dangers doit, dans les conditions actuelles, commencer par la lutte contre le bureaucratisme », il ne semble pas s’aviser du fait qu’en cas de développement de l’industrie étatique, ce danger irait non en diminuant, mais en croissant; tout au contraire, il conclut que « la lutte contre le bureaucratisme de l’appareil d’État est une tâche exceptionnellement importante, mais exigeant beaucoup de temps et plus ou moins parallèle à nos autres tâches fondamentales : reconstruction économique et élévation du niveau culturel des masses ». Mais si le courage du militant qui ne définit les difficultés et n’avertit des dangers que pour les mieux combattre est grand, le caractère insoluble des contradictions dans lesquelles la défection du prolétariat européen enferme la révolution russe n’en apparaît pas moins cruellement dans tout le texte.

A la XIIIe conférence de janvier 1924, la gauche qui, par la bouche de Preobrajenski, défend ces thèses économiques, mais réclame surtout un assainissement du régime intérieur du parti, subit une totale défaite[117]. En fait, le véritable objet du débat n’est nullement la question de la politique économique, sur laquelle les staliniens n’interviennent que pour ironiser pesamment, dénonçant le danger de « bureaucratisation » que la planification ferait courir à l’URSS (!) si on écoutait Trotski, mais la question du parti à laquelle le principal rapport, celui de Staline, est consacré. L’opposition est accusée d’avoir donné comme mot d’ordre « la destruction de l’appareil du parti en cherchant à reporter le centre de gravité de la lutte contre la bureaucratie de l’État dans le parti lui-même » et elle est condamnée comme fautrice d’un « abandon du léninisme reflétant objectivement la pression exercée par la petite-bourgeoisie ». Il n’y a donc pas une lutte de deux courants du parti défendant une politique économique différente : il n’y a que la mobilisation de forces obscures (qui ne vont pas tarder d’ailleurs à trahir leur véritable nature) non pas pour la défense de principes, mais contre certaines personnes (Trotski en premier lieu), la fraction dirigeante s’imposant non par la force de l’argumentation, mais par les menaces de répression et l’invocation à vide du nom de Lénine, dont en réalité seule la maladie les enhardit à porter de tels coups aux traditions du parti qu’elles bouleversent.

La victoire des adversaires de la gauche de 1923[118] ne pouvait évidemment pas empêcher l’éclatement des contradictions objectives de la NEP, qui, bien loin d’être atténuées, sont aggravées par le développement économique lui-même. C’est ainsi qu’en 1925, une nouvelle crise repose tous les problèmes de 1923 et provoque dans le parti une nouvelle polémique, d’autant plus violente qu’elle ne concernera pas seulement les questions de la politique économique pratique, mais une question de principe et de programme beaucoup plus haute, dont dépend le destin du pouvoir soviétique en tant que pouvoir prolétarien, ses rapports avec la lutte prolétarienne internationale et le sens dans lequel s’exercera son influence sur l’internationale communiste. En fait, il s’agit de deux polémiques de natures tout à fait différentes, mais qui s’imbriquent fatalement l’une dans l’autre, la première opposant une droite et une gauche dans la question de l’industrialisation et des rapports avec la paysannerie russe, la seconde (la fameuse question du socialisme dans un seul pays) dressant contre la gauche une coalition trompeuse de la droite et d’un centre dont la véritable nature et la véritable importance ne devaient apparaître que trop tard à tous les acteurs du drame. Quarante ans après, il nous faut donc les distinguer soigneusement l’une de l’autre, et surtout débarrasser tout le débat des préjugés nourris par les militants d’alors et que l’histoire a infirmes.

De 1923 à 1925, la production agricole et industrielle a repris, les transports ont été réorganisés, les échanges et le commerce se sont intensifiés. Pourtant, une révolte paysanne en Géorgie, dès l’été 1924, et en 1925, une nouvelle diminution des livraisons de blé (si grave qu’elle provoque une crise de ravitaillement des villes et l’annulation de commandes pour l’industrie que l’État comptait financer par des exportations de produits agricoles) repose le problème central de la NEP, celui des rapports entre le pouvoir prolétarien et la paysannerie. Celle-ci, en effet, n’est pas satisfaite à la longue par les concessions qui lui ont déjà été faites avec la renonciation au communisme de guerre et le rétablissement de la liberté du commerce. Elle fait pression sur l’État pour la diminution des impôts et l’augmentation des prix agricoles, auxquelles le pouvoir communiste ne voulait jusque-là pas consentir d’une part par souci de l’industrialisation et de l’autre par souci de défendre le niveau de vie (toujours inférieur à celui de 1913) des ouvriers de l’industrie. Chose plus grave, ce qu’il y a dans le pays de paysannerie aisée[119] réclame l’abolition des interdictions constitutionnelles d’employer de la main-d’œuvre salariée dans l’agriculture et d’affermer des terres, et, en général, de toutes les mesures qui, frappant les paysans les plus riches d’un impôt plus fort et les privant en outre du droit de vote, découragent les paysans moyens d’apporter la moindre amélioration à leurs exploitations de crainte de se voir classés dans cette catégorie.

La première réaction du parti à cette situation est donnée par les décisions de la XIVe Conférence d’avril 1925, dans laquelle tout le monde a été d’accord sur la nécessité d’une nouvelle retraite dans le cadre de la NEP : diminution de la taxe agricole, assouplissement des restrictions concernant l’emploi de la main-d’œuvre salariée et l’affermage et donc le développement d’un capital privé à la campagne[120].

Ce n’est qu’après coup – et face aux développements des implications de cette retraite – que se produira la rupture entre les adversaires hier encore unis de la gauche de 1923, qui se diviseront en une droite (BoukharineRykovTomski) une nouvelle gauche (ZinovievKamenev et l’ensemble de la section léningradienne du parti) et un centre (StalineMolotovKalinine). Il est pourtant impossible de comprendre le sens de ces oppositions, sans se référer aux positions antérieures du parti à l’égard de la paysannerie. Dans la phase de la guerre civile, le problème militaire et politique l’emportant sur le problème économique, le parti s’était appuyé sur les paysans pauvres, alliés naturels des prolétaires des villes, en tant que sans-réserves, dont les comités avaient joué un rôle important dans la mise sur pied de l’armée rouge. Le passage à la NEP avait poussé Lénine a mettre l’accent sur le paysan moyen, dont l’économie était un peu moins déficitaire que celles du paysan pauvre d’une part et qui, de l’autre, n’étant ni un exploiteur de main-d’œuvre ni un spéculateur comme le paysan riche, n’était pas a priori un adversaire du pouvoir prolétarien. En période de reconstruction économique, il était donc naturel que, sans dissimuler sa nature et ses défauts de petit-bourgeois, Lénine ait été amené à faire du paysan moyen une « défense impressionnante », montrant au parti que le ravitaillement des villes dépendait entièrement de cette catégorie sociale.

Il n’était encore pas du tout question de renoncer à la lutte contre le koulak en tant qu’usurier et que spéculateur, et en outre partisan potentiel de la restauration du régime de la Constituante. Tout au plus sa qualité de producteur de denrées indispensables à la ville lui valait-elle, selon Lénine, un traitement moins rigoureux que celui qu’avait subi la bourgeoisie urbaine.

En 1925, après quatre ans de tolérance à l’égard du paysan moyen et de limitation de l’économie koulak, c’est ce schéma même qui est mis en cause, non par une tendance, mais par les faits eux-mêmes, la « coopération bourgeoise »[121] sur laquelle Lénine avait fondé de grands espoirs, non de socialisme mais de modernisation de l’agriculture, n’ayant pas avancé d’un seul pas, en raison du faible développement de l’industrie. La droite est le courant qui, tirant les conclusions des faits, passe hardiment de la politique d’appui au paysan moyen à une politique favorisant le développement du capitalisme privé à la campagne; la gauche résiste violemment à ce tournant, considérant comme intangible la politique antérieure de limitation de l’économie koulak, la défense par le pouvoir prolétarien des couches les plus pauvres de la campagne contre l’exploitation et l’usure des koulaks et son assistance économique à celles-ci; quant au centre, ce n’est pas sur cette question qu’il est destiné à se distinguer : acceptant la politique de la droite par souci de sauver l’État, il désapprouve les encouragements trop voyants à la bourgeoisie rurale par anti-capitalisme petit-bourgeois et souci d’orthodoxie formelle de parti; noyant tout le débat dans des formules éclectiques, appuyant la politique de la droite au nom des principes de la phase antérieure (l’alliance avec le paysan moyen), il fait figure de « conciliateur » aux yeux de tous, alors qu’il prépare en réalité l’« épuration » du parti de ses deux ailes marxistes, et donc sa destruction. Laissant donc pour l’instant le centre de côté[122], il nous faut voir si l’opposition entre droite et gauche est réellement l’opposition entre le courant « pro-koulak » et le courant purement prolétarien que la gauche a cru et dit, en même temps qu’entre « anti-industrialistes » et « industrialistes ».

En réalité, personne dans le parti russe n’était adversaire de l’industrialisation, tout le monde sachant parfaitement que celle-ci était indispensable au relèvement et à la concentration de l’agriculture et, à des degrés néanmoins divers, dangereuse pour la dictature du prolétariat dans la mesure où elle ne pouvait se faire que sur la base du salariat et de l’accumulation du capital. La divergence ne porte pas sur la nécessité de l’industrialisation, mais sur ses voies. Pour la gauche trotskiste de 1923, l’industrialisation dépend essentiellement de la volonté d’État et du choix délibéré d’une politique d’industrialisation. Ce n’est pas un hasard si, en 1925, Zinoviev et Kamenev rejoignent cette position, en parfaite logique avec leur résistance à un tournant qu’ils jugent « en faveur du koulak ». Pour la droite, au contraire, l’industrialisation est tout autant le résultat que la condition du relèvement organique de l’économie rurale. Constatant que le premier développement de l’industrie sert à élargir la production industrielle elle-même d’une part et d’autre part à enrichir les couches sociales liées au commerce[123] au lieu de servir au développement de l’agriculture, Boukharine en conclut que le pouvoir ouvrier doit laisser la petite-bourgeoisie rurale accumuler elle-même le capital d’exercice indispensable à l’augmentation du rendement, chose impossible si l’emploi de main-d’œuvre salariée reste illégal dans les campagnes et si le parti persiste dans une politique d’assistance aux couches pauvres qui, sans les libérer de la misère, en fait des couches économiquement parasitaires. Le compromis de Boukharine est en fait un « compromis à la Lénine » : le passage direct de la petite économie parcellaire au capitalisme d État étant impossible dans les campagnes, il faut, selon lui, accepter un passage indirect par l’intermédiaire du capitalisme privé. Tout le développement – y compris celui de l’industrie d’État – étant condamné à se faire dans des formes mercantiles et de salariat, ce n’est pas plus là une renonciation au socialisme que la NEP de 1921 elle-même.

Indignée par le provocant mot d’ordre de Boukharine : « Paysans, enrichissez-vous » qui signifie non pas « mangez davantage sur le dos du prolétariat », mais accumulez le capital agricole dont l’économie a besoin pour sortir de la stagnation, puisque nous ne pouvons le faire, la gauche accusa la droite boukharinienne de « défendre le koulak » : en réalité, la droite n’ayant jamais préconisé l’abolition de la nationalisation du sol, elle ne favorisait pas la formation d’une classe de capitalistes agraires riches de terre, mais seulement d’une classe de grands fermiers de l’État employant sous son contrôle des salariés en attendant d’être elle-même expropriée lorsque le degré nécessaire de concentration du capital rural serait atteint. L’accusation de la gauche est donc insoutenable scientifiquement, même si celle-ci reste dans la tradition marxiste quand, s’appuyant sur Engels, elle objecte à Boukharine que, tout en étant adversaire de la petite propriété, le prolétariat doit pratiquer dans la question paysanne une politique distincte de la politique capitaliste qui voue à la ruine pure et simple les petits agriculteurs qu’elle abandonne sans recours à la misère et au croupissement[124]. Il n’aurait pas été difficile à la droite de répondre théoriquement à cette objection valable en notant que le pouvoir prolétarien défendait le paysan pauvre devenu salarié agricole au même titre que les salariés industriels, mais elle ne pouvait y répondre pratiquement en le protégeant réellement contre les exactions du koulak, et c’est là la raison pour laquelle jamais la gauche ne se convertit à ses vues ni même n’en reconnut la validité du point de vue marxiste.

S’il nous est aujourd’hui impossible d’identifier la politique de la droite avec une politique de « restauration du capitalisme » et de « dégénérescence social-démocrate » de l’État comme le faisait la gauche des années 1925–27, et du même coup d’identifier la politique de la gauche avec une politique qui, sans la défaite politique, aurait marché sans dévier en direction du socialisme, c’est non seulement parce qu’historiquement, ce n’est pas la droite qui a présidé à la transformation de la révolution double en révolution purement capitaliste, mais parce qu’elle avait dans une certaine mesure prévu et tenté par avance de conjurer le type particulier de « restauration capitaliste » qui s’est produit sous forme d’un tournant à gauche et qui s’est révélé pire pour le mouvement communiste mondial que ne l’aurait été celle des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires. Nulle part cela n’apparaît aussi nettement que dans le débat qui, en 1925, oppose le leader de la droite, Boukharine, à un membre de l’opposition de 1923, le « trotskiste » Preobrajenski, tandis que Trotski lui-même se tait.

La thèse de « gauche » de l’« industrialiste » Preobrajenski est la suivante[125] : l’économie d’un pays arriéré et isolé (ou même d’un groupe de pays n’ayant pas atteint le développement capitaliste maximum) où un pouvoir prolétarien dirigeant une industrie nationalisée s’efforce de créer les bases matérielles du socialisme obéit à des lois objectives qui, bon gré mal gré, finiront par s’imposer à ce pouvoir et qui sont celles de l’« accumulation socialiste primitive ». Loin d’essayer de résister à ces lois, le parti prolétarien doit donc en favoriser la manifestation par son action politique. Il doit se servir de son « monopole socialiste » (c’est-à-dire de l’autorité étatique exercée sur l’industrie et le commerce extérieur) pour pratiquer une politique des prix assurant le drainage de fonds normalement destinés aux revenus de la paysannerie vers le fonds de l’industrialisation d’État, seul moyen de mettre fin au « chantage que les koulaks exercent sur celui-ci » d’une part, et à la surpopulation rurale de l’autre. Par ailleurs, un tel drainage ne permettant pas à lui seul de dépasser rapidement le point critique où le pays de la révolution a perdu les avantages du régime capitaliste sans avoir encore ceux du régime socialiste, le « monopole socialiste » ne doit pas hésiter à opérer dans les mêmes buts une ponction analogue sur le fonds des salaires et des revenus du secteur industriel privé. Preobrajenski admettait qu’en cas de victoire révolutionnaire en Europe, cette phase d’« accumulation socialiste primitive » ne pourrait pas durer moins de vingt ans (et donc davantage sans victoire révolutionnaire) et qu’elle ne pourrait aller sans effets nettement anti-socialistes : l’exploitation (au sens économique et non moralisant du terme) de la paysannerie dont les revenus devaient selon lui croître plus lentement que ceux du prolétariat en régime de dictature ouvrière; le développement d’un énorme appareil monopoliste aux tendances parasitaires, par ailleurs nid de privilèges sociaux. Convaincu que l’« action ouvrière s’exerçant au point de vue du consommateur » suffirait à corriger les tendances parasitaires du monopole « s’exerçant du point de vue du producteur », Preobrajenski invitait néanmoins le Parti à abandonner toutes les tergiversations de la droite pour s’engager résolument dans cette voie. Ce qu’il n’avait pas prévu, c’est qu’un « monopolisme socialiste » ainsi conçu était inconciliable avec toute forme d’« action ouvrière », si bien que pour prendre une telle voie, le Parti aurait dû au préalable cesser d’être le parti prolétarien.

Boukharine qualifia d’emblée de « monstrueuse » la prétendue « loi de l’accumulation socialiste primitive », justifiant non seulement l’exploitation de la paysannerie, mais celle du prolétariat, et la renaissance d’une nouvelle classe exploiteuse dissimulée dans les replis d’un appareil d’État à étiquette socialiste. S’il ne s’agissait que de partager une fois pour toutes entre l’ouvrier et le paysan une production donnée, la « politique véritablement ouvrière », dit-il, consisterait à en obtenir la part maxima. « Mais alors il ne serait pas question de relever la production, ni de progresser vers le communisme, ni de défendre l’alliance des ouvriers et des paysans. C’est à la classe ouvrière qu’incombe le souci de l’économie nationale et elle doit assurer à ce processus la direction juste, c’est-à-dire ne pas tomber dans un corporatisme étroit en veillant uniquement à ses propres intérêts immédiats et en trahissant les intérêts généraux, d’une part, et d’autre part comprendre l’interdépendance des parties constituantes de l’économie nationale ». « Ce n’est pas en arrachant chaque année le maximum de ressources à la paysannerie pour les mettre dans l’industrie qu’on assurera le rythme maximum de développement industriel. Le rythme permanent le plus grand sera obtenu par une combinaison où l’industrie grandira sur la base d’une économie s’accroissant rapidement ». C’est l’industrie qui est le levier de la transformation radicale de l’agriculture, mais le maintien autoritaire de bas prix agricoles, les mesures empêchant la couche aisée de la paysannerie d’accumuler et les paysans pauvres de devenir des salariés en se louant non seulement provoquent le mécontentement de toutes les couches paysannes, non seulement créent à l’État d’énormes charges d’assistance, mais ils freinent l’industrialisation elle-même. Le prolétariat doit garder l’hégémonie dans l’État soviétique, mais la leçon du communisme de guerre et le sens de la NEP sont qu’il doit l’exercer par d’autres méthodes que pendant la guerre civile. Le prolétariat ne peut pas diriger l’économie tout entière : « s’il se charge de cette tâche, il est obligé de construire un appareil administratif colossal… La tentative de remplacer tous les petits producteurs, les petits paysans par des bureaucrates produit un appareil si colossal que la dépense pour le maintenir est incomparablement plus importante que les dépenses improductives résultant des conditions anarchiques de la petite production; en définitive, l’ensemble de l’appareil économique de l’État prolétarien non seulement ne facilite pas mais ne fait que freiner le développement des forces productives. Il mène directement à l’opposé de ce qu’il était censé faire ». La conclusion de Boukharine était que les thèses de Preobrajenski n’étaient qu’une idéalisation des méthodes du communisme de guerre, qu’une « nécessité impérieuse contraignait le prolétariat à détruire l’ensemble de l’appareil économique hérité de cette époque, et que s’il ne le faisait pas, d’autres forces renverseraient se domination ».

Il fallut plus de vingt-cinq ans avant que ces « autres forces » – aussi étrangères et hostiles au prolétariat et au socialisme que Boukharine l’avait craint – se manifestent, dénonçant à leur tour, avec Khrouchtchev et le reste de la bande des « déstalinisateurs », le « frein » opposé au « développement des forces productives » par « l’appareil économique de l’État » né de l’irrésistible révolution anti-bourgeoise d’octobre, mais qui, en tant qu’appareil d’État, n’eut jamais rien ni ne pouvait rien avoir de « prolétarien », la force de la classe ouvrière s’incarnant dans son parti et non dans un quelconque « appareil », et la marche au socialisme s’accompagnant non d’un renforcement dudit « appareil », mais de son dépérissement[126]; mais il ne fallut pas plus de deux ans pour que la gauche fût liquidée politiquement, pas plus de quatre pour la droite subît le même sort, c’est-à-dire pour que s’achève la destruction du parti bolchevique, que se réalise donc du même coup ce renversement de la domination politique du prolétariat que Boukharine n’avait pas moins redouté que la gauche, mais qu’il n’avait pas vu se préparer dans le débat de principe sur le socialisme dans un seul pays qui fit rage du IVe Congrès de décembre 1925 au Ve Congrès de décembre 1927, en passant par l’Exécutif élargi de 1926, et dans lequel il se couvrit d’opprobre en faisant bloc avec le centre contre la gauche, et pire, en prêtant au grossier empirisme de Staline son secours de théoricien.

Il était fatal que la juste condamnation marxiste du socialisme dans un seul pays rejaillît sur la politique économique défendue par la droite, qu’on ne fit même plus la distinction qui s’imposait entre la doctrine renégate et la politique « droitière ». C’était pourtant faux, et c’est un des grands mérites de la gauche Italienne de l’avoir montré[127]. C’est de la droite que la gauche attendait la contre-révolution qu’elle ne prévoyait que trop, c’est avec la gauche seule que la droite identifiait les dangers menaçant la révolution : or c’est le centre que personne n’avait jamais considéré comme un courant distinct, le centre dédaigné de tous qui s’« autonomisant » tout-à-coup, frappant la gauche en 1927 et la droite en 1929 avant de les massacrer moins de dix ans plus tard, fut le véritable agent de la contre-révolution. Réalisée, du moins dans sa phase initiale avec moins de fracas que les contre-révolutions qui, dans le passé, avaient mis terme à d’autres grandes révolutions historiques, elle se dissimula en outre derrière la façade du même parti. En réalité, l’autonomisation du centre par rapport à la droite comme à la gauche marxistes signifiait bel et bien l’apparition d’un nouveau parti, et la destruction du parti d’Octobre. Dans le domaine international, cela est attesté par le démantèlement de l’internationale communiste pourtant déjà bien malade d’opportunisme et par sa réduction au rôle de « garde-frontière » de l’URSS. Dans les questions intérieures, tout change également. On ne peut pas parler d’une régression économique du socialisme au capitalisme dans la mesure où, comme toute l’œuvre de Lénine le confirme, il n’y avait pas en URSS un seul atome de socialisme économique en 1927–29, mais le régime stalinien ne s’en distingue pas moins nettement du régime bolchevique en ce que, de conquête politique toujours menacée et passionnément défendue, la dictature du prolétariat, bien entendu détruite et d’ailleurs confondue avec la démocratie soviétique, y devient un credo constitutionnel intangible : en URSS l’État est « ouvrier » comme ailleurs il est monarchique ou républicain. De la même façon le socialisme cesse d’être un but encore lointain, mais en même temps une réalité définie, et donc démontrable lorsqu’elle apparaît dans l’histoire, pour devenir une sorte de principe constitutionnel; l’URSS devient « la patrie du socialisme » ce qui signifie que son économie est socialiste comme celle de la France est française ou celle de l’Allemagne est allemande. Tout doute à cet égard relève de la police : quant aux apparences contraires, ce sont des produits du sabotage et de la conspiration. C’est cette pesante palinodie qui est servilement diffusée sous le nom de « marxisme-léninisme » par les partis communistes officiels du monde entier, mais c’est par des procès conçus de façon à ce que les vieux bolcheviks les plus célèbres apparaissent « de façon indubitable » comme des saboteurs, des conspirateurs et des espions de l’impérialisme étranger que moins de dix ans plus tard l’État soviétique entreprend d’en démontrer une fois pour toute la « vérité » aux masses ouvrières de Russie et du monde. La destruction du bolchevisme a ouvert la phase de réaction la plus noire qui ait jamais affecté le mouvement prolétarien international.

La crise de 1927–28 et la liquidation de la NEP

L’élimination de la gauche unifiée du parti bolchevique en 1927 et celle de la droite boukharinienne en novembre 1929 a sonné sans discussion possible la fin du bref cycle prolétarien de la révolution, mais non du cycle révolutionnaire lui-même. La raison en est simple : il ne suffisait pas d’emprisonner et de déporter les révolutionnaires ou de les garder en otages dans le nouveau parti après de spectaculaires « abjurations » pour régler le problème paysan, premièrement; deuxièmement, l’élimination des marxistes n’impliquait en aucune façon la renonciation aux méthodes révolutionnaires, c’est-à-dire non pacifiques, dans la mesure où le marxisme n’a en aucune façon l’apanage de la violence. Bien entendu, en « épurant » le parti, la contre-révolution a voulu se débarrasser du joug des principes et du programme communiste qui, au terme de la reconstruction, devenait un frein non seulement au développement capitaliste du pays, mais aussi à la conquête de son indépendance par rapport au capitalisme occidental dont la Russie tsariste n’avait jamais été qu’une semi-colonie – un frein ressenti par elle comme odieux; mais une telle « émancipation » n’avait aucune raison de jouer dans le sens exclusif de la libération de tendances conciliatrices. Dans le domaine de la lutte de classe internationale, où le parti était au départ intransigeant, c’est bien dans ce sens et uniquement dans ce sens qu’elle devait jouer. Ce n’est pas un hasard si, de tous les opposants, Trotski fut le plus haï des staliniens : il fut le seul à combattre le conciliationnisme avec la bourgeoisie et la social-démocratie mondiale, dont l’opportunisme de Zinoviev et de Boukharine s’accommodait au contraire fort bien. Mais dans le domaine économique, c’est tout le contraire qui est vrai, la position de départ du parti étant sur ce terrain une position de compromis[128]. Bref, la logique de la contre-révolution stalinienne ne comportait nullement le passage à la conciliation universelle, mais seulement l’inversion des positions bolcheviques authentiques : conciliation en politique internationale, mais méthode « révolutionnaire » dans le domaine intérieur dans la mesure où la conservation de l’État et l’indépendance nationale l’exigeaient. Aisément compréhensible aujourd’hui, cette logique n’en jeta pas moins le désarroi parmi les communistes formés dans la lutte contre la déviation réformiste (et aussi syndicaliste-révolutionnaire) obéissant à une logique différente. Cette inversion les plaça en outre dans une position ambiguë puisqu’elle les amena à faire au parti stalinien dont ils avaient jusque là dénoncé le conciliationnisme, le reproche apparemment contradictoire de vouloir trancher par la violence la question paysanne. Ainsi l’opposition présenta-t-elle toutes les apparences de la mauvaise foi, tandis que le parti stalinien, en retournant bravement à des méthodes de guerre civile dans les années 1920–30, donnait l’impression « d’avoir plus de droits que l’opposition de gauche (et à plus forte raison que celle de droite) à se proclamer le champion du communisme intransigeant »[129].

Sans une contre-révolution politique préalable, la « dékoulakisation » et la prétendue « collectivisation » forcée n’auraient pas été possibles, et c’est précisément parce que jamais un parti réellement marxiste et prolétarien n’aurait pu accomplir une telle œuvre que sa défaite était inévitable, car il est parfaitement vrai qu’elle « répondait à une nécessité historique » et que tout le complexe de conditions de tous ordres existant en 1929–30 et hérité de l’époque précédente ne permettait aucune autre politique[130]. Ceci dit, il est faux que cette dékoulakisation et cette « collectivisation » forcée aient répondu à un plan concerté, et à plus forte raison qu’elles aient depuis toujours été prévues dans le programme bolchevique pour le jour où la reconstruction serait achevée. C’est simplement là une justification a posteriori du démantèlement du parti qui tend précisément à en nier le caractère contre-révolutionnaire : elle suggère que, sur la voie de la « seconde révolution », du « nouvel Octobre » (ces canailles osèrent parler d’« Octobre paysan » !) harmonieux compléments de la « première révolution », de l’Octobre 1917, le parti s’était heurté à la résistance d’« opportunistes », de « pacifistes », d’« ennemis des moujiks » et d’« amis des koulaks » qui en avait retardé la venue jusqu’en 1929–30. C’était une version fort efficace puisqu’elle mettait trotskistes et boukhariniens dans la posture de néo-menchéviks et de néo-socialistes révolutionnaires, et Staline dans le rôle d’un nouveau Lénine, mais cette belle symétrie s’écroule dès qu’on expose exactement le déroulement de la prétendue « seconde révolution d’Octobre » et surtout ses effets économico-sociaux. La réalité de la révolution agraire de 1929–30 subsiste bien entendu[131], mais tout l’éclat non seulement « socialiste », mais simplement « progressiste » dont les fossoyeurs du parti bolchevique ont voulu la nimber s’éteint piteusement; la nature de la cause qu’elle a réellement servi éclate aux yeux, et du même coup le caractère odieusement défaitiste de la comparaison entre l’universel Octobre prolétarien et communiste et les convulsions confuses et douloureuses dont est finalement sortie la Russie capitaliste № 2.

Une semaine après le XVe Congrès, qui avait condamné les positions de la gauche et repoussé la demande de réintégration d’un certain nombre de ses membres, les villes russes sont à nouveau menacées de famine et des incidents éclatent entre les collecteurs de blé et les paysans qui réclament de nouvelles augmentations de prix. En janvier 1928, la quantité de blé livrée au marché se révèle inférieure de 25 pour cent à celle de l’année précédente, le déficit par rapport au minimum nécessaire pour l’alimentation urbaine étant de deux millions de tonnes. Au congrès, Staline s’était moqué des « paniquards » de la gauche, « qui appellent au secours dès que les koulaks pointent leur nez dans un coin », mais lorsque le Bureau politique se réunit le 6 janvier pour examiner la situation, c’est au stockage des koulaks qu’il impute la crise. Des mesures d’urgence sont prises en secret : ordre est donné d’appliquer aux koulaks l’article 107 du code criminel prévoyant la confiscation des stocks des spéculateurs et, pour les encourager à la détection, la distribution d’un quart des grains saisis aux paysans pauvres. Les résultats sont faibles, ce qui semble attester qu’il s’agit beaucoup plus d’une pénurie réelle que d’un stockage spéculatif. De février à juillet, une véritable mobilisation de la ville contre la campagne, des paysans pauvres contre les koulaks est organisée; des commandos de jeunes ouvriers encadrés par une dizaine de milliers de militants du parti sont envoyés contre les ruraux, les paysans pauvres invités à « mener la lutte de classe » contre les riches et à participer aux saisies sur la promesse d’une distribution d’une fraction du butin. Des nouvelles mesures d’exception sont prises publiquement : emprunts forcés, interdiction de la vente et de l’achat direct au village. Quant à la presse elle dénonce non seulement « la renaissance koulak », mais l’envahissement du parti et de l’appareil d’État par des éléments « qui ne voient pas les classes au village » et qui « cherchent à vivre en paix avec le koulak », c’est-à-dire la droite dont la politique a été réaffirmée quelques mois plus tôt. Tandis que la peur de la famine règne dans les villes, l’atmosphère du communisme de guerre revit dans les campagnes; la paysannerie résiste : selon Boukharine, l’État aurait eu à réprimer plus de cent cinquante révoltes paysannes dans les six premiers mois de 1928. En avril, grâce aux saisies qui ont frappé toutes les catégories de paysans, les stocks des villes sont suffisants pour écarter le spectre de la famine; le Comité central condamne alors « l’arbitraire administratif, la violation de la loi révolutionnaire, les raids contre les maisons des paysans et les fouilles illégales », interdit les confiscations (sauf en cas de stockage spéculatif) et l’emprunt obligatoire, rétablit enfin la liberté de vente et d’achat au village. Staline affirme : « La NEP est la base de notre politique économique et le restera longtemps encore »; mais il suffira que la crise du grain semble rebondir pour que le mois suivant, en mai 1928, le même Staline expose dans un discours public une ligne nouvelle en rupture avec la ligne de droite du XVe Congrès : la solution de la crise du blé, affirme-t-il maintenant, réside dans « la transition des fermes paysannes individuelles aux fermes collectives »; par ailleurs, « il ne faut en aucune circonstance retarder le développement de l’industrie lourde ni faire de l’industrie légère qui travaille pour le marché la base de l’industrie dans son ensemble ». Bien loin d’avoir défendu comme il le prétendra a posteriori, une ligne propre, une ligne de parti distincte et opposée tant à la « déviation de gauche » qu’à « celle de droite », le centre stalinien a donc oscillé au gré de la crise, soutenant la politique économique de la droite contre la gauche d’abord, puis ralliant celle de la gauche et l’imposant à la droite à la première difficulté, ne manifestant de constance et de continuité que dans une seule chose : la démolition systématique du parti de Lénine.

La droite, elle, maintient intégralement les positions qu’elle n’a cessé de défendre depuis la première polémique de 1923, non par aveuglement, mais parce qu’elles répondent à des raisons de principe plus fortes que les suggestions de la crise. C’est pourquoi il convient d’évoquer l’ultime bataille livrée par Boukharine en réponse au tournant « gauchiste » de la fraction stalinienne en mai 1928. Boukharine concède alors que l’augmentation de la production agricole dépend du remplacement progressif des entreprises capitalistes par les coopératives de paysans moyens et pauvres et du passage, sur cette base, de la petite à la grande entreprise, mais il maintient que ce processus se fera sur la base de l’essor des exploitations individuelles et non pas grâce à une pressuration économique de la paysannerie. Il concède de même que le développement de l’agriculture dépend du développement de l’industrie, mais en même temps qu’il repousse l’idée d’une accélération des rythmes de l’industrialisation, il met en garde contre la source de la pression qui s’exerce dans ce sens : « le gigantesque appareil d’État où se sont nichés des éléments de dégénérescence bureaucratique, absolument indifférents aux intérêts des masses, à leur vie, à leurs intérêts matériels et culturels », « les fonctionnaires.., prêts à élaborer n’importe quel plan ». Malgré les sarcasmes de la gauche qui voit dans la crise une confirmation éclatante de ses propres positions, ce que Boukharine défend en cette phase ultime de la lutte, c’est le programme de Lénine, c’est-à-dire le principe du contrôle par le parti de la tendance naturelle du capital, même étatisé, à l’accumulation forcenée sur le dos de la classe ouvrière et des paysans, tendance dont l’appareil d’État est le canal naturel, l’agent aveugle et inerte, mais qui ne peut manquer de triompher de toutes les volontés socialistes si par malheur, au lieu d’essayer de maintenir son contrôle sur cet appareil, le Parti se met à obéir a ses injonctions, qui ne sont que les injonctions du Capital impersonnel, en inscrivant à son propre programme l’« accélération de l’industrialisation ». Ce faisant, Boukharine défend aussi la conception marxiste du rôle de la dictature prolétarienne contre l’altération que, sans s’en rendre compte, la gauche lui a fait subir, sous la suggestion d’une ambiance économique caractérisée par l’insuffisance du développement capitaliste. Dans la doctrine marxiste qui repose sur l’hypothèse d’une révolution survenant dans un pays capitaliste avancé, le rôle de la dictature prolétarienne est de briser les entraves s’opposant à l’avènement d’une économie nouvelle, un point c’est tout. A ce stade, il n’existe aucune opposition entre le parti d’une part, l’appareil de l’État de l’autre : dans la mesure où la volonté révolutionnaire du parti va dans le sens des exigences d’une société que les impératifs de l’accumulation du capital condamnaient à une crise perpétuelle et qui, précisément pour cette raison, a dû passer par une révolution violente, rien de plus facile au parti que de diriger la machine de l’État dans la direction voulue par lui, cette machine n’ayant aucune énergie propre, n’étant par elle-même, s’il est permis de faire une image, qu’une carrosserie, le moteur se trouvant évidemment ailleurs. Ce que Boukharine tente vainement de faire comprendre à ses adversaires[132], c’est qu’au stade très inférieur de la lutte pour le socialisme où se trouve la Russie (au stade où ce sont les bases matérielles mêmes de ce socialisme qui manquent) il n’y a pas du tout inversion du rôle du parti et de la dictature prolétarienne qui, de briseurs d’entraves, se transformeraient en forces de « construction » et d’« édification ». La seule véritable force de « construction » et « d’édification » se trouve dans la dynamique même d’une économie encore arriérée qui tend tout naturellement au capitalisme. A ce stade, l’influence de la volonté révolutionnaire, du facteur politique de la dictature de classe, s’exerce avec des résultats tout différents de ceux qu’elles auraient à un stade plus avancé, mais elle ne peut pas s’exercer d’une autre façon : parti et dictature n’ont d’autres moyens d’agir sur l’économie que d’interdire ou lever des interdictions; la difficulté est que, s’ils interdisent tout développement capitaliste, ils bloquent en même temps tout progrès, ce qui les condamne à sauter comme un frein réactionnaire à brève échéance, et que s’ils lèvent toutes les interdictions ils renoncent à toute influence. S’ils croient cependant pouvoir échapper à cette dure alternative en renonçant à leur rôle strictement politique, en tentant d’assurer directement une tâche économique, c’est pire encore : ce n’est pas leur influence qu’ils perdent, c’est leur propre nature d’instruments du prolétariat. Ainsi c’est au moment où ils croient atteindre au maximum d’influence que s’annule justement ce que leur influence a de spécifique. La dynamique de l’économie trouve en effet dans l’appareil de l’État qui s’est substitué à la classe bourgeoise du fait de la révolution sa courroie naturelle de transmission. Au stade inférieur de la lutte pour le socialisme, il existe donc entre le parti et cet appareil un conflit latent, inconcevable à un stade plus élevé où, ayant perdu l’initiative historique, le capitalisme perd aussi largement le pouvoir de disputer au parti prolétarien l’influence sur l’appareil d’État; ce conflit dérive tout simplement de celui qui oppose le parti communiste au capitalisme qu’il ne peut interdire, mais qu’il ne peut renoncer à limiter sans se renier. En se proposant d’accélérer l’industrialisation, en déplaçant toutes les ressources de l’industrie légère à l’industrie lourde, c’est précisément ce que ferait le parti, car une telle politique signifierait son abdication devant la dynamique capitaliste de l’économie dont, en l’absence d’une classe capitaliste constituée, l’appareil économique de l’État se trouve traduire toutes les exigences, sans égard pour les besoins de la classe prolétarienne et des masses en général. Tout cela explique que dans le domaine industriel, Boukharine préconise des mesures qui, à la gauche, semblent d’une modestie dérisoire eu égard à l’immensité des besoins : qu’on se contente de maintenir le rythme d’accroissement déjà atteint en comprimant les énormes dépenses improductives, en abrégeant les temps de production douze fois supérieurs à ceux de l’industrie avancée des États-Unis, en luttant contre le gaspillage, la quantité des matériaux employés en Russie pour une production donnée atteignant une fois et demie ou deux fois ce qu’elle est en Amérique, bref qu’on rationalise, qu’on économise au lieu de chercher à battre des records de vitesse. Le souci qui l’inspire est évident : que l’industrialisation nationale ne vienne pas peser trop lourdement sur la condition des travailleurs. C’est un souci de classe auquel le centre stalinien est totalement inaccessible, mais l’avertissement est prophétique : la preuve en est que, face à l’industrialisation stalinienne, la critique de Trotski lui-même prendra des accents « boukhariniens ».

Du discours de mai 1928 (qui marqua le tournant de Staline dans la question paysanne et dans celle de l’industrialisation) à avril 1929, où pour la première fois Boukharine est dénoncé comme le chef de la droite, et à novembre 1929, où il capitule, la lutte se déroule selon le schéma stalinien habituel : « épuration » du parti d’une part, et violente campagne contre l’infiltration des koulaks en son sein[133], mais oscillations perpétuelles dans la politique économique. En juillet 1928, le Comité central prend en effet « à l’unanimité » des mesures de droite[134] : seconde interdiction des perquisitions et des saisies chez les paysans, et augmentation de 20 pour cent des prix du blé. Pourtant, en même temps, la fraction stalinienne réclame une « lutte cruelle contre le koulak », accuse la droite de n’être « ni marxiste, ni léniniste, mais formée de philosophes paysans tournés vers le passé ». Selon son éclectisme habituel, Staline ne s’en défend pas moins de vouloir tourner le dos à la NEP et parle de « nouvelle étape » dans le cadre de celle-ci; en juillet 1928, il écrit encore : « Il y a des gens qui pensent que l’exploitation agricole individuelle est au bout de ses forces et que ce n’est pas la peine de la défendre. De telles gens n’ont rien de commun avec notre Parti ». Fin 1929, le premier plan quinquennal approuvé par le parti prévoit qu’en 1933, 20 pour cent seulement de la surface cultivée serait « collectivisée », c’est-à-dire exploitée par des coopératives paysannes. Au printemps de 1929[135], Staline soutient encore que « l’exploitation individuelle continuerait à jouer un rôle prédominant dans le ravitaillement du pays en produits alimentaires et matières premières ». Quelques mois plus tard, la prétendue « collectivisation générale » battait son plein.

La prétendue « seconde révolution » dont la phase violente couvre toute la seconde moitié de 1929 et dure jusqu’au début de mars 1930 ne revêtit pas seulement le caractère d’une improvisation effectuée sous la pression des faits, mais encore celui d’un compromis, le pire qu’on ait pu faire. Tout d’abord, la forme de « collectivisation » prévue dans le discours de Staline en mai 1928 n’est pas le sovkhose, ou entreprise d’État dirigée par un quelconque fonctionnaire et employant une main-d’œuvre salariée, mais l’artel, forme de kolkhoze intermédiaire entre la simple société de culture et la commune. En ceci, Staline n’a en rien innové, puisqu’au cours des années précédentes, aucun bolchevik n’a jamais affirmé qu’il était possible de généraliser rapidement la forme sovkhosienne alors que l’État ne disposait ni de l’énorme capital d’exercice (machines, outils, engrais, etc…) ni de l’immense main-d’œuvre qualifiée (agronomes et mécaniciens) nécessaires pour permettre sa substitution directe à l’entreprise parcellaire, et pas davantage que le régime pourrait survivre à la tentative de transformer en purs salariés des millions et des millions de petits-paysans. Par contre, Staline donne, grâce à la démagogie anti-koulak, une forte empreinte opportuniste à la politique qu’il préconise : c’est cette démagogie anti-capitaliste qui sert à faire passer l’artel, simple coopérative fonctionnant comme une entreprise autonome par rapport au marché, pour une forme communiste, alors qu’elle est encore inférieure à la forme capitaliste d’État du sovkhose, elle-même simple levier de la transformation socialiste dans certaines conditions. Il s’agit d’une énorme falsification tendant à assimiler la rivalité des paysans pauvres et moyens avec les paysans riches pour la jouissance de la terre et de ses produits à la lutte révolutionnaire du prolétariat contre la bourgeoisie. Or le parti marxiste savait fort bien depuis le « Manifeste » que seule cette lutte était émancipatrice, tandis que celle des couches liées à la propriété privée pour défendre leurs conditions d’existence était réactionnaire, cherchant à faire tourner en arrière la roue de l’histoire. Ceci dit, la forme kolkhosienne, qui finalement l’emporta après de violentes convulsions et dont le « statut » ne fut défini qu’en 1935, fut encore inférieure à l’artel, non parce que le gouvernement l’avait voulu mais parce qu’il dut bien en passer par là, ce qui n’en démontre que mieux la stupidité de l’optimisme bureaucratique qui en 1929–30 prétendait « introduire le communisme dans l’agriculture ».

Ce qui est assez délicat à établir, ce sont les rapports exacts entre « collectivisation forcée » et « dékoulakisation ». S’il était possible d’imputer la crise agraire de 1927–29 à l’extension de l’économie koulak, la chose serait aisée : menacé de chute par le chantage économique du koulak, le pouvoir soviétique n’aurait trouvé le salut qu’en livrant la classe paysanne riche en pâture aux convoitises des couches plus pauvres, c’est-à-dire en leur remettant ses terres et ses machines, quitte ensuite à user de la force pour les faire entrer elle-mêmes dans des coopératives, qui, même sans l’équipement technique indispensable à l’accroissement du rendement agricole, pouvaient fournir un produit global plus en rapport avec les besoins des villes du seul fait de la substitution du travail associé au travail individuel. Or ce qui semble précisément des plus contestables (malgré la confluence de l’opposition de gauche et des staliniens sur ce point, ou peut-être en raison même de cette confluence), c’est que la baisse des stocks agricoles disponibles sur le marché ait été due non pas à l’extension de la petite production parcellaire du paysan moyen (seredniak), mais bien à celle de l’entreprise capitaliste du paysan riche et spéculateur (koulak). Le discours prononcé par Staline en personne le 27 décembre 1929 pour justifier « la liquidation du koulak en tant que classe » infirme sans qu’il s’en rende compte cette thèse, puisqu’il établit que la production koulak était respectivement de 1900 millions de pouds de grains avant la révolution et de 600 millions en 1927, tandis que celle des seredniaks et des biednaks était passée de 2500 millions à 5000 millions de pouds dans le même temps. Le souci de montrer l’avantage tiré par la paysannerie pauvre et moyenne de la révolution d’Octobre explique l’exagération manifeste de cet accroissement de 100 % (!), mais les chiffres concernant l’économie koulak indiquent tout le contraire d’un renforcement de celle-ci.

Dans ce cas, le tournant de 1929 s’expliquerait non tant par l’urgence du danger koulak que par le fait que la voie boukharinienne de transformation progressive des petits-producteurs parcellaires en salariés des koulaks par le jeu exclusif du marché était beaucoup trop lente, alors que la liquidation de la petite-production était devenue une nécessité vitale; plutôt que comme l’origine de la « collectivisation forcée », la dékoulakisation apparaît alors comme son complément : l’expropriation des paysans riches en faveur des kolkhozes constituait à la fois un faible élément de démarrage économique pour ces coopératives démunies d’outillage, un camouflage anti-bourgeois de l’offensive du capitalisme étatique contre la petite-bourgeoisie et sous-bourgeoisie rurales, c’est-à-dire une compensation démagogique que l’État leur offrait pour mieux les plier à sa dure contrainte et enfin le plus sûr moyen d’empêcher les ruraux de se regrouper autour des plus entreprenants (parce que les moins misérables) et de résister à la dictature de la ville. La première interprétation est plus cohérente avec les positions de la gauche, la seconde avec celles de la droite marxiste, mais que l’on adopte l’une ou l’autre, la conclusion est la même : la politique du pseudo-centrisme stalinien fut résolument anti-marxiste et antiprolétarienne.

Ce sont d’une part le succès des réquisitions forcées de grains, de l’autre les rapports encourageants des institutions de l’État sur le mouvement de formation des coopératives dans la seconde moitié de 1929 qui incitèrent la fraction stalinienne à pousser la « collectivisation » bien au-delà des limites primitivement fixées. En effet. ces succès attestaient que dans son ensemble la paysannerie était bien moins capable de résistance qu’on ne l’avait craint et que ses couches paysannes pauvres étaient en outre plus accessibles à la campagne en faveur de la collectivisation qu’on ne l’avait espéré. Staline étant incapable de respecter des principes quelconques, il suffisait que la peur inspirée par la paysannerie se fût estompée pour qu’il liquidât les dernières hésitations qui, jusqu’à la mi-1929, le liaient encore à la droite. Peu importe qu’en 1929, on n’ait disposé que de 7000 tracteurs, alors que de l’aveu même de Staline 250 000 auraient été nécessaires; peu importe que la « collectivisation » de 5 à 8 millions d’exploitations minuscules utilisant encore l’araire de bois n’ait en rien ressemblé à la conquête d’un mode de production supérieur : ordre fut donné à l’administration de « hâter la collectivisation » et de « frapper si fort le koulak qu’il ne puisse se relever ». D’octobre 1929 à mai 1930, la proportion des familles encadrées dans des kolkhozes passera officiellement de 4,1 % à 58,1 % sans que le nombre des machines ait bien entendu sensiblement changé. Mais ce résultat aura été obtenu au prix d’une lutte telle, il aura eu des effets économiques si désastreux, il aura provoqué une telle aggravation de la tension entre villes et campagnes que Staline devra mettre fin lui-même à sa « révolution » administrative. Si l’on tient pour exacte la statistique fixant à 1 million et demi ou deux millions le nombre des chefs d’exploitations agricoles prospères, à 5 millions, voire 8 millions, celui des exploitations pauvres et à un chiffre allant de 15 à 18 millions celui des exploitations moyennes, il est clair qu’englobant plus de la moitié des exploitations paysannes, la constitution forcée des kolkhozes a largement touché la paysannerie moyenne, d’autant plus largement que les familles des koulaks en étaient exclues. C’est là tout le secret du caractère violent pris par l’opération, l’attachement du paysan à sa parcelle augmentant « avec la rente différentielle », comme le notait Trotski dans un article que nous citons ci-dessous; mais il est probable que les couches les plus pauvres l’ont vraiment accueillie avec l’enthousiasme qu’on a dit[136], dans la mesure où elle n’aggravait pas leur situation déjà désespérée.

Il faut laisser au libéralisme bourgeois la thèse simplette selon laquelle « si on avait laissé les paysans tranquilles, tout se serait bien mieux passé en URSS » et qui, inspirée par une horreur ultra-morale, mais bien hypocrite, de la violence, a le grave tort d’oublier que nulle part dans le monde le mode de production capitaliste ne s’est implantée sans elle, ne ménageant pas plus les petits producteurs, lors de son accumulation primitive, que les prolétaires eux-mêmes. Ceci dit, sans la moindre concession a l’idéologie pacifiste de son adversaire, le parti prolétarien ne pouvait ni ne peut approuver une politique qui, sous prétexte d’accélérer la marche de l’histoire, ne pouvait que la retarder démesurément, sans compter qu’elle exposait la politique communiste aux plus sinistres comparaisons avec les pires exploits des classes dominantes du présent et du passé. « La liquidation du koulak en tant que classe » (euphémisme officiel suggérant qu’on n’en voulait nullement aux millions de paysans aisés ni aux membres de leur famille, mais seulement à leur mode de production) et la « collectivisation accélérée » se traduisent en effet par le déracinement et la déportation d’une dizaine de millions d’hommes (l’URSS compte alors 160 millions d’habitants). Tantôt les petits paysans se partagent avec avidité les dépouilles des koulaks, tantôt ils font bloc avec eux, et alors les villages rebelles sont entourés de mitrailleuses et forcés de se rendre. Le pillage auquel se livrent certaines brigades urbaines, les excès de zèle d’une administration ignorante ou terrifiée qui « collectivise » jusqu’aux chaussures, aux vêtements et même aux lunettes des ruraux, la corruption cynique d’autorités revendant aux « koulaks » les biens dont elles les ont dépouillés, tout cela décuple le désespoir des paysans qui non seulement assassinent autant de « communistes » (et en général les citadins) qu’ils peuvent[137], mais tuent le bétail, voire détruisent le matériel et brûlent les récoltes pour ne rien apporter à la ferme collective dans laquelle ils savent qu’ils ne recevront guère qu’un salaire d’ouvrier. Le pouvoir stalinien attendra trois ans (janvier 1934) avant de révéler l’immense ravage économique ainsi provoqué : la disparition de 55 % des chevaux (18 millions de têtes) dans un pays presque sans tracteurs, de 40 % des bêtes a cornes (11 millions), 55 % des porcs, 66 % des moutons, et la transformation en friches de vastes étendues cultivées. Des insurrections s’allumèrent dans toute l’Union[138]. L’opération gouvernementale improvisée dans l’euphorie dégénérait donc en guerre civile, mais dans cette guerre civile le pouvoir stalinien ne pouvait bien fermement compter ni sur l’Armée rouge, où un très grand nombre d’officiers se révélèrent fils de koulaks et dont les soldats étaient en majeure partie des paysans[139], ni même sur la classe ouvrière des villes qui, en 1929, était essentiellement formée d’émigrants récents des campagnes, et qui perdit d’autant plus vite sa sympathie du début pour la « collectivisation » que plus la pression sur les paysans s’accentuait, plus la situation alimentaire devenait mauvaise. Par ailleurs, une pareille politique risquait de provoquer une limitation des semailles de printemps bien plus considérable encore que celle des années précédentes et donc une crise du ravitaillement qui risquait cette fois de sonner le glas du pouvoir soviétique. Ce danger mortel contraignit Staline à publier le 2 mars 1934 dans la « Pravda » l’article tristement fameux « Le Vertige du succès » dont le retentissement dans tout le pays (qui le considéra comme un décret) fut immense. Il y dénonçait l’emploi de la contrainte pour faire entrer les paysans dans les kolkhozes (alors que quelques mois plus tôt, il traitait de haut Engels et sa prudence), la confusion entre paysans moyens et koulaks, la constitution purement administrative, sans préparation suffisante, des fermes collectives, l’instauration de communes au lieu d’artels, en rejetant bien entendu la faute sur les militants et les fonctionnaires qui subirent une nouvelle et rigoureuse « épuration ». Cet article fut suivi le 15 mars 1929 d’un décret du parti décidant que désormais l’entrée des paysans dans les kolkhozes serait exclusivement volontaire, que la « dénaturation intolérable de la lutte de classe à la campagne » devait cesser (mais « la liquidation du koulak en tant que classe » se poursuivre sans relâche) et, fait symptomatique, il fallait aussi mettre fin à la propagande anti-religieuse intensive et à la fermeture obligatoire des églises ! Le décret ayant en outre autorisé les paysans à quitter les kolkhozes déjà constitués, la « décollectivisation » fut plus rapide encore que la « collectivisation » : le nombre de familles organisées en coopératives tomba des 58 % officiels (beaucoup plus dans les terres à blé, moins ailleurs) à 23 %. La confusion fut extrême, mais tout à fait incapable d’une politique propre, la paysannerie cessa sa résistance dès que la pression fut relâchée. C’est grâce à cela et aussi au fait que la récolte de 1930 se trouva être bonne que le régime qui avait frôlé l’abîme dut de tenir bon. C’est ainsi, dans le mensonge et la violence, la vantardise et le reniement, qu’en moins de trois ans, une Russie capitaliste nû 2 surgit de l’U.R.S.S. de la NEP, sous la poigne de fer de Staline, fossoyeur du bolchevisme. La crise sans précédents de 1929–30 qui succède à tant d’autres épreuves, la profondeur des antagonismes sociaux que « la disparition de la bourgeoisie » n’atténue en rien, mais que l’isolement national exaspère, tout cela l’a marquée pour longtemps d’une empreinte sinistre, mais originale, et c’est pourquoi, sous le masque du socialisme, elle en aura pour un demi-siècle encore à déconcerter et parfois terrifier le monde.

Notes :
[prev.] [content] [end]

  1. Trotski attachait une telle importance à la question économique qu’il centra tout son effort sur elle, renonçant à toute intervention sur la question géorgienne dans laquelle étaient compromis Staline, Ordjonikidze et Dzerjinski, alors que, déjà en proie à la seconde attaque de maladie, Lénine l’avait, le 5 mars, expressément chargé« de défendre la cause géorgienne ». De même, alors que Lénine avait annoncé son intention de « lancer une bombe » contre Staline au congrès, s’il pouvait y participer, Trotski se tait pendant les dénonciations de l’appareil et de la troika StalineKamenevZinoviev auxquelles se livrent aussi bien Boukharine (qui qualifie de chauvine la politique de Staline à l’égard des nationalités) que Preobrajenski (qui s’en prend au régime intérieur du parti) ou Rakovski, dénonçant lui aussi la « russification » au nom de la délégation ukrainienne. Contre le désir expressément exprimé de Lénine qui, dans la nuit du 5 au 6 mars, avait envoyé une lettre de rupture à Staline qui, de sa part, en dit long sur le jugement politique qu’il portait sur lui, Trotski ne s’opposera en rien à la réélection de Staline au secrétariat politique, proclamant la solidarité du bureau politique et du comité central et appelant le parti à la discipline. Il est donc clair que, pour Trotski, la question de la politique économique est la question capitale en mars 1923; mais il ne prévoit nullement encore la campagne qui ne se déclenchera qu’à l’automne sur sa prétendue « sous-estimation de la paysannerie », et qui est une campagne purement politique à prétextes sociaux ! [⤒]

  2. L’entrée de Trotski dans l’opposition en octobre, alors qu’en mars, il fait des efforts désespérés pour apaiser la tension, provoquée dans le parti par la lutte toute parlementaire de la troïka pour le pouvoir, s’explique par les graves événements de l’été. La situation économique s’étant aggravée, les salariés ne sont plus payés; des grèves sauvages éclatent, dans lesquelles des membres du parti qui n’ont pas accepté la NEP interviennent pour en prendre la tête. Il s’agit de Myasnikov et d’une trentaine de membres de son groupe, dit « le Groupe ouvrier » et du vieux Bogdanov et de son groupe « Vérité ouvrière ». Ces militants seront exclus mais – chose plus grave – ils auront d’abord été arrêtés par la Guépéou et emprisonnés, ce qui donnera au chef de celle-ci, Dzerjinski, l’occasion de demander au bureau politique que « chaque membre du parti soit tenu de dénoncer à la Guépéou toute activité d’opposition ». A Trotski qui avait une attitude très réservée à l’égard des appels de l’opposition (et surtout de Preobrajenski et Boukharine) « pour la restauration de la démocratie dans le parti », cette requête révélera une telle « détérioration de la situation à l’intérieur du parti depuis le XIIe Congrès » qu’il rompra sur le champ l’alliance à laquelle il s’était contraint avec ZinovievKamenevStaline. [⤒]

  3. Il s’agit de Molotov et de Mikojan, qui ironisent lourdement sur les projets de planification de l’industrie pour plusieurs années et reprochent à l’opposition de vouloir faire prévaloir des conceptions bureaucratiques en économie et sacrifier la paysannerie au développement de l’industrie. [⤒]

  4. Ces « glavs » étaient les directions économiques centrales édifiées pendant le communisme de guerre et qui géraient autoritairement l’industrie étatique en l’absence de tout échange et de tout marché. Elles furent dissoutes en 1921 en même temps qu’était rétablie la liberté du commerce. [⤒]

  5. Dans la période de préparation au XIIe Congrès, c’est Rykov (futur représentant de la droite) qui, tout en constatant que le capital de fondation et de roulement de l’industrie d’État avait continué à diminuer en 1922–23, jugeait néanmoins qu’en 1923, l’industrie d’État devait produire des bènéfices, « espérance optimiste » que Trotski dit ne pas partager. [⤒]

  6. Symptôme alarmant, qui en dit long sur l’état d’épuisement des forces saines du parti, surtout après la défaite précédente d’octobre 1923 en Allemagne, cette défaite provoque le suicide de vieux militants comme Loutovinov et Eugénie Bosch, d’un des secrétaires de Trotski, Glatzmann, et de plusieurs militants obscurs de l’opposition. De nombreux oppositionnels payent d’une mutation la défense de leurs positions, ce qui intimide les moins trempés, qui se promettent d’être désormais prudents. [⤒]

  7. Victoire complétée, en janvier 1925, par l’élimination de Trotski du commissariat à la guerre, et donc du gouvernement, à laquelle celui-ci se soumit avec une parfaite discipline et sans s’abaisser jamais à une polémique personnelle. [⤒]

  8. Chose très difficile à établir, étant donné que les deux courants en lutte dans le parti disent à ce sujet les choses les plus contradictoires, les observateurs étrangers étant pour leur part, tellement frappés par la terrible arriération de l’ensemble de l’agriculture russe que la distinction entre paysans pauvres, moyens et riches (biedniaks, seredniaks et koulaks) leur semble sans grande signification économique, quand ils ne vont pas jusqu’à affirmer que les « koulaks » ne sont qu’une invention d’administrateurs locaux empressés à appliquer les directives du parti (qui, pour des raisons politiques, attache la plus grande importance à la différenciation sociale au sein de la paysannerie), quitte à falsifier les états portant le relevé des effectifs des diverses catégories dans leur secteur.
    La supposition n’aurait pas choqué Lénine qui notait à la fin de sa vie : « Notre appareil d’État ne vaut absolument rien » et qui, dès mars 1919, au VIIIe Congrès du Parti, remarquait : « les éléments honnêtes parmi les ci-devant fonctionnaires ne sont pas venus travailler avec nous à cause de leurs idées retardataires, tandis que les arrivistes sont dépourvus d’idées, dépourvus d’honnêteté, et ils se jettent vers nous parce que les communistes sont maintenant au pouvoir ». Selon la gauche, en 1925, les véritables bénéficiaires de la NEP auraient été environ 3 à 4 % des paysans; ceux-ci, les koulaks, auraient détenu de façon illicite à cette époque, la moitié des terres ensemencées (cédées par les paysans pauvres ou moyens qui n’avaient pas les moyens de les travailler, ou du moins d’en tirer leur subsistance) et 60 % des machines; 2 % des koulaks les plus riches auraient fourni 60 % des produits jetés sur le marché; ils détiendraient les 3/4 des terres illégalement louées, sur lesquelles ils emploieraient, toujours illégalement, 3 millions et demi de salariés agricoles et plus d’un million et demi de journaliers percevant des salaires inférieurs de 40 % à ceux d’avant-guerre. Ces chiffres cités par Victor Serge dans « Vers l’industrialisation » et repris par P. Broué dans son « Parti bolchevique » sont invérifiables. [⤒]

  9. Même Trotski admettra que c’étaient là des concessions inévitables tout en affinant qu’elles l’étaient devenues par la faute de la « direction » qui avait négligé les efforts indispensables pour une industrialisation plus rapide. [⤒]

  10. Par « coopération », les bolcheviks entendent toutes les formes de travail associé de la simple « tovarichtchestvo » (ou société de culture en commun) à l’artel et à la commune, cette coopération n’atteignant le stade du capitalisme d’État que dans le sovkhose. Dans la « tovarichtchestvo », la terre est cultivée en commun, mais le bétail et autres objets restent propriété privée. Dans l’artel, non seulement la terre est cultivée en commun, mais tous les animaux d’exploitation et le bétail destiné à la consommation sont propriété de l’association, et non de ses membres (dans ce sens, le futur kolkhoze est au-dessous du niveau de l’artel). Dans la commune, les maisons elles-mêmes, les jardins et les animaux de basse-cour sont propriété de l’association. La répartition du produit est égalitaire et non rapportée à la prestation individuelle réelle de travail : c’est donc une véritable association communiste du point de vue interne, mais ses rapports avec l’extérieur sont mercantiles et bourgeois. Dans le sovkhose, la propriété du capital d’exploitation passe en totalité à l’État et les coopérateurs deviennent de purs salariés. [⤒]

  11. Il faut néanmoins relever que, dans son opportunisme foncier, Staline était allé, devant les troubles de Géorgie, jusqu’à proposer la dénationalisation du sol, ce qui aurait signifié la renonciation du pouvoir prolétarien à toute espèce de contrôle ou tentative de contrôle de l’économie agraire et de ses développements. Devant l’opposition unanime de la droite comme de la gauche à une telle position, Staline battit prudemment en retraite, affirmant que seuls des ennemis du pouvoir soviétique avaient pu répandre de tels bruits ! [⤒]

  12. On sait qu’en 1925, les 900 millions de roubles placés dans le commerce privé rapportaient annuellement 400 millions d’intérêts, évidemment perdus pour le développement des forces productives, dont les nepmen ne se souciaient nullement ! [⤒]

  13. On se référait en effet à Engels, qui, tout en attaquant vivement les socialistes français qui voulaient « défendre la petite propriété », avait noté que le parti prolétarien n’avait pas à favoriser la ruine de la petite-paysannerie. Cf. Lénine lui-même, dans « Rapport sur l’attitude du prolétariat devant la démocratie petite-bourgeoise » du 27 novembre 1918.[⤒]

  14. Elle a été exposée dans un ouvrage en deux volumes, l’Économie Nouvelle, dont seul le premier parut avant la mise hors-la-loi de la gauche, et qui n’a été traduit du russe et connu en Occident que tardivement. [⤒]

  15. Le seul fait que ces « autres forces » se soient manifestées prouve néanmoins la justesse de la pensée marxiste de Boukharine, qui n’eut que le malheur de « prévoir » exactement ce qui ne devait se produire qu’un quart de siècle plus tard, mais de ne comprendre qu’à l’ultime minute ce qui se produisait sous ses yeux ! [⤒]

  16. Elle fut la seule à le faire. Les disciples dégénérés de Trotski, aussi malheureux en ceci qu’en toutes choses, n’ont réhabilité Boukharine qu’en tant que partisan supposé de la « démocratie prolétarienne ». Connaissant d’une part le rôle joué par lui face à la gauche pour qui « démocratie prolétarienne » signifiait « défense du parti », le refus opposé a Trotski, en 1927 d’un bloc droite-gauche pour assurer enfin cette défense contre le centre, et sachant d’autre part que Boukharine fut très probablement l’auteur de la constitution de 1936, justement dénoncée par Trotski, on ne peut qu’admirer la puissance aveuglante du préjugé démocratique. [⤒]

  17. Compromis avec la paysannerie, mais aussi avec le marché mondial, dans un sens, puisque tout en étant très conscient du fait que la pression de celui-ci imposerait à la Russie l’application de méthodes capitalistes strictes, Lénine avertissait du danger qu’il y aurait à fuir l’épreuve, c’est-à-dire à se replier dans l’autarcie. En 1925, c’est exactement la position léninienne que Boukharine continue à défendre quand il combat les tendances autarciques déjà nettes (les dirigeants d’entreprise exigeaient des tarifs« vraiment protecteurs » pour l’industrie russe, et non purement fiscaux) en même temps qu’il effectue le tournant soi-disant « pro-koulak ». Quant à la prétendue « radicalisation » stalinienne, elle rompra avec le marché mondial dans toute la mesure du possible, en même temps qu’elle écrasera les koulaks. [⤒]

  18. Jugement d’un observateur américain de la collectivisation forcée, Calvin Hoover, auteur d’un ouvrage sur « La vie économique de la Russie soviétique » (1932) qui répond parfaitement au « bon sens borné » justement dénoncé par Trotski dans « Leur morale et la nôtre » à propos de la même question, mais qui ne fut malheureusement pas l’apanage d’adversaires du communisme comme C. Hoover, puisque c’est finalement lui qui explique la terrible épidémie d’abjurations qui sévit parmi les communistes russes dans les années 1927–30. [⤒]

  19. Il n’y a aucune contradiction entre le fait d’affirmer cela et le fait, pour un courant prolétarien, de refuser de cautionner ou appuyer une telle politique. C’est une des infamies de l’opportunisme que de croire nécessaire de s’incliner devant toute « nécessité historique », une fois celle-ci reconnue. R. Luxembourg notait justement qu’en fait, il y avait toujours deux nécessités historiques en lutte, celle du capitalisme et celle du socialisme et que si « la leur » était souvent la plus forte, elle avait néanmoins « le souffle beaucoup plus court que la nôtre » qui finirait par s’imposer. On peut dédaigner tranquillement l’argument selon lequel si on avoue que le parti marxiste n’aurait pas pu appliquer les « méthodes révolutionnaires » là où Staline les a appliquées, c’est le marxisme lui-même qu’on compromet, en lui reconnaissant une « infériorité » dont précisément Staline s’est débarrassé. Mais le marxisme est la doctrine de la révolution socialiste, non celle de la bonification des pays arriérés, œuvre historique dans laquelle il nous importe fort peu que d’autres courants politiques et sociaux puissent se targuer d’une quelconque « supériorité ». La seule véritable trahison du marxisme est précisément de concéder une signification socialiste quelconque à ladite œuvre, qu’il s’agisse de la modernisation de la Russie ou de celle de la Chine, du stalinisme ou du maoïsme. [⤒]

  20. Bon observateur de la Russie (où il se trouvait pendant la « collectivisation forcée ») et historien objectif, mais politique désastreux et piteux théoricien dès qu’il n’a plus Lénine pour lui mâcher le travail, le Stalino-trotkyste Isaac Deutscher s’écrie quelque part que si une transformation bouleversant en l’espace de quelques années le mode de production de centaines de millions d’hommes n’est pas une « révolution sociale », il ignore ce que peut bien être une révolution sociale. Soit. Le parti communiste international n’a jamais nié la révolution capitaliste accomplie dans la Russie d’après 1927, non plus que sa nécessité historique mais il affirme que la transformation agraire de 1929 – 30 a imprimé un caractère arriéré à cette révolution, même en tant que révolution capitaliste, et il le prouve, les chiffres lamentables du rendement agricole en main, condamnation indiscutable de ce que même un observateur aussi bien disposé à l’égard des Russes que l’économiste Chombart de Lauwe appelle fort justement « l’aberrant kolkhoze ». [⤒]

  21. Boukharine ne sait pas encore, en 1928, que la gauche unifiée et Staline, plus que deux fractions du même parti, constituent deux partis exprimant des intérêts de classe opposés et que lui-même appartient au même parti de classe que la gauche unifiée, et non pas au parti de Staline. C’est donc à Staline qu’il s’adresse, la fraction de Staline qu’il veut convaincre, parce qu’elle lui semble une alliée utile pour empêcher une victoire de la gauche. Ce ne sont pas les conceptions de celle-ci sur la question du parti, ni même sa critique du socialisme dans un seul pays qui dressent Boukharine contre elle, car son propre ralliement à celle-ci n’a jamais été qu’une manœuvre politique, ses convictions scientifiques d’une part, et de l’autre son attitude dans la question de l’autarcie ou non autarcie de l’économie russe excluant qu’il l’ait jamais prise au pied de la lettre et surtout qu’il en ait partagé les implications nationalistes. Ce qui dresse Boukharine contre la gauche – ce qui l’a précisément amené à sa mortelle alliance avec le centrisme stalinien – c’est sa conviction que le triomphe de ses conceptions de politique économique provoquerait une terrible dégénérescence de l’État ouvrier c’est bien en effet ce qui s’est produit avec le tournant de Staline à gauche, mais il est bien clair que si quelqu’un pouvait recueillir quand il en était encore temps l’avertissement, ce n’était pas Staline, chef potentiel du nouveau parti en gestation, mais la gauche bolchevique. [⤒]

  22. Éduqués depuis 1921 dans l’idée de l’importance de « l’alliance avec la paysannerie » et depuis 1923 dans la conviction que « l’hostilité contre le moujik » était une déviation trotskiste, les militants et même les fonctionnaires du parti ne prirent pas sans mal le tournant, s’opposant aux mesures d’urgence ou les critiquant. La répression fut impitoyable, ainsi que la « campagne Idéologique » contre eux, mais la fiction de l’unanimité du Bureau politique fut maintenue (avec la complicité de Boukharine, Rykov et Tomski) jusqu’en Janvier 1929. En octobre 1928 encore, en pleine lutte avec Boukharine, Staline eut le front d’affirmer :« Il n’y a pas de droitiers au Bureau politique. Dans le Bureau politique, nous sommes unis et nous le resterons jusqu’au bout ». Bien imprudemment, la droite le laisse dire et abandonne ses propres partisans à ses coups : elle juge qu’elle ne doit pas se laisser chasser de la direction avant la chute de Staline qu’elle juge inévitable et qui constituera un moment critique pour la révolution. [⤒]

  23. Trotski, convaincu que la victoire de la droite est définitive, parle de la « dernière phase de Thermidor ». [⤒]

  24. Boukharine venait seulement d’être publiquement dénoncé. [⤒]

  25. Staline insista bien entendu sur le caractère spontané du mouvement kolkhosien et ce fut pour lui l’occasion d’une de ces « théorie » qui sont autant de gifles au marxisme. Dans un article d’août 1930, « Problèmes économiques de l’U.R.S.S. », Trotski présente ainsi, pour la réfuter, la thèse de Staline : « Pourquoi, demande Staline à ses malheureux auditeurs, chez nous, dans les conditions de nationalisation de la terre, est-il si facile (NDR !) de démontrer la supériorité du kolkhoze sur la petite exploitation individuelle ? C’est ici que se manifeste la grande valeur révolutionnaire des lois agraires soviétiques qui ont aboli la rente absolue… et ont instauré la rationalisation de la terre ». Très content de lui-même, poursuit Trotski,… Staline allègue (on recommande aux marxistes-agraires – NDE : il s’agit des boukhariniens, auxquels Trotski veut faire honte de leur alliance avec Staline – de ne pas se jeter des coups d’œil, de ne pas se moucher de confusion et surtout de ne pas cacher sous la table le 3ème Livre du Capital et la théorie de la rente foncière de Marx. Selon Staline, le paysan occidental serait attaché à la terre par la rente absolue et puisque nous avons tué cette bête, le damné pouvoir de la terre sur le paysan… est par le fait même définitivement anéanti… Dans les conditions du marché commercial, la rente foncière constitue la somme des produits que le propriétaire de la terre peut tirer de la totalité des produits de la culture… On ne pourrait parler de la suppression réelle de la rente absolue qu’après la socialisation de la terre sur toute notre planète, c’est-à-dire après le triomphe de la révolution mondiale. Quoi qu’en dise le pauvre Staline, il est impossible, dans le cadre national, non seulement de construire le socialisme, mais même d’abolir la rente absolue… Sur le marché mondial, la rente foncière trouve son expression dans le prix des produits agricoles. Puisque le gouvernement soviétique est exportateur de ces produits, l’État soviétique, armé du monopole du commerce extérieur, se présente sur le marché mondial en tant que propriétaire de la terre… Par conséquent il réalise dans le prix de ces produits la rente foncière qu’il détient. Si au point de vue technique notre agriculture.., était au même niveau que celle des pays capitalistes, la rente absolue aurait pris la forme la plus évidente et la plus marquée précisément chez nous, en U.R.S.S. Si maintenant Staline, au lieu de réaliser la rente absolue sur le marché mondial, se vante de l’avoir abolie, (cela provient) de la faiblesse actuelle de notre exportation, et du caractère irrationnel de notre commerce extérieur, où s’engouffrent sans laisser de traces non seulement la rente absolue, mais aussi beaucoup d’autres choses. Cet aspect de la question, qui n’a pas de rapport direct avec la collectivisation des exploitations paysannes, prouve encore une fois qu’un des traits essentiels de notre philosophie socialiste nationale, c’est l’idéalisation de notre isolement et de notre retard économique ». Ainsi, Trotski réfute l’absurde tentative de Staline de présenter comme un mouvement communiste « un mouvement de collectivisation prenant de grandes proportions, mais très instable et très primitif quant à son contenu ». Primitif, ce mouvement l’est en ce qu’il représente – comme nous l’avons noté – une fuite d’une fraction de la paysannerie parcellaire devant une misère tout à fait inconnue en Occident à la même époque. « Si les paysans russes, poursuit Trotski, se séparent d’une manière relativement facile d’un lot déterminé, ce n’est pas à cause du nouvel argument de Staline qui les aurait libérés de la rente absolue, mais pour les mêmes raisons qui avant la révolution d’Octobre provoquaient les partages périodiques des terres, à savoir l’absence de cette rente différentielle qui est produite dans l’exploitation agricole arrivée à son plus haut degré de rendement, et qui explique précisément l’esprit conservateur du petit-propriétaire occidental dont l’attachement à sa parcelle croit en raison directe de la dépense d’énergie et d’argent fournie tant par lui que par ses ancêtres. Contrairement à ses disciples dégénérés, Trotski n’a donc en aucune façon idéalisé le mouvement de formation des kolkhozes dont il a au contraire reconnu en marxiste le caractère arriéré. [⤒]

  26. Un témoin américain de la « collectivisation accélérée » C. Hoover, écrit en 1932 : « Pour renforcer le groupe de 25 000 ouvriers formé pour organiser les nouvelles fermes collectives, on engagea par tous les moyens tous les citadins possibles à aller au village. A Moscou, les étudiants des écoles musicales supérieures furent mobilisés pour porter la révolution culturelle aux kolkhozes, on enleva à des cliniques et hôpitaux de Moscou leurs médecins et leurs infirmières pour pourvoir aux besoins des kolkhozes et un nombre toujours plus grand d’instituteurs… des étudiants en agronomie… Les paysans avaient tendance à considérer tous les gens arrivés de la ville comme des agents du gouvernement soviétique… Dans les régions peuplées de minorités nationales, des insurgés tuaient souvent dans leurs incursions tous les Russes, sans considération pour leurs sympathies politiques. Tout citadin envoyé à la campagne dut, pour sauver son existence, devenir un soldat de la cause communiste (N.D.R. Hoover n’est pas un marxiste et ignore tout de « la cause communiste » : il désigne par là l’offensive gouvernementale)… On assassinait de nombreux ouvriers venus des villes pour diriger les kolkhozes. On se transmettait de bouche à oreille les plus effarantes histoires de tortures des ouvriers par les paysans, car le gouvernement ne laissait que rarement paraître ces nouvelles dans la presse… et beaucoup d’histoires de paysans entourant le soir les maisons des ouvriers et y mettant le feu » (« La Vie économique de l’U.R.S.S. », 1932).[⤒]

  27. Hoover note dans l’ouvrage ci-dessus cité : « Il y eut en particulier des soulèvements dans le Caucase septentrional, dans les petites républiques de la fédération caucasienne, au Turkestan et même dans la région de Riazan, à quelques heures de Moscou. Ces révoltes se produisirent en général dans les régions habitées par des minorités nationales où persistait encore la tradition de la liberté défendue les armes à la main et où le sentiment de solidarité nationale n’avait pas permis de gagner les biedniaks à la cause de la collectivisation, mais elles ne furent pas limitées à ces régions ».[⤒]

  28. Il y aurait eu un cas de refus d’obéissance de l’armée à laquelle ordre avait été donné de tirer sur des foules paysannes. Par ailleurs, Deutscher dépeint le désarroi d’un officier de la GPU rencontré par lui à cette époque en Russie et qui, vieux militant de la guerre civile de 1918–21, « était complètement désespéré par les expériences récentes dans les campagnes », état d’esprit qui ne devait pas être exceptionnel.[⤒]


Source : « Programme Communiste »,numéro 40–41–42, 1967

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