BIGC - Bibliothèque Internationale de la Gauche Communiste
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BILAN D’UNE RÉVOLUTION (IV)



Content :

L’économie soviétique d’octobre à nos jours
Introduction
Programme économique initial des bolcheviks et socialisme
Les mesures économiques après l’insurrection
Le communisme de guerre
La « nouvelle politique économique » (printemps 1921–1928)
Faillite de la N.E.P.
Notes
Source


Bilan d’une révolution

L’économie soviétique d’octobre à nos jours

Introduction

Nos thèses de parti sur l’économie soviétique ont une importance qui dépasse largement leur objet; elles sont en effet partie intégrante de la défense du programme communiste, dont les uns pensent que l’« exemple russe » a prouvé l’utopisme et que les autres ont totalement falsifié de trois façons : tout d’abord en faisant passer pour des tâches socialistes les tâches du parti prolétarien dans la Russie de 1917, telles-que les bolcheviks les ont formulées; ensuite en prétendant que les « réalisations » de l’ère stalinienne étaient en parfaite continuité avec les buts du programme initial; enfin en faisant passer ces « réalisations » pour la « construction du socialisme » lui-même; ainsi, de nouveau mode de production mondial destiné à succéder au capitalisme après une révolution et l’instauration d’une dictature de classe gagnant successivement tous les pays et les continents qu’il est dans la conception de Marx et de Lénine, le socialisme serait devenu l’affaire d’États nationaux animés par un parti unique, mais parlant un langage démocratique et populiste et vivant en coexistence pacifique avec le garde blanc de l’ordre bourgeois, le super-impérialisme des USA.

Conscientes ou inconscientes, intéressées ou aveugles, ces déformations n’ont toutes qu’un seul effet : non pas détruire la foi du prolétariat dans le socialisme puisqu’elle a été gravement ébranlée par la contre-révolution stalinienne, mais paralyser la reprise de classe, c’est-à-dire la réorganisation sur un programme communiste authentique, des forces prolétariennes que la crise bourgeoise déjà ouverte pousse à la révolte et à la lutte, après tant d’années d’apathie – bref faire obstacle à la reconstitution de l’internationale prolétarienne sur les ruines de l’ancien mouvement communiste, échoué dans la honte et dans le reniement. Si cela est vrai pour le prolétariat occidental, que dire alors du prolétariat allemand et d’Europe centrale qui, ayant eu directement sous les yeux ou senti dans leur chair, le « socialisme » stalinien, ne peuvent aujourd’hui que difficilement échapper à toutes les suggestions bourgeoises et démocratiques des « déstalinisateurs », et le peuvent d’autant moins que si leurs thèses sont plus loin encore des thèses socialistes que celles du vieux « despote », elles sont aussi le produit du progrès économique purement bourgeois qui s’est accompli sous sa trique. C’est ce progrès bourgeois auquel les masses opprimées ne peuvent pas être insensibles et lui seul qui permet aux héritiers de Staline de se parer du prestige d’une sagesse supérieure alors qu’ils s’enfoncent plus profondément que jamais dans le marais de l’idéologie bourgeoise.

En opposition radicale à toutes ces déformations, les thèses du parti de classe sur la question russe sont brièvement les suivantes :

1) Le programme économique initial du bolchevisme et certaines des formulations politiques qui y correspondent (démocratie soviétique) ne sont ni le programme ni les formulations de la transformation d’une économie capitaliste développée en économie socialiste puisqu’en Russie seuls des noyaux d’une telle économie capitaliste existaient, noyés dans la mer de la petite production marchande de l’agriculture, ils ne peuvent donc en aucun cas être transportés tels quels, c’est-à-dire détachés du contexte russe et mondial de 1917–26, dans le programme immédiat de la future révolution socialiste d’Europe et d’Amérique. On ne pourrait pas être aussi affirmatif pour l’Asie ou l’Afrique si la dynamique de la lutte sociale y poussait à l’avant-plan un parti prolétarien de type bolchevique; mais c’est précisément une hypothèse que l’absence de traditions révolutionnaires prolétariennes tant soit peu comparables à celles dont est sorti le bolchevisme dans le cadre de l’Europe d’avant 1914 et de la Seconde Internationale rend hautement improbable, sinon absurde, surtout si on y ajoute la cristallisation d’un courant anti-impérialiste purement bourgeois, et de la part de l’impérialisme lui-même le passage (sauf pour la Chine et le Viêt-nam) de la politique du blocus économique à celle de l’exportation de capital.

2) Ce programme économique initial du bolchevisme n’est pas non plus le programme du passage de la Russie pré-bourgeoise au plein capitalisme. Si Lénine et les bolcheviks n’ont jamais cru possible de « sauter » totalement la phase capitaliste, s’ils ont même radicalement exclu la possibilité de l’abréger sans l’aide de la Révolution mondiale, ils n’ont jamais non plus accepté de devenir les gérants purs et simples d’un capitalisme national, même aussi « progressif » qu’on voudra dans le cadre strictement russe : ils ont au contraire prévu la chute de la dictature du prolétariat si cette Révolution venait à manquer. En réalité, leur programme est un ensemble de mesures destinées à deux fins contradictoires : d’une part ranimer la vie économique dans les cadres imposés par le passé; ensuite, en attendant la Révolution, implanter le progrès capitaliste (augmentation de la productivité du travail et de la production par la mécanisation de l’agriculture et la nationalisation de l’industrie) dans un pays encore barbare; d’autre part, combattre les effets politiques et sociaux d’une telle réanimation et d’un tel progrès, à savoir la corruption opportuniste du parti, la différenciation sociale, l’oppression de la classe ouvrière. C’est seulement quand cessera cette lutte pour contrôler dans l’intérêt de classe du prolétariat le capitalisme renaissant qu’apparaîtront en même temps, la théorie du socialisme dans un seul pays et… le capitalisme incontrôlé.

3) Déjà sous la NEP et du vivant de Lénine, le développement économique réel ne répond plus au programme léninien de « capitalisme contrôlé », parce qu’il s’accompagne de phénomènes que l’aile marxiste du parti tente vainement de combattre, et qui, sous les apparences de la bureaucratisation (pour reprendre à Lénine et Trotski le terme dont ils les désignent) traduisent au contraire la victoire de l’anarchie mercantile et bourgeoise sur la volonté révolutionnaire. La première manifestation du nouvel opportunisme en Russie a consisté à nier ces phénomènes, à idéaliser la NEP, à repousser comme une menace dirigée contre l’alliance démocratique des ouvriers et des paysans toute tentative de les combattre. La seconde – beaucoup plus grave – a consisté à prétendre que, même sans les bases techniques du capitalisme avancé, il était possible de juguler l’anarchie résultant de la prédominance de la petite-production marchande par la seule vertu de l’autorité souveraine de l’État et de procéder à ce que Trotski, avec une ironie cruelle mais combien justifiée, appellera la « liquidation administrative de la NEP ». Ici, la déviation nationaliste s’accompagne d’une déviation volontariste. Dans le domaine intérieur, l’opposition du « socialisme dans un seul pays » au programme initial du bolchevisme est double : il sacre « socialistes » toutes les catégories (valeur, prix, salaires, capital) et les rapports (échange, despotisme de fabrique, oppression d’État, gonflement de l’appareil administratif) que Lénine et les véritables bolcheviks n’avaient jamais définis autrement que comme capitalistes; il abandonne toute préoccupation de défense de classe du prolétariat contre les effets du « capitalisme nécessaire », allant jusqu’à rétablir, au nom du socialisme, les formes d’exploitation du travail propres à la féroce période initiale de l’ère bourgeoise. Dans le domaine international, cela s’accompagne de « capitulation devant le capitalisme mondial, de conciliation avec l’opportunisme social-démocrate et d’écrasement du courant prolétarien dans l’Internationale ».

En conclusion, si du « capitalisme contrôlé » de Lénine est sorti le capitalisme incontrôlé de Staline sous déguisement socialiste, cela résulte d’une part de lois économiques plus fortes que la volonté du meilleur parti révolutionnaire et de l’autre de la défaillance du prolétariat européen et mondial qui n’a pas répondu à l’appel authentiquement communiste de la Révolution double de Russie. C’est donc un processus irréversible, il est impossible de reprendre du début pour le corriger dans un sens qui nous soit plus favorable le cours historique issu d’Octobre : c’est ce qui condamne le programme de « révolution anti-bureaucratique » purement politique né de la nostalgie de Trotski pour les premières années glorieuses de la Révolution bolchevique. On ne parcourt pas deux fois les chemins de l’histoire. D’ailleurs, le douloureux chemin parcouru n’aura pas été qu’un inutile tourment : aujourd’hui, après cinquante et un ans de développement capitaliste russe et mondial, on peut tranquillement affirmer qu’enfin débarrassée de toutes les « tâches transitoires », la future Internationale pourra aborder directement la grande tâche, la seule qui ait jamais importé au prolétariat et à son parti : la transformation socialiste de l’infâme monde bourgeois.

Programme économique initial des bolcheviks et socialisme

Contenu dans l’article programmatique : La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer (septembre 1917), ce programme est à la fois inférieur au programme social d’une république bourgeoise avancée et d’une extrême audace pour la Russie de l’époque. Il préconise simplement une intervention de l’État dans la vie économique pour éviter la crise à laquelle conduit immanquablement l’inertie du pouvoir issu de la révolution de février, crise qui bien entendu pèsera cruellement sur le prolétariat et les paysans pauvres. Cette « intervention » se limite à une fusion des banques en une banque unique sous le contrôle de l’État auquel elle permettra de connaître le mouvement des capitaux « sans enlever un seul kopeck à aucun déposant »; une nationalisation des syndicats capitalistes contrôlant la production et la consommation dans certaines branches, mesure qui facilitera à l’État la réglementation des industriels sans les exproprier ni de leurs capitaux, ni de leurs profits; une abolition du secret commercial, sans laquelle le contrôle de l’État sur la fuite des profits et surprofits est impossible; la cartellisation forcée, c’est-à-dire l’obligation faite aux patrons privés de se syndiquer; la réglementation de la consommation, en d’autres termes, la lutte contre le « marché noir » en faveur des riches; enfin, contre la banqueroute financière, un impôt fortement progressif sur les capitaux.

De toutes ces mesures, Lénine dit trois choses essentielles : elles n’ont aucun caractère socialiste puisque des États belligérants en ont pris d’analogues dans des pays moins arriérés que la Russie; elles ne seront jamais prises par les socialistes révolutionnaires et les mencheviks en dépit de leur modestie intrinsèque et il faudra rien moins que la Révolution prolétarienne appuyée sur les paysans pour les appliquer; si dans les pays avancés le passage (qui s’est effectué depuis le début de la guerre) du capitalisme privé au capitalisme monopoliste et de ce dernier au capitalisme monopoliste d’État a ouvert à la Révolution prolétarienne l’anti-chambre économique du socialisme, en Russie, où des formes beaucoup plus arriérées prédominent, on ne peut faire encore que des pas dans cette direction : mais « le socialisme se profile directement et pratiquement derrière toute mesure importante constituant un pas en avant sur la base du capitalisme moderne lui-même ». Pour comprendre cette position, deux choses sont nécessaires : comprendre que chez Lénine, cette appréciation est liée à la perspective d’une victoire de la révolution prolétarienne au moins européenne; savoir ce qu’est le socialisme dans la doctrine marxiste réelle et non point les versions falsifiées actuellement en cours. C’est ce que nous définirons brièvement pour éviter toute équivoque, avant d’aborder la phase ultérieure.

Le socialisme peut être caractérisé comme un mode nouveau et original de répartition des produits entre les membres de la société découlant d’une distribution également nouvelle et originale des conditions de la production. Cette distribution se caractérise par la disparition de l’échange d’équivalents (ou loi de la valeur) et son remplacement par une assignation d’abord contingentée, puis illimitée, du produit social aux membres de la société, en fonction exclusive de la productivité sociale du travail. Le rôle de la dictature prolétarienne, à tous les stades du développement est précisément de briser les entraves qui s’opposent à la distribution nouvelle des conditions de production sans laquelle le nouveau mode de distribution ne peut apparaître, et de l’introduire, secteur par secteur, dès que les conditions en existent. Mais le programme de cette dictature change nécessairement, selon que l’entrave est constituée, comme en Russie, par l’existence d’un énorme secteur de petite-production marchande, ou au contraire, comme c’était le cas en Occident, par la domination d’une puissante classe capitaliste imposant à toute la société des buts économiques et sociaux en contradiction avec le développement de ses forces productives et les intérêts de classe du prolétariat.

Dans la petite production marchande, la répartition du produit selon le principe de l’échange d’équivalents résulte du caractère privé du travail : ne produisant pas toutes les valeurs d’usage nécessaires à l’existence, les producteurs indépendants ne peuvent se les procurer qu’auprès d’autres producteurs indépendants; mais, sans une mesure du temps de travail contenu dans leur produit et une comparaison avec celui qui est contenu dans le produit d’autrui, ils risqueraient à chacun de ces actes de se voir spoliés d’une part plus ou moins grande de leur effort, si d’aventure le produit qu’ils cèdent avait nécessité plus de travail que celui qu’ils reçoivent. De telles conditions de production imposent de façon rigoureuse le caractère de marchandises aux produits et donc leur échange; il est donc impossible de greffer sur elles un mode de répartition différent et supérieur. Dans la production capitaliste, où le travail est déjà associé et la production sociale, l’obstacle réside moins dans la propriété privée des moyens de production et dans l’indépendance des entreprises héritées de la production marchande simple que dans les buts de classe qu’elle poursuit. Ici, l’échange des produits résulte essentiellement de la réduction de la force de travail elle-même à l’état de marchandise et de son échange contre le salaire (alors qu’à l’origine du capitalisme, c’est l’échange de la force de travail qui a, au contraire, nécessairement résulté de l’échange des produits). C’est en effet cet acte qui permet de définir les buts capitalistes comme la poursuite de la valeur croissante, ou plus-value, l’usage de la force de travail procurant plus de valeur au capitaliste que le travailleur n’en reçoit en paiement de cette marchandise, la seule qu’il ait à porter sur le marché.

Dans ce second cas, la destruction de l’État bourgeois, l’abolition juridique de la propriété des entreprises et des trusts et leur prise de possession par l’État du prolétariat sont les conditions suffisantes d’une réorganisation qui tend à coordonner en un tout harmonieux des unités économiques jusque-là disparates et concurrentes. La raison en est que la production a déjà un caractère social, que l’économie a déjà subi une concentration et surtout que la productivité du travail déjà atteinte rend tout à fait inutiles et périmées l’odieuse limitation de la part du produit social revenant aux producteurs qu’impose l’habitude bourgeoise de considérer la force de travail comme une marchandise qui ne peut se vendre qu’à « son juste prix » (et plus souvent au-dessous qu’au-dessus) – la longueur excessive de la journée de travail – le régime de pénitencier des usines, bref toutes les tares résultant des exigences de la production de valeur et de plus-value et caractérisant le salariat comme un nouvel esclavage. Dans le premier cas, au contraire, ni la dictature politique, ni les mesures juridiques ne peuvent pallier les inconvénients résultant de l’éparpillement des moyens de production, de la technique rudimentaire, de la faible productivité du travail et donc de la maigreur du surplus économique susceptible de revenir à la société une fois les exigences du producteur direct satisfaites. Ici ’« entrave » devient une montagne. Toute une phase de mécanisation, de rationalisation, de progrès technique et de concentration devient nécessaire, toute une phase de progrès bourgeois qui recule d’autant, même pour les noyaux d’économie moderne existant dans le pays, le moment où cessera la course capitaliste au rendement et à l’accroissement quantitatif de la production et la subordination des intérêts immédiats de la classe ouvrière à ce but. Alors, le principe de l’échange des produits et de la force de travail elle-même a encore devant lui un long avenir et la prétention de l’abolir rapidement n’est qu’une utopie volontariste. Et pourtant, sans cette abolition, aucune émancipation du prolétariat n’est possible.

Les mesures économiques après l’insurrection

Les mesures prises par le gouvernement soviétique[105] constituent autant d’étapes dans la réalisation du programme formulé avant l’insurrection : non l’expropriation des capitalistes, mais l’organisation d’un capitalisme d’État en régime soviétique et à l’aide du contrôle ouvrier. Ce contrôle, auquel Lénine accorde le maximum d’importance, vise à empêcher tout sabotage patronal dans les industries d’importance nationale. Propriétaires et délégués ouvriers sont responsables devant l’État soviétique de l’ordre et de la discipline dans la production. Mais les commissions de contrôle n’ont pas de responsabilités dans la gestion des entreprises, ni le droit de donner des ordres, ni celui de s’occuper de questions financières. Le souci majeur est d’assurer le meilleur fonctionnement possible d’une économie fortement ébranlée en laissant les entreprises dans les mains de ceux qui avaient la pratique de la gestion et des affaires et en les soumettant à la surveillance des ouvriers sans pour cela renoncer à la centralisation et à l’unité, bêtes noires du « socialisme d’entreprise ». C’est ce qui donne son sens véritable à la perspective plus lointaine d’un « réglage de la production par les travailleurs »; en aucun cas, il n’aurait pu obéir à des principes autonomistes ! Les anarcho-syndicalistes n’ont donc pas plus le droit de s’annexer le « Lénine des débuts » que les partisans du « socialisme dans un seul pays ».

Dans le domaine agraire, les mesures prises sont l’abolition de la propriété privée du sol et la nationalisation de toute la terre : ce ne sont pas des mesures socialistes ni même capitalistes d’État dans la mesure où leur portée est purement juridique et non pas économique; en effet, les terres confisquées sans indemnité sont remises aux communes locales, auxquelles est laissé le soin de les partager selon le principe de la « jouissance égalitaire ». Utopie petite-bourgeoise des socialistes-révolutionnaires, la jouissance égalitaire ne pouvait que figer l’agriculture russe dans son arriération séculaire et, laissant au petit paysan le produit intégral de son travail (dont le noble, l’ordre religieux et l’État prélevaient hier encore la majeure partie), exposer les centres prolétariens à la famine. Les bolcheviks ne pouvaient pas ne pas souhaiter la formation d’unités plus vastes que les parcelles familiales et l’introduction du travail associé et de la mécanisation; mais ils ne pouvaient pas non plus ne pas faire un compromis avec les revendications socialistes-révolutionnaires qui étaient celles des énormes masses paysannes et qui seules pouvaient les entraîner derrière le prolétariat. Un tel compromis n’avait pourtant rien d’« opportuniste » dans la mesure où, en le faisant, le bolchevisme ne renonçait à aucune mesure plus avancée immédiatement réalisable, et où il renonçait encore moins à se servir de la nationalisation purement juridique pour favoriser l’introduction progressive de la grande agriculture moderne.

Le « capitalisme d’État sous le régime des Soviets ouvriers et paysans » établi par ces premières mesures ne devait pas tarder à s’effondrer sous la pression de ses contradictions internes, de l’aggravation de la situation économique et enfin de la guerre civile, qui y mit fin. D’une part, les propriétaires des entreprises résistèrent au contrôle ouvrier, sabotèrent ou s’enfuirent. De l’autre, les ouvriers, forts du pouvoir politique qu’ils détenaient, exproprièrent plus qu’ils ne pouvaient gérer, en dépit des conseils de modération des bolcheviks. C’est ainsi que le pouvoir communiste est obligé de passer, avant même l’éclatement de la guerre civile, à une transformation de toutes les sociétés par actions en propriété de l’État. Ce n’est pas encore une étatisation générale de toute l’économie, mais c’est néanmoins plus qu’il n’avait été prévu et c’est justifié uniquement comme « mesure extraordinaire ». L’équilibre rompu par le déchaînement de la lutte de classe ne va d’ailleurs pas tarder à être ébranlé plus profondément encore par la guerre civile et l’intervention étrangère qui mettent fin au régime de transition et ouvrent la phase du « communisme de guerre ».

Le communisme de guerre

Il a été défini lapidairement comme « une réglementation de la consommation dans une forteresse assiégée ». Il s’agit en effet d’utiliser au mieux les maigres ressources existantes, de sauver les centres prolétariens de la famine, et de soutenir l’industrie de guerre pour assurer la victoire au prolétariat dans la guerre civile. Ces buts ne furent atteints et ne pouvaient l’être que par un renforcement de la dictature du prolétariat dans le cadre de l’alliance démocratique avec la paysannerie. Tant que la guerre civile durera, cette alliance résistera néanmoins, la paysannerie supportant la « Commune » par haine et peur de la restauration.

Le commerce est interdit; l’État s’approprie directement la production et répartit directement les produits. Les denrées qui font cruellement défaut sont réquisitionnées dans les campagnes par des détachements armés d’ouvriers qui ne donnent en échange aux paysans que des « vignettes colorées appelées argent à cause d’une vieille habitude ». On a affaire à une sorte de « socialisme de la distribution » à l’efficacité révolutionnaire certaine, mais n’ayant aucun rapport avec la première phase du socialisme, la base technico-économique manquant complètement. Il est vrai que dans le domaine de la production, le communisme de guerre s’est caractérisé par l’expropriation complète de la grande industrie et d’une grande partie des petites et moyennes entreprises industrielles, par la substitution de la gestion ouvrière au contrôle ouvrier et par la tentative héroïque de réorganiser des branches entières de la production industrielle par une coordination directe, et non pas mercantile, mais rien de tout cela ne pouvait pallier l’extrême pénurie des réserves, le délabrement de l’appareil productif et l’absence d’expérience en matière de gestion. Trotski témoigne que « le gouvernement des Soviets espéra et tenta de tirer des réglementations une économie dirigée dans le domaine de la consommation comme dans celui de la production » et il rappelle que le programme de 1919 disait : « Dans le domaine de la répartition, le pouvoir des Soviets persévère inflexiblement dans la substitution au commerce d’une répartition des produits organisée à l’échelle nationale sur un plan d’ensemble ». Comment expliquer une telle contradiction avec le programme antérieur, et surtout une erreur théorique qui ressort clairement de tout ce que nous avons dit dans notre premier chapitre ? Trotski répond : « Cette erreur théorique resterait tout à fait inexplicable si l’on perdait de vue que tous les calculs se fondaient, à l’époque, sur l’attente d’une victoire prochaine de la Révolution internationale ». Combien plus respectable une telle erreur des internationalistes bolcheviques que celle des renégats qui non seulement cessèrent plus tard d’espérer la révolution internationale, mais qui la torpillèrent et qui eurent l’impudence d’affirmer que le socialisme est compatible avec l’échange, le commerce, le marché !

La « nouvelle politique économique »

(printemps 1921–1928)

Si dans la courte période antérieure à la guerre civile, Lénine et les bolcheviks considéraient que dans la Russie arriérée toutes les tâches économiques du parti prolétarien se limitaient à « conjurer la catastrophe imminente » menaçant les classes pauvres de la société, en 1921, après plus de trois ans d’une lutte acharnée, toute la « nouveauté » consiste à constater que la catastrophe s’est déjà produite et qu’il faut à tout prix en sortir. Ce qu’on appelle la « nouvelle politique économique » n’est donc qu’un retour des bolcheviks au modeste – mais combien difficile – programme initial dans les conditions nouvelles créées par l’exaspération de la lutte des classes jusqu’à la guerre civile. Ces conditions sont la ruine totale des forces productives aussi bien industrielles qu’agricoles, la diminution et la dispersion du petit noyau de prolétariat urbain sur lequel avait pesé tout le poids de la révolution et la détérioration des rapports entre le pouvoir bolchevique (la « Commune » prolétarienne) et l’énorme paysannerie. Dans de telles conditions, prétendre qu’une fois gagnée la guerre civile, la tâche économique était d’« extirper le capitalisme » de Russie n’était plus simplement une erreur ultra-gauchiste, mais un pur non-sens. On ne peut « extirper » ce qui n’existe pas. Un « capitalisme » dont la production est tombée de 69 %[106] – chute la plus spectaculaire de l’histoire – n’est plus du « capitalisme ». Un « capitalisme » qui ne fournit plus qu’un kilo de fonte – produit-clef de l’industrie – par personne (3 % du chiffre d’avant-guerre, moins qu’il n’en faut simplement pour la production annuelle des clous, des aiguilles et des plumes) n’est plus du « capitalisme ». A ce niveau, la chute quantitative équivaut à une régression qualitative à un niveau pré-bourgeois de l’économie. A ce niveau, la question capitale de savoir qui dispose des moyens de production, qui les met en œuvre ne se pose même plus : quand les entreprises n’ont plus ni machines utilisables, ni approvisionnement en combustibles et en matières premières, ni ouvriers, ni cadres, qui en dispose – fût-ce le pouvoir le plus révolutionnaire – ne dispose d’aucune réalité matérielle, son « droit » n’a rien sur quoi s’exercer. La seule question qui se pose alors est de mobiliser le peu de forces de production qui subsistent, de les coordonner et de les associer par n’importe quels moyens (la contrainte administrative aussi bien que l’appel à l’enthousiasme révolutionnaire, l’intéressement matériel aussi bien que le travail communiste gratuit) afin de ranimer la production, base de toute vie en société. Mais alors, peu importe momentanément l’agent de cette réanimation, pourvu qu’elle ait lieu : le capitalisme étranger, s’il accepte les offres de concession, les capitalistes russes s’il en reste, les communistes s’ils en sont capables et si la défection des premiers les y contraint. Peu importent les formes que prendra la vie nouvelle, pourvu qu’on échappe à la mort; quand on se bat pour sortir d’une ruine totale, il n’est pas question de réaliser du même coup un modèle supérieur d’économie et de société : aussi éloigné qu’il soit du socialisme, même sous le régime politique de la dictature du prolétariat, le capitalisme d’État serait déjà un formidable succès, un succès enviable pour des communistes parvenus au pouvoir dans un pays de petite-bourgeoisie paysanne, combattus par la bourgeoisie mondiale et privés de l’aide du prolétariat international pour un délai indéterminé. Tel est le sens général des violentes attaques de Lénine au Congrès de la NEP[107] contre ceux qui, au nom de la « pureté du communisme », ne voulaient pas renoncer aux méthodes du communisme de guerre.

Sur le plan économique général, il est certain que toute la question se ramenait à développer les forces productives, fût-ce dans des formes capitalistes, sous le contrôle du prolétariat, et Lénine soulignait à juste titre que la NEP, loin d’avoir rien de nouveau, rentrait parfaitement dans le cadre de la théorie du « capitalisme d’État » qu’il avait toujours soutenue. Mais Lénine savait bien aussi que la question économique se posant dans le cadre d’une société toujours divisée en classes, elle ne pouvait être résolue que par une lutte de classe. Or cette même NEP assignait des limites si étroites à cette lutte en posant comme objectif principal la restauration de l’alliance des deux classes fondamentales de la société soviétique – le prolétariat et la paysannerie – que Lénine la qualifiait également (et à juste raison) comme un recul du prolétariat et de son parti. Il nous faut maintenant montrer qu’il n’y avait aucune inconséquence dans le fait de faire ces deux affirmations en apparence contradictoires, ou plutôt que la contradiction n’était pas dans la tête de Lénine, mais dans la terrible situation où le retard de la révolution mondiale avait placé le prolétariat russe et le parti communiste de Russie.

Posant les questions qui résultent de la fin de la guerre civile et de l’isolement persistant de la révolution non plus en termes économiques généraux, mais en termes de classe que dit en effet Lénine ? « Le communisme de guerre… n’était pas une politique correspondant aux tâches économiques du prolétariat. Elle ne pouvait pas l’être. C’était une mesure provisoire. La politique juste du prolétariat, celle qui réalise sa dictature dans un pays de petite-paysannerie, repose sur l’échange des céréales contre les produits industriels dont le paysan a besoin. Ce n’est qu’une telle politique alimentaire qui correspond aux tâches du prolétariat, ce n’est qu’elle qui est susceptible de fortifier les bases du socialisme[108] et d’amener sa victoire totale ». La définition est capitale et mérite qu’on s’y arrête.

Pendant le communisme de guerre, il n’y avait pas « échange » entre industrie et agriculture, mais prélèvement par la force sur les paysans du minimum de denrées alimentaires nécessaires pour permettre aux villes de ne pas mourir de faim et à l’Armée rouge de se battre. Les paysans avaient toléré bon gré mal gré ces prélèvements par crainte de la restauration, mais ils avaient aussi réagi économiquement et le résultat avait été une chute de la production céréalière d’une moyenne de 770 millions de quintaux à une moyenne de 494 millions ! En maintenant la contrainte, même après la victoire militaire sur les Blancs, on ne pouvait qu’aggraver la baisse de la production agricole et on risquait, en outre, des insurrections paysannes qui pouvaient faire tomber le pouvoir bolchevique. Tel est le sens précis et limité de la définition de Lénine : « La politique.., qui réalise la dictature du prolétariat dans un pays de petite-paysannerie repose sur l’échange des céréales contre les produits industriels dont le paysan a besoin ». Est-ce à dire que cet échange assure automatiquement la suprématie politique et l’avantage économique au prolétariat ? Est-ce à dire qu’à condition de rendre aux paysans la possibilité de faire le commerce de leurs produits et de leur offrir sur le marché les articles manufacturés nécessaires à des prix convenables, le prolétariat était assuré non seulement de ne pas être chassé du pouvoir, mais de faire triompher sa propre politique intérieure et internationale de classe ? Tel est le problème. Il est certain que la paysannerie russe était hostile à l’Internationale communiste et aux liens du pouvoir soviétique avec cette organisation « étrangère » : la seule exception pouvait être constituée par les paysans les plus pauvres (la répartition des terres n’ayant nullement aboli la différence sociale dans les campagnes), mais en 1921 et même beaucoup plus tard, le Parti reconnaîtra manquer de partisans directs dans les campagnes et même simplement d’un journal communiste lisible pour les paysans. Toutefois, le paysan n’étant pas idéaliste et se montrant toujours peu enclin à raisonner en termes de principes, cette circonstance ne devait pas faire obstacle au maintien de la dictature prolétarienne, à condition de ne pas se manifester sur le plan économique. Or, après avoir bien dû accepter sa défaite sur les champs de la guerre civile de Russie, la bourgeoisie internationale soumettait la Russie bolchevique à un terrible blocus économique qui se répercutait évidemment sur la paysannerie. Pour pouvoir simplement fournir à la paysannerie des articles manufacturés à des conditions aussi avantageuses que le faisait la bourgeoisie russe avant la guerre, ou qu’elle l’aurait fait si elle avait gardé le pouvoir et maintenu du même coup les liens de la Russie avec le marché mondial, il fallait déjà au prolétariat consentir un énorme effort productif; mais pour lui fournir en outre tous les moyens de production nécessaires au passage de la misérable agriculture parcellaire alors prédominante à la grande agriculture associée, il lui fallait renoncer pour très longtemps encore à une amélioration tant soit peu sensible de ses conditions de vie et de travail. L’échange des produits industriels contre les produits agricoles était bien une condition nécessaire du maintien du pouvoir bolchevique et, si l’on veut, « la politique réalisant la dictature du prolétariat » dans la masure où il prouvait que le prolétariat était capable de prendre en charge les intérêts généraux de la société et non pas seulement de défendre des intérêts corporatifs, comme auraient voulu certains ouvriéristes. Mais c’était aussi le couteau que l’énorme petite-bourgeoisie de Russie plaçait sur la gorge du prolétariat, le poids accablant que l’obligeait à tirer derrière lui une petite production marchande d’un rendement dérisoire, la contrainte impitoyable que lui infligeait l’attachement de la petite-bourgeoisie rurale à la petite propriété et à la gestion parcellaire. Bref, l’échange avec la paysannerie, bien loin d’exprimer l’égalité démocratique des deux classes contrairement à ce qu’affirmeront plus tard les renégats, et à plus forte raison de fournir un fondement solide à la suprématie politique du prolétariat, faisait de celui-ci la classe condamnée à faire tous les frais de la révolution, ne laissant à sa dictature qu’un fondement fragile et miné.

Lénine avait foi dans le parti communiste de Russie et dans la révolution internationale qui, tôt ou tard, viendrait au secours du prolétariat russe. Mais il n’ignorait rien du déséquilibre du rapport des forces, lui qui dénonçait « l’erreur de ceux qui ne voient pas que le principal ennemi du socialisme dans notre pays, c’est le caractère petit-bourgeois de l’économie et l’élément petit-bourgeois », lui qui définissait la lutte engagée comme suit : « Ce n’est pas le capitalisme d’État qui est aux prises avec le socialisme; c’est la petite-bourgeoisie plus le capitalisme privé qui luttent ensemble, de concert contre le capitalisme d’État et contre le socialisme. La petite-bourgeoisie s’oppose à toute immixtion, à tout recensement ou contrôle de l’État, qu’ils soient de nature capitaliste ou socialiste »; lui enfin qui concluait, au rebours complet de l’opportunisme actuel, tout orienté vers les classes moyennes et vilipendant les monopoles : « ce qu’il nous faut, c’est un bloc ou une alliance de l’État prolétarien et du capitalisme d’État contre l’élément petit-bourgeois ». Toute la précarité de la position du prolétariat apparaît en tout cas clairement dans cette autre définition que Lénine donne de la NEP et qui résume toute la question : « Ne pas démolir l’ancien régime de l’économie sociale, le commerce, la petite agriculture, la petite industrie, le capitalisme; mais animer le commerce, la petite agriculture, la petite industrie, le capitalisme, en s’efforçant de s’en rendre maîtres avec prudence et par degrés, ou en les faisant réglementer par l’État dans la mesure seulement où ils reprendront vie ». Cela n’empêcha pas, peu d’années, moins de dix ans plus tard, les forces qui avaient longtemps passé pour le courant centriste du bolchevisme, de proclamer qu’il était temps de « liquider la NEP », de passer à l’attaque et d’entrer dans la voie royale de la transformation socialiste de la Russie petite-bourgeoise et rurale. Il est vrai qu’avant d’en arriver là, elles avaient réalisé la contre-révolution politique.

Faillite de la N.E.P.

Ceci dit, la question historique qui se pose est évidemment de savoir si la NEP a ou non atteint ses buts et pourquoi. De ce qui précède il résulte deux choses essentielles : du point de vue économique, le but de la NEP n’est ni un socialisme national impossible ( !), ni (thèse moins grossière, mais tout aussi fausse et dangereuse) une simple « escalade » de la petite production marchande au capitalisme d’État. En d’autres termes, ce n’est même pas le capitalisme d’État en général, comme forme la plus avancée du capitalisme tout court et, de ce fait, la plus proche, dans le temps, du socialisme : « le capitalisme d’État dont nous parlons, dit Lénine, c’est un capitalisme que nous saurons limiter, un capitalisme dont nous saurons fixer les bornes », dans les intérêts aussi bien immédiats que lointains du prolétariat, s’entend. Pour répondre à la question posée, toutefois, ce ne sont pas seulement les buts économiques, mais les buts politiques de la NEP qui doivent être clairement compris. Tout comme la révolution de 1917, ce but est au fond double : assurer des conditions économiques telles que le pouvoir soviétique globalement considéré ne puisse s’effondrer, entraînant dans sa chute les conquêtes démocratiques de la révolution et livrant le pays à la terreur blanche, mais aussi lutter, à la fois économiquement (si possible) et politiquement pour que ce pouvoir soviétique-en-général reste prolétarien et donc internationaliste, entreprise infiniment plus difficile que d’éviter une restauration pure et simple, mais qui est la caractéristique et la fonction par excellence du Parti communiste de Russie, sans laquelle il n’y a plus ni bolchevisme ni léninisme et dont, en conséquence, il est impossible de faire même momentanément abstraction si on veut comprendre la moindre chose à la NEP et aux débats qu’elle a suscités.

Notre thèse de parti, étayée par une multitude de textes programmatiques et sur laquelle nous ne reviendrons pas ici, est que la contre-révolution politique s’est produite AVANT même que la phase économique de la NEP ne se soit achevée, si bien que même si la restauration redoutée n’eut pas lieu, même si le pouvoir resta « soviétique », bien que plus du tout communiste, il est impossible d’admettre que la NEP ait atteint son but. C’est d’autant plus vrai que si la chute de la dictature du prolétariat (ou plutôt la liquidation de ce que le pouvoir soviétique gardait de prolétarien tant qu’il restait de véritables communistes révolutionnaires dans le parti dirigeant) ne s’accompagna pas de l’effondrement de l’État soviétique en tant que tel, ce ne fut pas du tout grâce à la NEP, mais bien grâce à sa liquidation de 1928. Les héritiers actuels de la contre-révolution stalinienne se ridiculisent donc doublement quand, dans leurs thèses sur le cinquantenaire, ils présentent la NEP non seulement comme le « plan scientifique » imaginé par Lénine pour faire le socialisme là où un vain peuple de marxistes « doctrinaires » l’avaient jugé impossible, mais comme la source véritable de toutes les merveilles qui se peuvent contempler en Russie, car si la première affirmation est une monstruosité théorique, la seconde est un faux historique grossier.

La question politique éludée, reste à étudier le déterminisme économique qui a non seulement sapé et liquidé la dictature du prolétariat dans les années 1923–27, mais poussé l’économie russe dans les voies que, de la liquidation de la NEP en 1928 à son prétendu « rétablissement » à partir de 1956, elle a irrésistiblement empruntées.

La suppression des réquisitions forgées des produits agricoles et leur remplacement par un impôt en nature (versement par les paysans à l’État d’une certaine quantité de céréales fixée district par district et année par année selon des critères uniformes), le rétablissement de la liberté du commerce des excédents agricoles, pour l’agriculture; pour l’économie urbaine, le rétablissement de la liberté du commerce des produits manufacturés, bref les mesures pratiques toutes simples et sans mystère adoptées par le Parti en 1921 eurent rapidement pour effet une réanimation indubitable de la vie économique. Pour commencer par la production céréalière – capitale puisque l’alimentation des villes en dépendait – on a la progression suivante[109] en millions de quintaux :

1913 – 1923 494
1924 487
1925 697
1926 730
1927 727
1928 734

Toutefois, ces chiffres ne suffisent pas pour éclairer la question cruciale du ravitaillement des villes en ces dures années. C’est le pourcentage de blé effectivement commercialisé qui intéresse davantage à cet égard. Or, ici, la progression se transforme en régression, puisqu’on a : 1913 : 25 % – 1925–26 : 14,5 % – 1927–28 : 11 % (soit 200 millions de quintaux pour 1913, 106 pour 1926 et 81 pour 1928).

L’écart entre les deux séries prouve une chose : la paysannerie russe, chroniquement sous-alimentée sous le tsarisme a tiré de la révolution d’Octobre cet avantage qu’elle peut mieux se nourrir; dans ce sens, le spectre de la contre-révolution paysanne qui planait sur le pays en 1921 recule tout au long de la NEP, et dans ce sens encore, le pouvoir soviétique s’affermit. Toutefois, le pouvoir soviétique est une dictature démocratique du prolétariat et des paysans, ce qui implique que l’amélioration, même immédiate et élémentaire des conditions de vie matérielle dans les villes et chez les ouvriers ne retarde pas trop sur celle qui se manifeste dans les campagnes et chez les paysans. Sans rétablissement de rapports économiques plus normaux que ceux attestés par les deux séries sus-indiquées, le pouvoir soviétique a beau se renforcer, il repose sur un déséquilibre jouant au détriment de la classe des ouvriers urbains, ce qui, à la longue, rend hypothétique son caractère prolétarien et la prédominance effective du prolétariat dans la dictature commune, même si, de toute évidence, ni ce caractère ni cette prédominance ne peuvent être réduits à une question de consommation relative de calories par l’ouvrier et le paysan, et si, au contraire, ils dépendent de questions infiniment plus complexes et plus hautes, telles que l’orientation de l’État dans la lutte de classe internationale et la subordination de sa politique immédiate aux buts socialistes finaux jusque dans la question intérieure.

Tout anodins qu’ils puissent au premier abord sembler, ces deux tableaux suffiraient à eux seuls à ruiner l’idéalisation opportuniste de la « démocratie soviétique » et à révéler l’antagonisme latent entre les deux classes momentanément alliées, même sur l’humble plan immédiat et donc à plus forte raison sur celui des finalités historiques. En outre, la question de leur interprétation pose à peu près toutes les questions les plus cruciales de la « période de transition », celles mêmes qui (la NEP n’ayant pu les résoudre étant donné d’une part le délabrement de l’industrie et d’autre part le blocus économique des pays bourgeois contre l’U.R.S.S.) causèrent objectivement la perte de la dictature communiste et prolétarienne. Si on se demande en effet pourquoi la production ayant augmenté, les céréales disponibles pour la classe ouvrière allaient diminuant, créant une situation périlleuse pour le pouvoir ouvrier, on découvre trois causes dont l’importance relative est bien difficile à établir en l’absence d’informations statistiques suffisantes : 1) l’extension de la petite économie paysanne à faible surplus économique et à large auto-consommation relative du fait du partage des terres constituant la révolution agraire démocratique – 2) la persistance d’un secteur d’économie agricole capitaliste susceptible de produire un tel surplus, mais ne le produisant réellement que dans des conditions de marché favorables – 3) la nécessité pour le pouvoir soviétique d’exporter une fraction de sa production agricole en dépit de la sous-alimentation ouvrière, seul moyen, dans les conditions capitalistes du donnant – donnant toujours en vigueur dans le monde entier, de se procurer le peu de moyens de production indispensables, ne fût-ce que pour faire redémarrer l’industrie; mais cela revient, sur un exemple simple et concret accessible aux moins avertis, à faire toucher du doigt la triple pression exercée sur la classe ouvrière de Russie, son parti et son pouvoir par la toute petite-bourgeoisie rurale, par la classe capitaliste agraire résiduelle des koulaks et, last but not least, par la grande bourgeoisie impérialiste mondiale. Nous avons le regret d’ignorer les quantités absolues de grains que dans ces cruelles années de faim, le prolétariat dut ainsi s’enlever de la bouche pour payer les quelques machines qu’il put importer, mais la simple juxtaposition de la décroissance du blé commercialisé d’une part et de l’autre de la croissance des exportations de ce même blé, condition de la croissance des importations si indispensables de produits manufacturés, illustre avec assez d’éloquence par elle-même les terribles contradictions dans lesquelles l’isolement de la Révolution enfermait inexorablement le prolétariat soviétique et son parti. Notons néanmoins tout de suite que si cette croissance ne se poursuit guère au-delà de la NEP (elle s’arrête brutalement en 1930–31), la décroissance ultérieure, qui correspond à l’autarcie concertée de l’époque du « socialisme dans un seul pays », n’illustre aucun allégement de la situation économique des ouvriers, tout au contraire, et constitue par ailleurs la suite logique de la contre-révolution politique au sein du camp soviétique. En millions de roubles au cours du 1er janvier 1961, voilà quelle est la série pour la période qui nous intéresse maintenant selon l’Encyclopédie soviétique elle-même :

Année Exportations Importations
1913 1192 1078
1924 264 204
1925 477 648
1928 630 747

La progression des exportations est limitée par la production de grains elle-même qui, depuis 1926, plafonne à une moyenne de 730 millions de quintaux. Ainsi, ce n’est pas seulement le ravitaillement des villes qui est compromis, mais le développement industriel qui, dans les cadres de la NEP, et en l’absence de capitaux étrangers, dépend essentiellement de l’échange de blé russe contre les machines-outils étrangères[110]. Dans les cadres de la NEP toujours, la question-clef est donc celle de l’augmentation de la production agricole. Par rapport à l’avant-guerre, il subsiste en effet un déficit de plus de 40 millions de quintaux alors que de 1918 à 1926, la population s’est accrue de 10 millions d’habitants et qu’elle continue a s’accroître chaque année de 3 millions d’habitants. L’augmentation de la production agricole et, en outre, celle de la disponibilité en grains (qui dépend de la première mais ne s’identifie pas à elle, comme nous avons vu) est une question non seulement économique, mais sociale : l’augmentation de la productivité dépend évidemment d’une révolution technique dont les moyens ne peuvent être fournis que par le développement industriel, et, plus précisément, par une production massive de machines agricoles et d’engrais; mais d’une part ce développement industriel est précisément limité par la basse production agricole et, d’autre part, l’utilisation rationnelle des hypothétiques nouveaux moyens de production suppose le dépassement de la structure parcellaire de l’agriculture; la grande entreprise koulak est évidemment supérieure à la petite économie parcellaire tant au point de vue de sa capacité d’utiliser les progrès techniques ultérieurs que du point de vue de sa productivité immédiate, mais cet avantage ne se répercute pas directement sur la disponibilité sociale en grains, du fait que c’est une production privée, qui s’élargit ou se contracte non pas en fonction exclusive des possibilités techniques et naturelles, mais en fonction du marché et qui ne peut donc être réglée à volonté par le pouvoir révolutionnaire. Tout le secret de la contre-révolution qui se produit dans le camp soviétique avant même la fin de la NEP doit donc être cherché dans la structure sociale de l’agriculture russe, mais il est malheureusement très difficile de s’en faire une image complète, du fait de l’absence de statistiques. Si on se fie au discours du stalinien Molotov au XVe Congrès (Congrès de liquidation de la gauche unifiée de Trotski-Zinoviev-Kamenev en décembre 1927), on peut admettre que l’extension de la petite production parcellaire qui, avant la révolution, était de 60 millions d’ha est passée, du fait du partage des terres de la noblesse, de l’Église et de l’État tsariste à 100 millions d’ha auxquels il faudrait encore ajouter 40 millions d’ha de « terres oisives » avant 1917 et récupérées pour la culture et 36 millions d’ha s’il est vrai que sur 40 millions d’ha appartenant aux paysans riches avant Octobre, il ne leur en restait plus de 4 millions en 1927, la différence étant revenue aux paysans moyens et pauvres. Toujours d’après le même discours, vers la fin de la NEP, il y aurait toujours eu 24 millions de petites exploitations, dont 8 millions tellement petites que « même l’emploi du cheval y était trop onéreux » et qui ne devaient donc fournir aucun surplus, à supposer même qu’elles aient nourri leurs détenteurs. Ainsi, presque 98 % du sol se trouvait du ressort de la petite exploitation à faible surplus, tandis que le reste, qui contribuait pour plus de 50 % à la production commercialisable[111] était dans les mains d’une classe capitaliste qui, pour le moins, n’était aucunement intéressée au succès de la NEP et qui, sans nourrir une « opposition de principe » au pouvoir soviétique, ne devait bien entendu produire et livrer sa production au marché que dans la mesure où elle y avait intérêt, assez forte pour stocker ses surplus quand les prix ne lui convenaient pas afin de provoquer la hausse.

A considérer cette situation de l’agriculture,« tout dépendait de l’industrialisation », mais au niveau très bas auquel étaient tombées les forces productives et dans le cadre de l’échange entre ville et campagne, la faiblesse de l’agriculture ne pouvait que freiner le développement industriel puisque celle-ci n’était capable de fournir à l’industrie ni capitaux ni marché, ni surplus alimentaires pour une classe ouvrière en voie d’accroissement. Ainsi, quoique d’un niveau très inférieur à celui de la transformation socialiste, l’exigence du développement industriel posait des questions insolubles dans le cadre du libéralisme économique qui était celui de la NEP. Dans l’industrie, le niveau de la production de 1913 semble avoir été atteint en 1926, au prix d’une extrême tension des forces. Pour certaines industries, il aurait été dépassé en 1927–28. Ce n’est pas un hasard si c’est alors que la crise éclate et que se produit le grand tournant qui, avec la « dékoulakisation » et l’entrée forcée des petits et moyens paysans dans les coopératives kolkhosiennes d’une part, l’industrialisation à marche forcée de l’autre, va ouvrir l’ère « stalinienne » proprement dite placée sous la bannière absurde et mensongère du « socialisme dans un seul pays ». Mais si ce tournant obéit à un déterminisme indépendant des « idées » des dirigeants et situé dans les rapports économique réels, il fut aussi conditionné par la contre-révolution politique de 1926–27.

Notes :
[prev.] [content] [end]

  1. Décrets sur le contrôle ouvrier, sur la nationalisation des banques, sur l’organisation de coopératives de consommation, sur la suspension du paiement des dividendes aux actionnaires des sociétés anonymes, sur l’annulation des emprunts d’État et sur le monopole d’État du commerce extérieur. [⤒]

  2. L’indice de la production industrielle étant posé égal à 100 pour l’année 1913, il n’est plus que de 31 en 1921 : la production est donc inférieure pour cette dernière année au tiers de ce qu’elle était avant la guerre. [⤒]

  3. Il s’agit du Xe Congrès, qui se tint en mars 1921, huit jours avant l’éclatement de la révolte de Cronstadt et sous la menace d’une contre-révolution paysanne. [⤒]

  4. Le sens est clair : la base sociale du parti luttant pour le socialisme. La « victoire totale » dont il est question ensuite est tout aussi clairement une victoire politique de ce parti, et non pas… le triomphe de la forme économico-sociale du socialisme… dans la seule Russie, car cela contredirait toutes les affirmations de Lénine sur la nécessité d’une longue lutte pour le capitalisme d’État. [⤒]

  5. Source : Bettelheim, « L’Économie soviétique ». [⤒]

  6. Il faut noter ici un point qui n’a eu aucune importance pratique, mais qui revêt une grande signification de principe. En 1921–22, Lénine comptait essentiellement, pour relever l’industrie, sur les concessions, c’est-à-dire la prise à bail d’entreprises soviétiques par le capital étranger sous contrôle bolchevique. Il fut, bien entendu, impossible d’obtenir des « concessions sortables » comme Lénine dut le constater, mais il est significatif que le souci d’« indépendance nationale » et de protectionnisme « socialiste » (terminologie très postérieure et toute stalinienne) était tout à fait étranger non seulement à Lénine, mais à tout le parti au début de la NEP, puisque personne ne songea à combattre cette position audacieuse de Lénine. [⤒]

  7. Selon la plate-forme de l’opposition de gauche pour le XVe Congrès qui se tiendra après l’exclusion de Trotski et de Zinoviev, en décembre 1927, et qui, bien entendu, n’examinera même pas cette plate-forme. La proportion y est chiffrée à 53 pour cent exactement pour l’année 1926. [⤒]


Source : « Programme Communiste », numéro 40–41–42, octobre 1967-juin 1968

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