BIGC - Bibliothèque Internationale de la Gauche Communiste
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BILAN D’UNE RÉVOLUTION (II)



Content :

Les fausses leçons de la contre-révolution de Russie
Seul le marxisme tire les leçons de l’histoire
La « leçon » bourgeoise
L’économie marchande, berceau du capitalisme
La révolution capitaliste n’est qu’une demi-révolution
L’incompatibilité de la production sociale et de l’appropriation capitaliste, secret du cours tragique de la domination bourgeoise
Vaines tentatives bourgeoises d’harmonisation
La contradiction fondamentale du capitalisme appelle la solution révolutionnaire
La mission historique du prolétariat
La « leçon » social-démocrate
La « leçon » anarchiste
La « leçon » du socialisme d’entreprise
Notes
Source


Bilan d’une révolution

Les fausses leçons de la contre-révolution de Russie

Seul le marxisme tire les leçons de l’histoire

Le XXe siècle n’a eu, jusqu’ici, qu’une conscience très imparfaite du sens et de la portée de la révolution et de la contre-révolution de Russie qui se sont déroulées de 1917 à nos jours et en qui, cinquante ans après Octobre, se résume malheureusement encore l’essentiel de la lutte prolétarienne de l’époque impérialiste.

A l’exception des Soviétiques – et des anti-soviétiques les plus obtus – il n’est pourtant pas de partis, de courants ou d’écoles qui n’aient plus ou moins clairement senti que les résultats historiques finaux de la Révolution russe n’étaient pas seulement afférents des buts visés par le Parti bolchevique de 1917, mais diamétralement opposés. Que cet écart prouvât que la Révolution d’Octobre avait été suivie d’une contre-révolution au lieu de progresser victorieusement dans sa ligne initiale, rares sont pourtant ceux qui l’ont compris – ou qui avaient intérêt à le dire. Mais même parmi ceux que le camouflage de cette contre-révolution derrière la permanence apparente du même parti au pouvoir en U.R.S.S. n’a pas totalement abusés, qui donc a su la caractériser exactement, dans le domaine tant politique qu’économique ? Personne, puisqu’à l’extérieur du petit Parti prolétarien d’aujourd’hui, personne n’a manqué d’opposer au « bureaucratisme nationaliste » du parti de Staline un prétendu « démocratisme » internationaliste du parti de Lénine et que personne n’a franchement refusé de voir dans l’économie et la société russes une forme de « socialisme » ou du moins un « post-capitalisme ».

Cette impuissance scientifique du monde bourgeois ne l’a bien entendu pas empêché de « tirer » à sa façon les « leçons » de la contre-révolution stalinienne, c’est-à-dire d’un processus historique qu’il n’avait ni compris ni même simplement constaté dans bien des cas : tel est l’obscurantisme de l’ennemi de classe du prolétariat. Pour les courants bourgeois traditionnels, l’écart entre les résultats et les buts de la révolution d’Octobre « prouverait » le caractère naturel et donc indestructible des rapports capitalistes de production, de la division de la société en classes, de l’institution État, en d’autres termes, le caractère utopique du communisme, son impossibilité radicale. Pour les sociaux-démocrates, il « prouverait » que la Révolution en général est une folie, et plus encore la révolution dans un pays à faible développement capitaliste. Pour les libertaires, il « prouverait » que faute de détruire sur-le-champ toute forme d’État, quelle qu’elle soit, la révolution est condamnée à la défaite. Pour les ouvriéristes (anarcho-syndicalistes, social-barbaristes, socialistes d’entreprise de toute sorte), il « prouverait » que la dictature du prolétariat doit être une démocratie politique illimitée pour les ouvriers, et le socialisme une démocratie économique illimitée pour les producteurs en général. Pour les trotskistes. il « prouverait » que le communisme peut dégénérer politiquement quand il bannit la démocratie, tout en subsistant dans l’économie, et devenir ainsi justiciable d’une révolution purement politique. Le simple énoncé de ces prétendues « leçons » de la contre-révolution russe dont le monde bourgeois n’a cessé d’accabler depuis quarante ans la classe ouvrière suffit déjà à montrer que celui-ci n’a jamais « retiré » de l’expérience historique d’autres conclusions que celles qu’il y avait par avance mises, soit en fonction d’une haine de classe bien compréhensible, soit en fonction des ravages de l’idéologie jusque dans les cervelles des « champions » du prolétariat. En effet, si toutes ces « leçons » ne sont jamais que la répétition de thèses séculaires, elles ont toutes, en dépit de leurs différences, une caractéristique commune : elles sont toutes dirigées contre le marxisme ou communisme révolutionnaire, soit qu’elles en proclament la faillite ou l’erreur, soit que – chose pire encore – elles le défigurent sous le prétexte de « dégager ses responsabilités » dans la venue du stalinisme et d’en « sauver l’honneur », n’hésitant pas, dans ce but, à métamorphoser en « authentiques démocrates » à titre posthume de grands communistes comme Lénine et Trotski.

Objectivement, la défaite prolétarienne de Russie apparaît comme un nouvel échec de la lutte d’émancipation du prolétariat, attestée au XIXe siècle par les batailles de 1848 et 1871 et au début du nôtre par 1905. Si cette défaite est la grande défaite prolétarienne du XXe siècle, c’est que la révolution d’Octobre en fut la première grande victoire. Et si c’est en même temps la plus grande défaite de l’histoire du mouvement ouvrier, c’est parce que, de toute cette histoire, l’Octobre russe fut la seule victoire remportée à l’échelle d’un grand pays. La seule chose qui ait préservé le communisme d’une accusation de « faillite » doctrinale et pratique lors des défaites précédentes du prolétariat, c’est qu’en tant que Parti, il n’était pas encore assez fort pour diriger le mouvement. Mais pour que l’ennemi bourgeois puisse tenter aujourd’hui de l’accabler sous cette accusation à propos des développements de l’Octobre russe, il a d’abord fallu que le communisme se renforce au point de devenir le seul parti de la révolution et de la victoire. Ce ne fut pas un hasard, mais c’est ce que tous les révisionnistes oublient. Quand la bourgeoisie prétend enterrer ainsi le communisme en général sous les ruines de la révolution de Russie elle applique logiquement les lois de la guerre : malheur aux vaincus ! Mais quand de prétendus « champions » de ce même vaincu se mettent à « réviser », ils ne tirent pas plus qu’elle « les leçons de l’histoire » : ils baissent seulement la tête sous l’ invective.

Tout le monde bourgeois réagit comme si dans l’histoire il n’était jamais arrivé qu’au Parti communiste de Lénine de poursuivre tel et tel buts, et de recueillir tel et tel résultats diamétralement opposés. Si c’était vrai, cela témoignerait indubitablement contre nous. Mais il se trouve qu’au cours de toute l’histoire de la société de classe, les résultats des luttes n’ont qu’exceptionnellement répondu aux buts poursuivis, que la contradiction entre les uns et les autres a toujours été de règle. C’est même le matérialisme historique qui a eu le mérite de mettre cette vérité en relief pour démontrer que, tout comme l’évolution de la nature, le cours de l’histoire obéit à des lois objectives et non pas à la conscience et à la volonté des hommes – classes et partis[67]. En d’autres termes, c’est le matérialisme historique qui a établi que si ce sont les hommes qui font leur histoire, ils ne la font pas librement. Cette vérité est inaccessible non seulement à la bourgeoisie, mais aussi à toutes les sortes de révisionnisme. En effet personne n’est capable de saisir que si notre défaite de parti en Russie prouve quelque chose, c’est simplement que, pas plus que les autres hommes, les communistes n’échappent au déterminisme[68].

Si l’on veut savoir comment le Parti prolétarien aborde les défaites de sa propre classe, on ne saurait mieux faire que d’étudier le passage lumineux dans lequel Frédéric Engels (« Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande », 1888) définit la méthode spécifique du matérialisme dialectique :

« L’histoire du développement de la société se révèle, sur un point, essentiellement différente de celle de la nature. Dans la nature… ce sont uniquement des facteurs inconscients et aveugles qui agissent les uns sur les autres et c’est dans leur jeu changeant que se manifeste la loi générale. De tout ce qui se produit…, rien ne se produit en tant que but conscient, voulu. Par contre, dans l’histoire de la société, ceux qui agissent sont exclusivement des hommes doués de conscience, agissant avec réflexion ou avec passion et poursuivant des buts déterminés; rien ne se produit sans dessein conscient, sans fin voulue.
Mais cette différence, quelle que soit son importance pour l’investigation historique, surtout d’époques et d’événements pris isolément, ne peut rien changer au fait que le cours de l’histoire est sous l’empire de lois générales internes. Car ici aussi, malgré les buts consciemment poursuivis par tous les individus, c’est le hasard qui, d’une façon générale, règne en apparence à la surface. Ce n’est que rarement que se réalise le dessein voulu : dans la majorité des cas, les nombreux buts poursuivis s’entrecroisent et se contredisent ou bien ils sont eux-mêmes a priori irréalisables, ou bien encore les moyens pour les réaliser sont insuffisants. C’est ainsi que les conflits des innombrables volontés et actions individuelles créent dans le domaine historique une situation tout à fait analogue à celle qui règne dans la nature inconsciente. Les buts des actions sont voulus, mais les résultats qui suivent réellement ces actions ne le sont pas, ou s’ils semblent, au début, correspondre cependant au but poursuivi, ils ont finalement des conséquences tout autres que celles qui ont été voulues. Ainsi les événements historiques apparaissent en gros également dominés par le hasard. Mais partout où le hasard semble jouer à la surface, il est toujours sous l’empire de lois internes cachées, et il ne s’agit que de les découvrir ». Ainsi, « les hommes font leur histoire, quelque tournure qu’elle prenne, en poursuivant chacun leurs fins propres. Ce qui importe donc, c’est ce que veulent les nombreux individus. Mais, d’une part, nous avons vu que les nombreuses volontés individuelles qui agissent dans l’histoire entraînent pour la plupart des résultats tout à fait différents de ceux qu’on se proposait. D’autre part, on peut encore se demander quelles sont à leur tour les forces motrices cachées derrière ces motifs et quelles sont les causes historiques qui se transforment en ces motifs dans les cerveaux des hommes. Cette question, l’ancien matérialisme ne se l’est jamais posée ». Les révisionnistes modernes non plus !

« Découvrir les lois internes cachées » de la contre-révolution de Russie; chercher les « forces motrices », les « causes historiques » des « motifs » que les hommes – masses, partis et chefs – se donnaient à eux-mêmes d’agir et de lutter, voilà ce que seul le Parti prolétarien peut se proposer et qu’il réalise en appliquant cette autre magnifique définition d’Engels dans l’« Anti-Dühring » :

« La conception matérialiste de l’histoire part de la thèse que la production, et après la production, l’échange de ses produits, constitue le fondement de tout le régime social, que dans toute société qui apparaît dans l’histoire, la répartition des produits et avec elle l’articulation sociale en classes ou en ordres se règle sur ce qui est produit et sur la façon dont cela est produit ainsi que sur la façon dont on échange les choses produites. En conséquence, ce n’est pas dans la tête des hommes…, mais dans les modifications du mode de production et d’échange qu’il faut chercher les causes dernières de toutes les modifications sociales et de tous les bouleversements politiques ».

Cela n’est pas à la portée de tous ces courants qui, tiraillés entre certaines vérités marxistes et la conception traditionnelle, transfèrent sans doute le siège de la Conscience et de la Volonté des individus et des chefs aux classes et aux partis, mais les considèrent toujours comme l’instance souveraine, à la façon idéaliste, sans s’apercevoir que ce n’est pas là résoudre le problème du déterminisme, mais simplement le déplacer. C’est pourquoi aussi ils ne voient pas que comprendre l’Histoire, fut-elle celle de la défaite momentanée de son propre camp, c’est démontrer l’inéluctable de ce qui s’est produit, et qu’en tirer les leçons, c’est non pas réviser le programme du socialisme scientifique, mais définir plus rigoureusement, à la lumière des faits, les conditions de sa victoire. Il ne leur reste donc qu’à chercher dans l’abstrait, mais en puisant à l’arsenal de préjugés séculaires, quelle autre Conscience et quelle autre Volonté auraient pu donner à l’histoire passée un cours plus conforme à leurs voeux (eux-mêmes plus ou moins arbitraires) et garantiraient infailliblement la victoire dans l’avenir. A ce point, le dogme de secte, voire la fantaisie individuelle, se substituent à la cause séculaire du prolétariat en fonction de la mode du jour, les militants révolutionnaires sont remplacés par des prophètes plus ou moins inspirés de vérités révélées qui ne sont jamais qu’une forme quelconque de révision, et la bourgeoisie triomphe !

La « leçon » bourgeoise

La « leçon » de la contre-révolution russe conforme à la pensée bourgeoise classique serait sans doute difficile à illustrer aujourd’hui que la bourgeoisie affecte d’être « socialiste », mais elle est facile à reconstruire. Elle a deux formes – une grossière, une savante – qui ont sans doute toujours plus ou moins coexisté, mais dont la première répond mieux à la phase « stalinienne » de la contre-révolution et la seconde à sa phase « khrouchtchevienne et post-khrouchtchevienne ».

La « leçon » grossière consiste à dire que « le communisme est pire que le capitalisme ». La masse de misère, l’obscurantisme, l’oppression, le mensonge et ce que Trotski appela un jour la sombre irrationalité de l’ère stalinienne, ont assuré à cette thèse un succès que sa grossièreté ne lui méritait pas, mais ce n’est certainement pas pour défendre le communisme que le mouvement mondial de Staline a, pendant des dizaines d’années, réalisé les plus extraordinaires falsifications dans l’espoir que la vérité resterait ignorée des ouvriers d’Occident. A cette version, le Parti prolétarien fait deux réponses. La première, évidente, est que la Russie stalinienne, et à plus forte raison khrouchtchevienne, n’a jamais eu rien à voir avec le Communisme, ni avec une forme quelconque d’acheminement vers cette forme économique et sociale[69]. Cette conclusion n’appartient pas en propre au Parti prolétarien, mais la seconde est plus originale. Elle montre en effet que la phase de l’histoire russe que non seulement le stalinisme, mais aussi la bourgeoisie et même le trotskisme ont fait passer pour communiste sans qu’elle l’ait été le moins du monde, n’a pas été non plus l’absurde et inutile agonie de tout un peuple, la série de convulsions superflues provoquées par l’« arbitraire » du despote Staline que la stupide propagande occidentale a dépeinte, mais une grande révolution sociale d’une nature opposée à celle que les communistes du temps de Lénine avaient voulue et pourtant tout autre qu’historiquement stérile, riche tout au contraire de développements explosifs pour l’avenir lointain : la même révolution capitaliste que tous les pays avancés ont, eux aussi, subie dans le passé, mais dont ils ont depuis longtemps oublié les horreurs et les incommensurables tourments.

La « leçon » savante de la contre-révolution russe, la bourgeoisie n’aurait sans doute pas pu la formuler sans l’aide des pédants sociaux-démocrates d’Allemagne ou d’Autriche, du temps de Staline, tandis qu’ aujourd’hui il lui suffit de répéter ce que les « communistes » de l’Est eux-mêmes suggèrent. On peut la reconstruire en disant que si la Russie (et le bloc de l’Est) n’est pas parvenue à échapper aux lois capitalistes (loi de la valeur – loi générale de l’accumulation capitaliste – loi de la reproduction du capital); si elle n’est pas parvenue à trouver d’autre mécanisme que l’échange pour relier la production à la consommation et si, en même temps que le commerce entre la ville et la campagne, elle a conservé la vente et l’achat de la force de travail, c’est-à-dire le salariat que le communisme se proposait d’abolir, c’est que ces lois et cette organisation sociale sont naturelles et donc aussi immuables que l’ordonnance des planètes par exemple. En d’autres termes, la contre-révolution de Russie n’aurait pas été une contre-révolution, mais le retour à un ordre que les bolcheviks auraient vainement et follement tenté de modifier et du même coup la preuve historique du caractère utopique et irréel de ce que nous appelons le socialisme scientifique.

En prétendant ainsi tirer de notre défaite de classe une confirmation de ses thèses conservatrices et anti-prolétariennes, la bourgeoisie use sans vains scrupules du droit du vainqueur, mais en tant que « leçon de l’histoire », sa conclusion est doublement nulle. La première raison en est que le parti bolchevique et Lénine n’ont jamais prétendu pouvoir détruire, à bref délai, la forme économique et sociale du capitalisme en Russie, comme ils l’avaient fait de la domination politique tsaristo-bourgeoise (le monde bourgeois n’a-t-il vraiment eu aucun vent de ce fait pendant un demi-siècle ?). Ils ont au contraire proclamé qu’ils commençaient une révolution prolétarienne internationale dont seul le triomphe permettrait, non certes de « décréter » un beau jour le socialisme dans la Russie arriérée, mais d’abréger au minimum la phase nécessaire de développement économique capitaliste sous le contrôle politique du prolétariat. La « leçon » bourgeoise prouve donc uniquement que les « libertés démocratiques » de l’Occident ne lui ont en aucune façon permis de se faire de la révolution bolchevique une idée moins stupide que celle qui a été imposée comme dogme d’État pendant des dizaines d’années à la Russie par la dictature stalinienne tant décriée.

Nulle, cette leçon l’est ensuite et surtout pour cette raison primordiale que le socialisme scientifique constitue toute une conception de l’histoire et du monde dont jamais les idéologues de la bourgeoisie (pas plus après qu’avant octobre 1917) n’ont été capables de fournir une réfutation théorique, et dont tout au contraire ils se voient contraints par la réalité à piller certaines vérités. On ne saurait donc mieux faire que d’opposer à la légère accusation bourgeoise d’« utopie » le Communisme réel. La chose ne vise évidemment pas à « convaincre » l’ennemi de classe, mais à combattre le défaitisme dans le prolétariat, et surtout à établir clairement la base théorique de la réfutation des « leçons » révisionnistes que nous ferons plus loin, puisque, sans jamais présenter la même audace obscurantiste que les « leçons » bourgeoises, elles traduisent le même rejet du socialisme scientifique ou la même impuissance à le comprendre.

Dans ce but, nous résumerons l’exposé classique, insurpassable, mais méconnu, qu’Engels en fit au chapitre II de la Troisième Partie de l’« Anti-Dühring »,« Socialisme », en l’ordonnant de façon différente pour mettre en évidence les moments d’une forme d’économie et de société qui, bien loin d’avoir existé de tout temps est née de condition historiques bien définies et qui, bien loin d’être conforme à une « raison » immuable est, dès le départ, affectée de l’irrationalité qu’impliquait cette origine et qu’elle tente elle-même, mais vainement, de surmonter et qui, enfin, bien loin d’être éternelle est appelée, par le développement de ses propres contradictions internes, à disparaître dans la plus grande révolution sociale de l’histoire.

L’économie marchande, berceau du capitalisme

Avant la production capitaliste, on était partout en présence de la petite production que fondait la propriété privée des travailleurs sur les moyens de production. Les moyens de travail (terre, instruments aratoires, atelier, outils de l’artisan) étaient des moyens de travail de l’individu, calculés seulement pour l’usage individuel; ils étaient donc nécessairement mesquins, minuscules, limités. Mais là où la division naturelle du travail à l’intérieur de la société est la forme fondamentale de la production, elle imprime aux produits la forme de marchandises dont l’échange réciproque met les producteurs individuels en état de satisfaire leurs multiples besoins. Dans la production marchande, la question ne pouvait même pas se poser de savoir à qui devait appartenir le produit du travail. En règle générale, le producteur individuel l’avait fabriqué avec des matières premières qui lui appartenaient et qu’il produisait souvent lui-même à l’aide de ses propres moyens de travail et de son travail personnel ou de celui de sa famille. Le produit n’avait nul besoin d’être approprié par lui, il lui appartenait de lui-même. La propriété des produits reposait donc sur le travail personnel. Mais toute société reposant sur la production marchande a ceci de particulier que les producteurs y ont perdu la domination sur leurs propres relations sociales. Chacun produit pour soi avec ses moyens de production dus au hasard et pour son besoin individuel d’échange. Nul ne sait si son produit individuel trouvera à son arrivée un besoin réel, s’il retirera ses frais ou même s’il pourra vendre. C’est le règne de l’anarchie de la production sociale. Mais la production marchande, comme toute autre forme de production, a ses lois originales, immanentes, inséparables d’elle, et ces lois s’imposent malgré l’anarchie, en elle, par elle. Elles se manifestent dans la seule forme qui subsiste du lien social, dans l’échange, et elles prévalent en face des producteurs individuels comme lois coercitives de la concurrence. Elles sont donc, au début, inconnues à ces producteurs eux-mêmes et il faut d’abord qu’ils les découvrent peu à peu par une longue expérience. Elles s’imposent donc sans les producteurs et contre les producteurs comme lois naturelles de leur forme de production, lois à l’action aveugle. Le produit domine les producteurs.

La révolution capitaliste n’est qu’une demi-révolution

Concentrer, élargir ces moyens de production dispersés et étriqués, en faire les leviers puissants de la production actuelle, tel fut précisément le rôle historique du mode de production capitaliste. La bourgeoisie ne pouvait pas transformer ces moyens de production limités en puissantes forces productives sans transformer les moyens de production de l’individu en moyens de production sociaux, utilisables seulement par un ensemble d’hommes. Et de même que les moyens de production, la production elle-même se transforme d’une série d’actes individuels en une série d’actes sociaux. Pas un individu qui puisse dire : c’est moi qui ai fait cela, c’est mon produit. C’est dans la société de producteurs individuels, de producteurs de marchandises, que s’est infiltré le mode de production nouveau. On l’a vu introduire au beau milieu de la division du travail naturelle, sans méthode, qui régnait dans toute la société, la division méthodique du travail telle qu’elle était organisée dans la fabrique individuelle; à côté de la production individuelle apparut la production sociale. La production individuelle succomba dans un domaine après l’autre, la production sociale révolutionna tout le vieux mode de production.

Mais ce caractère révolutionnaire qui lui est propre fut si peu reconnu qu’on l’introduisit comme moyen d’élever et de favoriser la production marchande. Elle naquit en se rattachant directement à certains leviers déjà existants de la production marchande et de l’échange des marchandises : capital commercial, artisanat, travail salarié. Du fait qu’elle se présentait comme une forme nouvelle de production marchande, les formes d’appropriation de la production marchande restèrent en pleine vigueur pour elle aussi… Les moyens de production et les produits sociaux furent traités comme si, maintenant encore, ils étaient restés les moyen de production et les produit d’individus. Si jusqu’ici le possesseur des moyens de travail s’était approprié le produit parce que, en règle générale, c’était son propre produit, le possesseur des moyens de travail continua maintenant à s’approprier le produit bien qu’il ne fut plus son produit mais celui du travail d’autrui. Moyens de production et production sont devenus essentiellement sociaux, mais on les assujettit à une forme d’appropriation qui présuppose la production privée d’individus, dans laquelle donc chacun possède et porte au marché son propre produit, on assujettit le mode de production à cette forme d’appropriation bien qu’il en supprime la condition préalable.

L’incompatibilité de la production sociale et de l’appropriation capitaliste, secret du cours tragique de la domination bourgeoise

Dans cette contradiction qui confère au nouveau mode de production son caractère capitaliste gît déjà en germe toute la grande collision du présent. A mesure que le nouveau mode de production arrivait à dominer dans tous les secteurs décisifs de la production et dans tous les pays économiquement décisifs, on voyait forcément apparaître d’autant plus crûment l’incompatibilité de la production sociale et de l’appropriation capitaliste.

Avec l’avènement du mode de production capitaliste, les lois de la production marchande, qui sommeillaient jusque-là, entrèrent aussi en action d’une manière plus ouverte et plus puissante. L’anarchie de la production sociale vint au jour et fut de plus en plus poussée à son comble. Mais le moyen principal avec lequel le mode de production capitaliste accrut cette anarchie dans la production sociale était cependant juste le contraire de l’anarchie : l’organisation croissante de la production en tant que production sociale dans chaque établissement isolé. Là où il fut introduit dans une branche d’industrie, il ne souffrit à côté de lui aucune méthode d’exploitation plus ancienne. Le champ du travail devint un terrain de bataille. La lutte n’éclata pas seulement entre les producteurs locaux individuels; les luttes locales elles-mêmes grandirent jusqu’à devenir des luttes nationales, la grande industrie enfin, et l’établissement du marché mondial, ont universalisé la lutte et lui ont conféré une violence inouïe. Entre capitalistes isolés de même qu’entre industries entières et pays entiers, le vaincu est éliminé sans ménagements. C’est la lutte darwinienne pour l’existence transposée de la nature dans la société avec une rage décuplée. La condition de l’animal dans la nature apparaît comme l’apogée du développement humain. La contradiction entre production sociale et appropriation capitaliste se reproduit comme antagonisme entre l’organisation de la production dans la fabrique individuelle et l’anarchie de la production dans la société.

La perfectibilité poussée au maximum du machinisme moderne se transforme, par l’effet de l’anarchie de la production, en une loi impérative pour le capitaliste isolé en l’obligeant à améliorer sans cesse son machinisme, à accroître sans cesse sa force de production. La simple possibilité de fait d’agrandir le domaine de sa production se transforme, pour lui, en une autre loi tout aussi impérative. L’énorme force d’expansion de la grande industrie se manifeste comme un besoin d’expansion qualitatif et quantitatif qui se rit de toute contre-pression. La contre-pression est constituée par la consommation, le débouché, les marchés pour les produits de la grande industrie. Mais la possibilité d’expansion des marchés, extensive aussi bien qu’intensive, est dominée en premier lieu par des lois toutes différentes dont l’action est beaucoup moins énergique. L’expansion des marchés ne peut aller de pair avec l’expansion de la production. La collision est inévitable (et ce sont les crises). On voit, dans les crises, la contradiction entre production sociale et appropriation capitaliste arriver à l’explosion violente. La circulation des marchandises est momentanément anéantie : le moyen de circulation, l’argent, devient obstacle à la circulation; toutes les lois de la production et de la circulation des marchandises sont mises sens dessus dessous. La collision économique atteint son maximum : le mode de production se rebelle contre le mode d’échange, les forces productives se rebellent contre le mode de production pour lequel elles sont devenues trop grandes.

Vaines tentatives bourgeoises d’harmonisation

C’est cette réaction des forces productives en puissance croissante contre leur qualité de capital, c’est la nécessité grandissante de reconnaître leur caractère social qui obligent la classe des capitalistes à les traiter de plus en plus, dans la mesure tout au moins ou c’est possible à l’intérieur du rapport capitaliste, comme des forces de production sociales. C’est cette forme de socialisation qui se présente à nous dans les différents genres de sociétés par actions; puis ce sont les trusts, unions dont le but est de réglementer la production (détermination de la quantité à produire, répartition entre eux). Mais comme ces trusts se disloquent généralement à la première période de mauvaises affaires, ils poussent à une socialisation encore plus concentrée : toute la branche industrielle se transforme en une seule grande société par actions, la concurrence fait place au monopole intérieur de cette société unique. La production sans plan de la société capitaliste capitule devant la production planifiée de la société socialiste qui approche. Si les crises ont fait apparaître l’incapacité de la bourgeoisie à continuer de gérer les forces productives modernes, la transformation des grands organismes de production et de communications, en société par actions et en propriétés d’État montre combien on peut se passer de la bourgeoisie pour cette fin. Toutes les fonctions sociales du capitaliste sont maintenant assurées par des employés rémunérés. Mais ni la transformation en sociétés par actions, ni la transformation en propriété d’État ne supprime la qualité de capital des forces productives. Pour les sociétés par actions, c’est évident. Et l’État moderne n’est à son tour que l’organisation que la société bourgeoise se donne pour maintenir les conditions extérieures générales du mode de production capitaliste contre des empiétements venant des ouvriers comme des capitalistes isolés. L’État moderne, quelle qu’en soit la forme, est une machine essentiellement capitaliste, l’État des capitalistes, le capitaliste collectif en idée. Plus il fait passer de forces productives dans sa propriété et plus il devient capitaliste collectif en fait, plus il exploite de citoyens. Les ouvriers restent des salariés, des prolétaires. Le rapport capitaliste n’est pas supprimé, il est au contraire poussé à son comble.

La contradiction fondamentale du capitalisme appelle la solution révolutionnaire

Mais arrivé à ce comble, il se renverse. La propriété d’État sur les forces productives n’est pas la solution du conflit[70], mais elle renferme en elle le moyen formel, la façon d’accrocher la solution.

Cette solution peut consister seulement dans le fait que la nature sociale des forces productives modernes est effectivement reconnue, que donc le mode de production, d’appropriation et d’échange est mis en harmonie avec le caractère social des moyens de production. Et cela ne peut se produire que si la société prend possession ouvertement et sans détours des forces productives qui sont devenues trop grandes pour tout autre direction que la sienne[71].

Tant que nous nous refusons obstinément à comprendre la nature et le caractère des énormes forces productives développées par le capitalisme – et c’est contre cette compréhension que regimbent le mode de production capitaliste et ses défenseurs – ces forces produisent tout leur effet malgré nous, contre nous. Mais une fois saisies dans leur nature, elles peuvent, de maîtresses démoniaques, se transformer en servantes dociles.

La mission historique du prolétariat

Il ne suffit pas que la nécessité d’une solution révolutionnaire de la contradiction se fasse objectivement sentir pour qu’elle se produise réellement dans l’histoire : il faut encore qu’existe une force sociale susceptible de la traduire en actes. Cette force sociale, c’est le capitalisme lui-même qui l’a produite; en transformant de plus en plus la grande majorité de la population en prolétaires, le capitalisme a créé du même coup la puissance qui, sous peine de périr, est obligée d’accomplir ce bouleversement. Tout au cours de l’histoire bourgeoise, la contradiction entre production sociale et appropriation capitaliste se manifeste comme antagonisme du prolétariat et de la bourgeoisie, c’est-à-dire de la classe des producteurs que la révolution capitaliste a séparés des moyens de production et qui ont été réduits à ne plus posséder que leur force de travail d’une part, et de l’autre, la classe qui concentre dans ses mains (ou dans celles de son État) ces moyens de production. Cette contradiction allant croissant, l’antagonisme de classe qui en résulte est destiné, lui aussi, à s’approfondir. Au point culminant de sa lutte, le prolétariat s’empare du pouvoir politique, détruit l’appareil d’État de la bourgeoisie et édifie son propre État de classe. Il transforme graduellement tous les moyens de production en propriété de cet État, à mesure qu’il les arrache aux classes qui les détenaient jusqu’alors. Mais ce faisant, il supprime celles-ci en tant que classes et, du même coup, il se supprime lui-même en tant que prolétariat. D’État de classe, l’État prolétarien devient effectivement le représentant de toute la société dans la mesure où toutes les différences et oppositions de classe ont disparu du sein de celle-ci. Mais alors, il se rend lui-même superflu. Dès qu’il n’y a plus de classe à tenir dans l’oppression, dès que, avec la domination de classe et la lutte pour l’existence individuelle motivée par l’anarchie antérieure de la production, sont éliminés également les collisions et les excès qui en résultent, il n’y a plus rien à réprimer qui rende nécessaire un pouvoir de répression, un État. Son intervention dans les rapports sociaux devient superflue dans un domaine après l’autre et entre alors naturellement en sommeil. Le gouvernement des personnes fait place à la domination des choses et à la direction des opérations de production. L’État n’est pas « aboli », il s’éteint.

Avec la prise de possession de tous les moyens de production par la société, la production marchande est éliminée, et par suite la domination du produit sur le producteur. L’anarchie à l’intérieur de la production sociale est remplacée par l’organisation planifiée consciente. La lutte pour l’existence individuelle cesse. Par là, pour la première fois, l’homme se sépare, dans un certain sens, définitivement du règne animal, passe de conditions animales d’existence à des conditions réellement humaines.

Accomplir cet acte libérateur, voilà la mission historique du prolétariat moderne. En approfondir les conditions historiques et par là, la nature même, et ainsi donner à la classe qui a mission d’agir (classe aujourd’hui opprimée), la conscience des conditions et de la nature de sa propre action, voilà la tâche historique du socialisme scientifique, expression théorique du mouvement prolétarien.

Telle est la construction formidable que le Communisme oppose aux sinistres rêveries bourgeoises de règne éternel du Capital, de son oppression de classe, de ses crises et des génocides répétés de ses réactionnaires conflits impérialistes. Construction que non seulement la défaite finale d’Octobre, mais même toute une série d’éventuelles nouvelles défaites seraient impuissantes à ébranler, car dès son origine, elle reposait sur une anticipation prodigieuse sur l’avenir, sur cette dernière phase du capitalisme que nous vivons, mais dont les cinquante ans écoulés depuis Octobre ne sont, quoiqu’interminables, que le début.

La « leçon » social-démocrate

Pas plus que la « leçon » bourgeoise, la « leçon » social-démocrate de la contre-révolution stalinienne ne se présente sous une forme pure, mais pas plus qu’elle, elle n’est difficile à reconstruire, chose utile dans la mesure où les « révisions » soi-disant modernes n’inventent rien et se contentent de reprendre, sous une forme ou une autre, les conclusions des grands courants classiques du passé.

Historiquement, la social-démocratie est cette déviation du mouvement ouvrier qui, à force de lutter pour des réformes dans l’ambiance relativement idyllique du capitalisme d’avant 1911, avait renoncé à préparer la classe ouvrière à sa tâche révolutionnaire et qui, dans les conditions modifiées créées par la première grande guerre impérialiste, remplit la tâche exactement opposée, étranglant l’énergie révolutionnaire, s’opposant au mouvement prolétarien (comme le firent les mencheviks en Russie) et même le réprimant (comme le firent les Noske-Scheidemann en Allemagne). A l’époque de Lénine et de la révolution russe, cette déviation était incarnée, beaucoup plus que par la droite ouvertement passée à l’ennemi, par le centre conciliateur dont l’allemand Kautsky fut le théoricien « international ». Elle se distinguait des courants bourgeois traditionnels dans la mesure où elle n’allait pas jusqu’à affirmer que le capitalisme est éternel et que la société sans classes et sans État n’est qu’une utopie. Mais pratiquement, c’est-à-dire dans la lutte de classe réelle, la social-démocratie rejoignait les partis bourgeois en refusant d’admettre que l’on puisse parvenir au socialisme par une dictature de classe et de parti qui violerait les principes électoralistes et parlementaires de la démocratie. Sans nécessairement nier, au moins dans l’abstrait, le « Droit à la révolution »[72], elle les rejoignait de toutes façons dans la mesure où elle ne daignait jamais reconnaître que les conditions de cette révolution étaient mûres : en Russie, parce que le développement économique du pays n’était pas suffisant pour permettre une socialisation des moyens de production; en Occident, à l’inverse, parce qu’une révolution aurait abaissé le niveau économique atteint à cause de la lutte armée qu’elle suppose, de la prétendue impréparation de la classe ouvrière aux fonctions de classe dirigeante, etc.; pour la droite, parce que la révolution elle-même ne se justifiait plus en un siècle où, à l’inverse de ce qui se passait au siècle précédent, la classe ouvrière aurait eu des « conquêtes » à défendre au sein de la société bourgeoise. Bref, si à l’époque on pouvait encore parler de mouvement ouvrier (ce qui n’est plus le cas aujourd’hui), le social-démocratisme ne peut mieux se définir que comme la négation de ce mouvement qui, comme le notait Marx, est révolutionnaire ou n’est rien.

La « leçon » social-démocrate de la contre-révolution russe découle tout naturellement des caractéristiques que nous venons de rappeler. Ayant combattu la révolution bolchevique sous le prétexte que la Russie n’était pas mûre pour le socialisme, la social-démocratie présenta toute l’évolution économique de l’U.R.S.S. vers le capitalisme à partir de la NEP comme une preuve du bien-fondé de son opposition à la Révolution. Cela implique évidemment qu’elle ait reconnu comme évolution capitaliste ce que Staline, lui, appelait édification du socialisme national, mais cette supériorité d’ordre « scientifique » ne doit pas nous dissimuler le vide de cette prétendue « leçon » et encore moins son infamie. Nous aussi, nous caractérisons l’évolution économique de la Russie de la fin de la guerre civile à aujourd’hui comme capitaliste, nous aussi nous considérons qu’elle était historiquement inévitable; mais nous l’avons déplorée comme un effet et une manifestation de la défaite de classe du prolétariat dans le premier après-guerre, alors que la social-démocratie, devenue conservatrice, a eu le front de s’en réjouir; surtout, nous ne l’avons considérée comme inévitable que si le prolétariat européen ne parvenait pas à faire sa propre révolution et nous avons combattu de toutes nos forces pour celle-ci; tandis que la social-démocratie donna la révolution russe pour battue d’avance en tant que révolution socialiste d’une part et, de l’autre, combattit la révolution en Occident.

La fausseté sans limite de la « leçon » social-démocrate de la contre-révolution russe tient tout entière dans le fait qu’en dépit de ses prétentions scientifiques[73] elle fait « abstraction » du facteur capital : l’influence paralysante que la social-démocratie, justement, à exercée sur le prolétariat occidental et qui, empêchant l’extension de la révolution, a livré la Russie au capitalisme; mais faire « abstraction » du fait que, sans le maintien de la domination bourgeoise en Europe, un courant nationaliste comme le stalinisme n’aurait pas pu triompher en Russie, présenter ce stalinisme odieux comme un châtiment des péchés révolutionnaires du prolétariat russe alors qu’il a été l’enfant légitime de la réaction bourgeoise favorisée par le réformisme, c’est réduire les leçons de l’histoire à ce misérable truisme : « sans révolutions, il n’y aurait jamais de contre-révolutions ». Voilà qui donne l’exacte mesure de cette « supériorité théorique » dont le réformisme européen se vantait si fort face au bolchevisme, du temps qu’il existait encore comme parti « ouvrier ».

Pour être plausible, il manque à la plate « leçon » social-démocrate d’avoir démontré, premièrement, que la révolution d’Octobre ne répondait à aucune nécessité historique et ne fut qu’un accident de l’histoire imputable au « volontarisme » bolchevique et, deuxièmement, que le maintien du capitalisme dans le monde, après Octobre, a été historiquement bénéfique au prolétariat et, en général, à l’espèce humaine et a parfaitement confirmé toutes les prévisions social-démocrates sur une marche pacifique ininterrompue vers le socialisme.

Non seulement la social-démocratie n’a jamais fait la première démonstration, mais – du moins dans son courant centriste, dit de la IIe Internationale et demie, qui se voulait indépendant à la fois du socialisme de droite et du communisme – elle n’osait même pas, du temps de la Révolution, condamner franchement Octobre.

En illustration, nous citerons l’article caractéristique d’un admirateur déclaré du centriste allemand Kautsky, publié sous le titre Les bolcheviks et nous dans la revue de la social-démocratie autrichienne, Der Kampf, en mars 1918[74] :

« La théorie et la pratique des bolcheviks, dit le vieil article centriste, est l’adaptation du socialisme à un pays où le capitalisme est encore jeune et peu développé, et le prolétariat en minorité ». Dans quel sens ? « Le Soviet russe » (comme la Commune en France en 1871) est fatalement « l’idéal étatique du prolétariat révolutionnaire dans les pays où il est encore la minorité de la population. En outre, le maintien de l’ordre économique capitaliste est incompatible avec les intérêts du prolétariat. Une fois au pouvoir, le prolétariat doit mettre la production industrielle sous son contrôle. Malheureusement, la révolution détruit l’appareil bureaucratique ancien sans en créer un nouveau de caractère démocratique. C’est pourquoi les bolcheviks ne peuvent soumettre l’industrie au contrôle des organes d’une communauté démocratique; ils sont donc obligés de soumettre chaque entreprise au contrôle des ouvriers qui y sont employés… Ce faisant, ils abandonnent le principe socialiste qui veut que chaque branche d’industrie soit soumise à l’ensemble de la société et se rapprochent de l’idéal social du syndicalisme. L’origine de cette conception, née dans le prolétariat français, réside dans le fait qu’étant une minorité sociale, celui-ci ne pouvait souhaiter la soumission de l’économie à un État démocratique qui aurait fatalement représenté une majorité petite-bourgeoise et paysanne; en conséquence, il souhaitait la soumission des entreprises aux syndicats correspondants et les travailleurs russes cherchent à réaliser aujourd’hui cet idéal du syndicalisme français. Les décrets bolcheviques sur le contrôle ouvrier sont le principe de l’organisation industrielle qui devient le but de la classe ouvrière là où elle ne peut pas espérer dominer l’industrie démocratiquement. Le socialisme allemand doit sa supériorité théorique au fait que le prolétariat est la majorité et peut donc espérer conquérir le pouvoir sur la base de la démocratie et dominer l’industrie au moyen de l’État démocratique. Mais là où le prolétariat est en minorité, il combat fatalement pour la Commune ou le Soviet contre la démocratie, pour le contrôle syndicaliste des ouvriers sur l’usine contre la subordination socialiste de l’industrie à la communauté démocratique. La tentative du prolétariat russe de briser la domination du capitalisme et de réaliser le socialisme était inévitable, mais l’échec était tout aussi inévitable, et ses causes sont les mêmes qu’en 1848 et 1871 : ‹ le développement du prolétariat est conditionné par le développement de la bourgeoisie industrielle. C’est sous sa domination qu’il acquiert une existence à l’échelle nationale qui fera de sa révolution une révolution nationale; là où l’industrie capitaliste n’est qu’un phénomène sporadique, l’abolition de la domination capitaliste ne peut devenir le contenu de la révolution nationale › (Marx : Les luttes de classes en France) ». Quelle conclusion politique tirer de tout cela, quand on est un pédant imbu de la supériorité du « socialisme allemand », mais qu’on ne veut cependant pas tomber dans les excès de la droite pour laquelle la révolution d’Octobre n’a été qu’une folle aventure ? Une conclusion qui trahit cruellement l’embarras de son auteur : « L’avantage des mencheviks était d’avoir vu que la révolution sociale n’est possible qu’arrivée à un certain degré du développement capitaliste (sic) que la Russie n’avait pas encore atteint. Mais convaincus que la révolution russe devrait être bourgeoise, ils avaient renoncé au pouvoir, abdiqué en faveur de la bourgeoisie. Leur peur de la contre-révolution que l’intervention du prolétariat pourrait susciter les avait poussés à renoncer à toute politique prolétarienne courageuse dans le cadre de la révolution bourgeoise et ainsi ils avaient jeté eux-mêmes le prolétariat dans les bras des bolcheviks.

Les bolcheviks se sont mis à la tête du prolétariat dans la lutte de classe que la révolution bourgeoise devait fatalement engendrer et ont donné une expression fidèle aux sentiments, aux volontés et à l’idéal du prolétariat russe. Mais ils ont aussi partagé ses illusions en se laissant absorber par lui, et ils l’ont ainsi conduit à des expériences qui ne peuvent se terminer que par la défaite du prolétariat« . Dans la décevante réalité, le bon social-démocrate « éclairé » de 1918 voyait pourtant luire un espoir, dans le « juste milieu » comme de bien entendu : « Il existe néanmoins, en Russie, des social-démocrates libres des préjugés de droite comme de gauche : les mencheviks internationalistes comme Martov, les internationalistes de la Nowaï Jizn et la minorité bolchevique qui, sous la direction de Ryazanov (sic !), combat la dictature de Lénine et Trotski, bref tous les groupes internationalistes non bolcheviks de Russie. Ils ont rempli la niche incombant aux marxistes : ne pas s’opposer au prolétariat (sic !), mais ne pas tomber davantage dans ses illusions (sic !) et défendre au contraire contre ces illusions la conception supérieure que le marxisme nous donne de la lutte et du développement. En temps de révolution, le succès appartient aux extrêmes et le centre est condamné à l’impuissance (sic), mais seuls des adorateurs du succès croient que cela lui donne tort (sic)… L’avenir donnera raison au centre aussi bien dans le monde qu’en Russie ». Mais alors, quelles tâches se reconnaissaient les homologues autrichiens et internationaux des mencheviks à la Martov dans les pays avancés ? L’article conclut prudemment : « La révolution russe est une victoire du prolétariat russe et le sort du prolétariat russe est lié à celui des bolcheviks. Nous leur devons notre sympathie et notre aide, comme nous la devons au prolétariat en lutte de tous les pays. Les attaques contre les bolcheviks sont une grossière violation des devoirs de la solidarité prolétarienne internationale; nous devons être solidaires avec les bolcheviks dans la guerre civile contre la bourgeoisie, mais nous ne devons pas pour autant partager leurs illusions… Le marxisme a à défendre les leçons de l’expérience historique contre les illusions prolétariennes du moment, qu’elles soient de droite ou de gauche. Il faut combattre la droite, mais tout autant le radicalisme de gauche selon lequel le prolétariat n’aurait qu’à vouloir pour abolir le monde capitaliste, sans tenir compte des conditions objectives de sa lutte » (H. Weber : « Les Bolcheviks et nous », in « Der Kampf », mars a 1918, Vienne).

Quel triste tableau le vieil article poussiéreux n’évoque-t-il pas à nos yeux, cinquante ans après ! Sûrs de commencer une révolution européenne qui sera le châtiment historique de la bourgeoisie pour la guerre impérialiste qu’elle a déclenchée, le prolétariat russe et les bolcheviks se sont battus et se préparent à se battre comme des lions. Ils ont arrêté révolutionnairement la guerre impérialiste dans leur pays et crient au prolétariat international d’imiter leur exemple. Ils ont édifié un État totalement nouveau qui, dépassant les insuffisances de la Commune de Paris elle-même, donne chair et sang à la formule marxiste de la « dictature du prolétariat », montre à la classe ouvrière du monde comment « on peut et on doit » gouverner sans parlementarisme un grand pays, comment on peut et on doit enlever tout pouvoir politique à la grande bourgeoisie, comment on peut et on doit résister aux oscillations de la petite, et, bientôt, comment un prolétariat décidé et discipliné gagne la guerre civile. Et, pendant ce temps, des « chefs socialistes » occidentaux croient avoir rempli leurs devoirs révolutionnaires quand ils ont « excusé » le prolétariat russe de ne pas s’être incliné devant la majorité petite-bourgeoise et d’avoir violé les principes de la démocratie; quand ils ont reconnu (le moyen de faire autrement ?) aux bolcheviks leur large et enthousiaste soutien prolétarien et populaire et quand, au milieu des compliments, ils ont blâmé les mencheviks ! Ceci dit, ils n’ont rien de plus pressé que de jeter l’anathème sur la volonté révolutionnaire d’abolir le monde capitaliste et, subsidiairement, de faire la leçon aux bolcheviks sur la différence entre les principes d’organisation industrielle respectifs du syndicalisme révolutionnaire et du socialisme et de leur enseigner gravement que le socialisme est centralisateur ! Tout ce qu’ils savent dire des tâches d’un parti marxiste à l’époque d’une lutte de classe aiguë, c’est qu’il ne doit pas s’opposer au prolétariat, mais ils refusent de lui reconnaître ses tâches de direction, d’encadrement de la lutte, sans laquelle la révolution ne peut même pas avoir lieu, ils érigent l’éternelle oscillation, l’éternelle indécision des « internationalistes non bolcheviks » de Russie en modèle universel. Mais le pire de tout, c’est qu’ayant ainsi hypocritement condamné la révolution russe (après l’avoir reconnue inévitable !) « parce que les conditions objectives » de l’économie russe ne permettaient pas d’y faire le socialisme, ils se gardent bien d’expliquer en quoi celles de l’Occident industriel et avancé interdiraient elles aussi tout espoir d’extirper le capitalisme de l’économie après l’avoir vaincu sur le terrain politique. Pour toute réponse à cette question cruciale, ils n’ont, eux, les champions de la lutte contre les « illusions »,qu’un espoir à proposer : c’est qu’à l’époque lointaine ou le prolétariat sera devenu la majorité sociale absolue, il puisse « conquérir le pouvoir sur la base de la démocratie et dominer l’industrie (sic !), au moyen de l’État démocratique ». Telle est « la conception supérieure » que selon eux, « le marxisme nous donne de la lutte et du développement », la seule conception réaliste. Il n’ a pas à chercher plus loin le secret de la réaction bourgeoise mondiale qui suivit la révolution russe et la faible vague d’agitation sociale d’après-guerre en Occident, et dont le stalinisme ne fut jamais que la manifestation locale en Russie : quand l’heure de la lutte à mort avait sonné, ce sont des « chefs » de cette sorte qu’en majeure partie le prolétariat continua à suivre.

Ceci dit, si les cinquante ans qui suivirent avaient confirmé les prévisions social-démocrates selon lesquelles « l’avenir appartenait au centre » c’est à-dire selon lesquelles le prolétariat parviendrait démocratiquement au pouvoir et réaliserait la transformation socialiste sans révolution préalable, en se servant de l’appareil d’État existant, sous la houlette des Kautsky, des Bauer et des Martov, et sans la moindre tentative de se défendre de la part de la bourgeoisie, le Communisme n’aurait plus qu’à baisser la tête, à reconnaître son erreur et, du même coup, à encaisser l’accusation social-démocrate selon laquelle c’est lui qui a la responsabilité historique de la terrible phase stalinienne[75]. Comme nous le disions plus haut, c’est à cette seule condition que la « leçon » social-démocrate se hausserait an niveau d’une leçon de l’histoire, au lieu d’être le simple rabâchage d’un slogan du genre : « Pour ne pas être vaincu, le seul moyen sûr est de ne pas se battre ».

Il suffit d’évoquer les cinquante dernières années pour démontrer qu’elles ont totalement ruiné les perspectives social-démocrates de résorption progressive des antagonismes de toutes sortes, de triomphe des méthodes pacifiques, d’idyllique progrès social. Il suffit d’évoquer les tourments inouïs des crises, de la deuxième guerre impérialiste, des guerres coloniales, de l’oppression brutale déchaînée non seulement dans la Russie bouleversée « par la révolution communiste », comme insinuaient les sociaux-démocrates, mais en Italie et en Allemagne, pays d’élection du social-démocratisme, bref tout le climat de tragédie et de torpeur qui caractérise notre beau siècle et que la victoire militaire des puissances démocratiques sur les puissances fascistes n’a en rien rendu moins pesant, pour sentir le total fiasco du social-démocratisme.

C’est pourquoi, bien loin de pouvoir démontrer l’avantage historique de la survie du capitalisme et de l’absence de révolution européenne après 1917, il a été contraint par l’histoire à se liquider lui-même, non seulement comme parti d’une classe, mais comme parti tout court, simple appareil complètement déconsidéré, simple ombre de ce qu’il fut pour le malheur du prolétariat, simple fantôme du passé condamné à une existence languissante que son frère cadet, le national-communisme, est d’ailleurs condamné à partager avec lui.

Si, d’aventure, l’observation de la réalité contemporaine n’avait pas convaincu le lecteur de ce fait, il lui suffirait pour s’en convaincre de prêter un instant attention à la façon dont les sociaux-démocrates eux-mêmes retracent leur propre histoire par la plume du sieur Karl Schmid, membre du Comité directeur du Parti socialiste allemand; le suggestif tableau est emprunté au Centenaire du Parti social-démocrate (1863–1963) de cet auteur, qui, ayant perdu toute pudeur, jette la lumière la plus crue sur ce processus de liquidation dû à rien d’autre qu’au contraste béant entre les prévisions social-démocrates et la réalité historique.

« La révolution de 1918 n’a pas été voulue par la direction du Parti[76]. Mais une fois déclarée, Friedrich Ebert et d’autres la prirent en mains et sauvèrent la démocratie on se refusant à toute expérience pouvant mener à la dictature du prolétariat ». On ne saurait avouer de meilleure grâce qu’à l’époque, Lénine et les communistes ne firent pas injustice à la social-démocratie allemande en dénonçant son rôle contre-révolutionnaire. Voyons maintenant les fruits que le prolétariat tira de cette renonciation à la révolution qui, en théorie, devait lui permettre de parvenir au socialisme à moindres frais, en faisant l’économie de la violence et de la guerre civile, bref « de façon plus sûre » : « Pendant la période de quatorze ans que dura la République de Weimar, des socialistes furent membres du gouvernement du Reich durant deux ans et demi seulement, avec des intervalles. On ne leur donna le pouvoir que dans des situations précaires ». Et voilà pour la prévision « l’avenir est à ceux qui ne tombent ni dans les illusions de droite, ni dans celles de gauche » de notre austromarxiste de tout à l’heure, et surtout pour l’espoir de conquête du pouvoir sur la base de la démocratie et de contrôle de l’économie au moyen de l’État existant pour le prolétariat nombreux des pays avancés. Quant aux raisons pour lesquelles « on » (c’est-à-dire la bourgeoisie) ne « donne » le pouvoir aux socialistes que dans « des situations précaires », elles sont claires : c’est dans de telles situations que, s’inquiétant des menaces d’« expérience pouvant conduire à la dictature du prolétariat », la bourgeoisie sent le besoin d’appeler à l’aide le parti « ouvrier » qui « se refuse à ces expériences ». On ne saurait non plus avouer plus franchement que le corps électoral propose, mais que la classe dominante dispose. Voyons maintenant la vérification de la « théorie supérieure du socialisme allemand » sur le caractère pacifique du développement historique à l’époque contemporaine : « Pendant toute l’époque de Weimar, le Parti resta, officiellement et en théorie, marxiste, mais sa politique devint de plus en plus réformiste. Enfin, le programme de 1931 déclara sans ambages que le parti social-démocrate allemand était un parti réformiste et démocratique pour lequel la démocratie est d’ores et déjà une valeur en elle-même[77]. Survint 1933. Dès les premiers moments, le régime nazi remplit les camps de concentration de socialistes et de communistes. Des milliers d’entre eux furent assassinés dès les premières semaines. Le groupe parlementaire socialiste fut le seul à voter contre la loi des pleins pouvoirs accordant carte blanche à Hitler. Le discours prononcé en l’occurrence… sauva l’honneur de la démocratie en Allemagne » Sans commentaires…

« Après la guerre, sur le plan idéologique, tout était à repenser ». On conçoit que « l’honneur » sauvé par… un discours n’ait pas constitué une base suffisante pour le maintien pur et simple de l’ancienne idéologie ! « Le parti entreprit cette tâche immense avec une énergie, une audace remarquables. Le résultat de ses travaux est inséré dans le programme de Godesberg en 1959. Le parti ne se veut plus marxiste… Il considère que l’histoire est l’oeuvre d’hommes qui veulent, et non de l’automatisme de la dialectique matérialiste ». Audace tout à fait remarquable, en effet : car qui donc, après la première guerre, combattaient les « hommes qui voulaient » abolir le capitalisme par la révolution, sinon ceux qui proclamaient l’automatisme de la marche vers le socialisme, c’est-à-dire les devanciers, les pères spirituels des gens de Godesberg ?

« La démocratie est la valeur primordiale en politique ». Primordiale en ce sens que si on ne peut pas la sauver, il faut toujours en sauver l’honneur. « Mais le parti la veut réelle et non seulement formelle : le travailleur ne doit pas être élevé à la dignité de citoyen uniquement dans l’ordre politique; il doit devenir aussi citoyen dans l’ordre économique et social, d’où la revendication de la co-gestion. La propriété privée n’est pas un mal, elle est un bien indispensable dans une société libre. Il est nécessaire de créer autant de fortunes individuelles que possible. Il faut que l’homme puisse dire « non » sans risquer à tout moment son existence sociale, mais il faut empêcher les trusts et les cartels de devenir des instruments de domination dans les mains d’une minorité incontrôlée ». Arrivé à ce point, le social-démocratisme, qui n’était qu’une négation du marxisme prolétarien, en arrive à se nier lui-même : « le parti social-démocrate allemand veut être un parti national, européen et populaire; il n’est plus le parti d’une seule classe déterminée. Nous ne voulons pas socialiser l’homme, mais humaniser la société ».

En résumé, au moment de la révolution russe, le social-démocratisme allemand proclamait fièrement sa « supériorité théorique » et partant pratique sur le communisme. De la contre-révolution stalinienne, il a prétendu tirer la preuve qu’on ne parvient pas au socialisme par la révolution violente et la dictature, la preuve qu’en violant les principes intangibles de la démocratie, on lui tourne infailliblement le dos. Or, de l’aveu même d’un de ses représentants actuels, le même social-démocratisme a publiquement annoncé, au moins par deux fois, en 1931 et en 1959, sa propre liquidation, c’est-à-dire reconnu celle que la réalité lui avait infligée, puisque, au cas contraire, il n’aurait eu aucune raison de modifier tant soit peu ses vues et ses principes. Et il faudrait croire que la « leçon » social-démocrate de la contre-révolution russe était la leçon de l’Histoire elle-même ? Il faudrait considérer comme possible et licite de lui faire le moindre emprunt, même partiel ? Tolérer dans les rangs communistes la moindre critique démocratique du bolchevisme ? C’est ce que nous nions et que nous sommes les seuls à nier.

La « leçon » anarchiste

A l’époque de la IIme Internationale, puis après la victoire du stalinisme dans la IIIme, l’anarchisme (appelé aussi communisme libertaire) a pu passer pour un mouvement radical, plus révolutionnaire que le socialisme scientifique. La raison en est simple : l’anarchisme n’a jamais répudié l’usage de la violence et de l’insurrection : au contraire, la déviation social-démocrate et, plus tard, stalinienne du marxisme ne se sont pas contentées de mettre l’accent sur l’action parlementaire et légale en faveur de réformes sociales ou, pis, de la défense de la démocratie parlementaire contre la droite bourgeoise : elles ont flétri toute action violente du prolétariat comme manifestation d’aventurisme. C’est pour ces raisons historiques que, de nos jours, le préjugé selon lequel l’anarchisme serait beaucoup plus extrémiste que le marxisme est solidement enracinée. Dans la réalité, le rapport entre anarchisme et marxisme est exactement inverse. A l’origine, c’est-à-dire à l’époque de la polémique de Marx contre Proudhon (1847) c’est le socialisme scientifique qui dénonce l’anarchisme comme un « socialisme bourgeois » et flétrit l’opposition de son chef à la lutte de classe et à la révolution. Plus tard, dans la Première Internationale (1864–72), quand Marx et Engels et leurs disciples combattent le disciple de Proudhon, Bakounine, ce n’est pas parce qu’il est « trop » révolutionnaire, mais parce que son révolutionnarisme (qu’il définit lui-même comme « un Proudhonisme largement développé et poussé jusqu’à ses extrêmes conséquences ») n’est pas conséquent. La même chose vaut pour Lénine à l’égard des anarchistes et anarcho-syndicalistes de son temps. A ces époques où il ne peut pas spéculer sur de honteuses déviations du marxisme, tout ce que l’anarchisme trouve à reprocher au socialisme scientifique, c’est d’être un socialisme « autoritaire ». Il était donc fatal que l’involution de la République prolétarienne et bolchevique de 1917 en État national policier pratiquant le culte du grand Staline ait semblé à l’anarchisme une formidable confirmation historique de sa critique séculaire du marxisme et de la justesse de sa propre conception du socialisme. Il est même peu de « leçons » de la contre-révolution russe qui aient un pouvoir de suggestion aussi fort, même sur ceux qui ne veulent pas renoncer à la révolution. Le principal malheur pour cette version, c’est qu’elle n’a pas attendu la contre-révolution pour s’exprimer, puisque, en pleine guerre civile du prolétariat russe contre la bourgeoisie internationale liguée contre lui, des anarchistes russes n’ont pas craint d’exploiter les terribles difficultés dans lesquelles se débattait le pouvoir rouge, le pouvoir bolchevique, pour tenter de faire triompher ce qu’ils appelaient la « troisième révolution ».

C’est un fait historique à ne pas oublier, même si (soit dit à leur honneur), tous les anarchistes russes et européens (en particulier italiens) ne se compromirent pas dans cet appui insensé et inconscient à l’effort de tous les ennemis du Communisme pour restaurer l’ordre bourgeois[78]. De deux choses l’une en effet : ou bien la « leçon » selon laquelle le stalinisme serait venu « prouver » quelles fatalités réactionnaires étaient depuis toujours impliquées dans le socialisme « autoritaire » des Marx et des Lénine ne signifie rien du tout, ou bien elle signifie que si les masses russes avaient écouté les avertissements des libertaires, elles auraient évité la contre-révolution stalinienne et instauré le socialisme. Pour que cela fût plausible, il faudrait que les libertaires dressés contre le pouvoir prolétarien et communiste, contre le pouvoir non parlementaire de la Russie des années 1917–21 aient, dans l’action, réellement ouvert une troisième voie distincte à la fois de celle des partisans de la Constituante bourgeoise et de celle des partisans de la dictature du prolétariat, mais au moins aussi capable que cette dernière d’empêcher la restauration. C’est ce qu’ils ne firent ni ne pouvaient faire, se contentant de désorganiser les défenses de l’un des adversaires en lutte – le prolétariat communiste ! – et prouvant du même coup qu’après l’Octobre rouge, il n’y avait pas place pour une troisième révolution.

Dirigée en apparence contre un principe du socialisme scientifique – le principe politique de la dictature du prolétariat – la critique anarchiste l’est en réalité contre toute la nouvelle conception défendue dès sa naissance par le socialisme, et qui est la conception matérialiste de l’histoire. Cent ans après, les disciples plus ou moins avoués, plus ou moins fidèles de Bakounine, ne se sont pas encore assimilés cette « nouveauté », rejetés qu’ils ont été dans leurs vieilleries libertaires par la défaite de la révolution prolétarienne de Russie.

Marx a un jour donné du socialisme scientifique une définition lapidaire qui nous servira à montrer qu’en le caractérisant comme un socialisme « autoritaire », les anarchistes n’ont fait que déplacer le véritable problème, qui n’est nullement de savoir si on doit, dans l’absolu et dans l’abstrait, se proclamer partisan de l’Autorité ou au contraire de la Liberté, mais si le socialisme est un idéal ou s’il est une nécessité et une inéluctabilité historiques. « Ce que l’ai fait de nouveau, dit-il, c’est d’avoir démontré 1. que l’existence des classes ne se rattache qu’à certaines phases historiques du développement de la production; 2. que la lutte de classes mène nécessairement à la dictature du prolétariat; 3. que cette dictature n’est elle-même que la transition à la suppression de toutes les classes et à la société sans classes » (Lettre à Weydemeyer, 5 mars 1852). Chacun a, bien entendu, le « droit » d’être en désaccord avec ces trois thèses fondamentales, mais personne n’a le droit d’ignorer que pour Marx et tous les marxistes dignes de ce nom elles résultent de la découverte scientifique d’un processus objectif, et que si ceux-ci les ont adoptées comme programme du Parti, ce n’est pas parce qu’elles répondaient à on ne sait quelle préférence subjective pour l’Autorité, mais parce qu’elles leur semblaient résumer tout le sens de l’Histoire. Reprocher à une telle conception d’être « autoritaire » est un non-sens : la seule chose licite serait de démontrer que l’Histoire elle-même n’est pas « autoritaire », mais se conforme d’elle même à l’idéal de Liberté né avec la Grande Révolution française, thèse particulièrement insoutenable en notre siècle impérialiste et totalitaire. De deux choses l’une, donc : ou bien il n’y a aucun sens à dire que la contre-révolution russe a confirmé la critique anarchiste du marxisme, ou cela signifie qu’elle a prouvé que le matérialisme historique était scientifiquement faux, non conforme aux lois réelles du développement humain. Non seulement l’anarchisme n’a jamais fait pareille démonstration, mais il ne l’a jamais même simplement entreprise, précisément parce qu’il s’est toujours placé sur le terrain abstrait de l’idéal, et jamais sur celui de la réalité de la société de classes. Il suffit d’ailleurs de poser la question dans ses termes corrects pour apercevoir que la contre-révolution russe ne pouvait rien prouver de tel : car quand donc le socialisme scientifique a-t-il jamais dit qu’à la condition de prendre le pouvoir et d’instaurer sa dictature, le prolétariat irait immanquablement au socialisme, quelles que soient les conditions économiques et politiques, nationales et internationales dans lesquelles se serait produit l’événement ?

Que l’opposition entre marxisme et anarchisme soit tout autre chose qu’une opposition entre amoureux de l’Autorité d’une part et de la Liberté de l’autre, il suffit de citer les anarchistes eux-mêmes et de confronter leurs thèses avec la citation ci-dessus de Marx pour le prouver. A tout seigneur tout honneur : commençons par Proudhon, père de l’anarchisme, même si depuis Bakounine et depuis l’anarcho-syndicalisme son autorité a été bien ébranlée, même dans les rangs libertaires. Pourquoi combat-il le « système communiste, gouvernemental, dictatorial, autoritaire, doctrinaire » ? Parce que son attitude serait l’attitude éternelle de « l’esclave qui toujours a singé le maître », parce que « comme une armée qui a enlevé les canons de l’ennemi », il entend « retourner contre l’armée des propriétaires sa propre artillerie » – c’est-à-dire le pouvoir d’État – parce que la dictature du prolétariat « emprunterait ses formules à l’ancien absolutisme : indivision du pouvoir – centralisation absorbante – destruction systématique de toute pensée individuelle, corporative et locale, réputée scissionnaire, police inquisitoriale » et ne serait qu’une « démocratie compacte, fondée en apparence sur la dictature des masses, mais où les masses n’ont de pouvoir que ce qu’il en faut pour assurer la servitude universelle ». Bien entendu, nos adversaires anarchistes pourront toujours sacrifier Proudhon, cent ans après que Marx ait montré que son socialisme était un socialisme bourgeois[79], mais pourront-ils en faire autant pour l’insurrectionnaliste Bakounine, le héros incontesté de tout libertaire ? Or chez Bakounine, le son de cloche est exactement le même que chez le malheureux Proudhon, qui jamais n’a tenté de réfuter la réfutation de sa Philosophie de la Misère par Marx, et pour cause, car c’est Bakounine qui s’écrie un jour sans vains semblants : « Je déteste le communisme, parce qu’il est la négation de la liberté et que je ne peux rien concevoir d’humain sans liberté. Je ne suis point communiste parce que le communisme concentre et fait absorber toutes les puissances de la société par l’État, parce qu’il aboutit nécessairement à la centralisation de la propriété entre les mains de l’État, tandis que moi, je veux l’abolition de l’État, l’extirpation radicale de ce principe de l’autorité et de la tutelle de l’État qui, sous le prétexte de moraliser et de civiliser les hommes, les a jusqu’à ce jour asservis, opprimés, exploités et dépravés. Je veux l’organisation de la société et de la propriété collective ou sociale de bas en haut, par la voie de la libre association, et non de haut en bas, par la voie de quelque autorité que ce soit. Voilà dans quel sens je suis collectiviste et pas du tout communiste » (passages soulignés par nous).

Pour Proudhon, donc, le pouvoir d’État est l’arme spécifique des « propriétaires », c’est-à-dire de la bourgeoisie, et elle ne saurait donc convenir aux opprimés; pour Bakounine, c’est un « principe » dépravateur. Or, l’État n’est ni l’un ni l’autre : toutes les sociétés divisées en classes ont connu l’État, et comme la société qui naît de la chute de la domination bourgeoise ne peut pas, du jour au lendemain, ignorer toute division de classe, elle ne peut pas non plus se passer de tout État; si cette institution est commune à toutes les sociétés de classe, ce n’est en effet pas parce que, jusqu’aux doctrinaires Proudhon et Bakounine, l’humanité souffrait d’une aberration des principes dont, nouveaux rédempteurs, ils seraient venus la délivrer; c’est parce qu’aussi longtemps que les classes existent, et donc aussi la lutte, sourde ou ouverte, qu’elles ne peuvent manquer de se livrer, l’État est nécessaire à la survie de la société. Il suffit de lire à ce sujet les lignes lumineuses d’Engels dans l’« Anti-Dühring » pour saisir toute la supériorité de l’explication matérialiste de l’histoire sur les vaticinations des prophètes libertaires : « Evoluant dans des oppositions, la société antérieure avait besoin de l’État, c’est-à-dire, dans chaque cas, d’une organisation de la classe exploiteuse pour maintenir ses conditions de production extérieures, donc surtout pour maintenir par la force la classe exploitée dans les conditions d’oppression données par le mode de production existant (esclavage, servage, salariat). L’État était le représentant officiel de toute la société, sa synthèse en un corps visible, mais cela il ne l’était que dans la mesure où il était l’État de la classe qui, pour son temps, représentait elle-même toute la société : dans l’Antiquité, État des citoyens propriétaires d’esclaves; au Moyen-Age, de la noblesse féodale; à notre époque, de la bourgeoisie » (Anti-Dühring) « L’État n’est donc pas un pouvoir imposé du dehors à la société; il n’est pas davantage… « l’image et la réalité de la raison », comme le prétend Hegel. Il est bien plutôt un produit de la société à un stade donné de son développement : il est l’aveu que cette société s’empêtre dans une insoluble contradiction avec elle-même, s’étant scindée en oppositions inconciliables qu’elle est impuissante à conjurer. Mais pour que les antagonistes, les classes aux intérêts économiques opposés, ne se consument pas, elles et la société, en une lutte stérile, le besoin s’impose d’un pouvoir qui, placé en apparence au-dessus de la société, doit estomper le conflit, le maintenir dans les limites de l’ordre » (Origine de la famille).

Ce besoin qui s’est imposé aux classes exploiteuses du passé s’impose tout autant au prolétariat, du moins pendant une certaine phase de l’Histoire : être révolutionnaire, ce n’est rien d’autre que le reconnaître, l’accepter, le mettre en pratique le cas échéant, comme firent Lénine et les bolcheviks en Russie. Il faut, comme Proudhon, repousser expressément « l’action révolutionnaire comme moyen de réformes sociales » pour dénier au prolétariat le droit de retourner contre l’ennemi de classe « l’artillerie » que constitue l’appareil de l’État et pour ne voir dans la revendication puissamment originale de la dictature du prolétariat qu’une simple imitation du passé, une régression par rapport à la démocratie bourgeoise, voire un retour à l’ancien absolutisme ! Pour le prolétariat, instaurer son propre État, c’est user de la violence organisée pour briser la résistance de la bourgeoisie plutôt que de déposer les armes et de laisser tout l’ordre ancien se reconstituer, tout en proclamant « l’abolition de l’État ». Ce n’est pas une aberration due à l’influence d’idées périmées : c’est une question de vie ou de mort dans la lutte réelle. Mais l’aveuglement doctrinaire des anarchistes est tel que Voline, combattant de la prétendue « troisième révolution » contre les bolcheviks russes et auteur d’une Révolution inconnue qui présente la version libertaire des grands événements de Russie dans les années 1917–20, a cru pouvoir tirer précisément de ceux-ci « la preuve formelle » que « si la révolution sociale est en passe de l’emporter (de sorte que le capital, le sol, le sous-sol, les usines, les moyens de communication, l’argent commencent à passer au peuple et l’armée à faire cause commune avec ce dernier) il n’y a pas lieu de se préoccuper du « pouvoir politique ». Si les classes battues tentaient, par tradition, d’en former un, quelle importance cela pourrait-il avoir ? » Pas lieu de « se préoccuper » d’arracher à la bourgeoisie le contrôle de l’administration, de la police, de l’armée ? Non, répondait en substance, dans le feu des événements, l’anarchiste russe Voline. Sans importance, la tentative de contre-révolution politique tsaristo-bourgeoise, appuyée par l’impérialisme étranger des années 1918–21 ? Simple affaire de vieilles idées périmées et dépassées ? Oui, répondait-il encore. Et il expliquait : « le pouvoir politique n’est pas une force en soi : il est fort tant qu’il peut s’appuyer sur le Capital, sur l’armature de l’État, sur l’armée, sur la police. Faute de ces appuis, il reste « suspendu dans le vide », impuissant et inopérant. La révolution russe nous en donne la preuve formelle ». Ce n’est pas un fou ou un partisan de la bourgeoisie qui parlait ainsi : c’est un anarchiste russe convaincu d’être « révolutionnaire » !

Ce dont la révolution russe a donné la « preuve formelle », c’est du fait que même au cours d’une puissante révolution sociale, la bourgeoisie et ses partis ne restent ni ne peuvent rester absolument sans appuis, et de façon définitive, dans la masse de la population; c’est aussi du fait que, même une fois la victoire militaire remportée sur l’ennemi principal, la nécessité d’un pouvoir « empêchant la société de se consumer dans une lutte stérile », la « maintenant dans les limites de l’ordre » continue à se faire sentir : c’est tout le secret de la NEP, c’est-à-dire de la politique destinée à garder au prolétariat l’alliance paysanne dans les limites d’une industrialisation de la Russie sous contrôle du parti prolétarien. Aussi désastreuse qu’ai été l’évolution ultérieure, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la « centralisation de la propriété dans les mains de l’État » puisque précisément tout l’énorme secteur de l’agriculture russe échappait pratiquement à l’État ouvrier, ce que la révolution russe a du même coup prouvé de façon formelle et définitive, c’est l’impuissance de l’anarchisme à saisir la réalité et à se hausser au niveau des exigences de la lutte prolétarienne radicale, et c’est surtout son rôle contre-révolutionnaire à peine il tente de se manifester de façon indépendante du communisme, de faire triompher les lubies de ses doctrinaires dans les masses et d’en forcer la réalisation dans l’histoire.

La « leçon » du socialisme d’entreprise

Nous avons vu plus haut comment l’anarchiste Bakounine définissait son « socialisme » comme « l’organisation de la société et de la propriété » collective de bas en haut par la voie de l’association » et comment il repoussait la « centralisation de la propriété dans les mains de l’État ». De la même façon, il s’est trouvé dans le Parti bolchevique des années 20–21 une Opposition ouvrière (Kollontaj, Myasnikov et Chliapnikov dont des groupes beaucoup plus récents se sont réclamés) pour nier que le Parti et l’État aient à exercer leur autorité dans le domaine économique et à assumer la gestion de l’industrie et pour affirmer que, dans cette matière, la décision devait revenir aux « producteurs eux-mêmes », au « Congrès des producteurs », paysans d’un côté et de l’autre conseils d’usine des différentes entreprises. Ce que Bakounine revendiquait au nom de la Liberté, l’Opposition ouvrière le revendiquait au nom des intérêts prolétariens et comme la seule garantie que la dictature du prolétariat ne se transformerait pas en dictature sur le prolétariat, mais la vision économique est la même, et on pourrait la retrouver dans l’ordinovisme italien[80]. Le malheur est que l’échec de la révolution de 1917, en tant que révolution socialiste tout au moins, c’est-à-dire le fait que la gestion étatique de l’industrie (sinon de toute l’économie) instaurée par les bolcheviks n’ait pas abouti au socialisme, mais au capitalisme national russe moderne, a semblé à une foule de gens une preuve historique de la « justesse prophétique » des vues de Bakounine, à une foule de gens qui, en politique, ne se réclamaient pourtant pas de l’anarchisme. C’est ainsi qu’en matière de socialisme, notre époque est tout bêtement retombée dans le proudhonisme (Proudhon étant le maître reconnu de Bakounine et non reconnu de bien des gens). Sa grande formule est « le socialisme, oui, mais dans la liberté », assortie – dans le meilleur des cas – de l’autre formule : la dictature du prolétariat, oui, mais pas sur le prolétariat. La grande « leçon » que ce socialisme libéral, associateur que nous appelons « socialisme d’entreprise » a « tirée » de la contre-révolution stalinienne est que « l’étatisme » marxiste ne peut conduire a la liquidation du capitalisme, mais seulement au règne féroce d’une bureaucratie omnipotente; que le parti de classe n’a aucun rôle à jouer dans la transformation économique qui doit être laissée à la « classe ouvrière elle-même » et aux producteurs en général. Aucune « leçon » n’est sans doute aussi difficile à détruire, étant donnée la force de suggestion de la contre-révolution et de la caricature volontariste que le stalinisme a faite de la doctrine marxiste du rôle du Parti en lui prêtant le pouvoir de faire le socialisme à volonté pourvu qu’on lui obéisse; pourtant, elle est tout aussi lamentable théoriquement et pratiquement désastreuse que toutes celles que nous venons d’examiner.

En fait, l’opposition rêvée par les libertaires et leurs disciples conscients ou non entre leur « économie de libre association » et « l’économie d’État » du communisme marxiste est purement imaginaire. On ne peut parler d’« association » (libre ou pas) que si l’on part comme d’un postulat de l’existence d’unités productives gérées de façon autonome. II n’est pas difficile d’imaginer ce qu’elles pourraient bien être après le renversement de la classe patronale : ce serait tout simplement les entreprises héritées de l’époque capitaliste mais débarrassées, du fait de la révolution, de leur direction traditionnelle et tombées dans les mains des ouvriers d’une part, et de l’autre les multiples petites exploitations agricoles ou industrielles que le développement capitaliste aura laissées survivre en dépit de la concentration des forces productives qu’il réalise. Dire que de telles unités productives ne doivent pas devenir « propriété de l’État » signifie tout simplement qu’elles doivent conserver leur autonomie de gestion, c’est-à-dire qu’elles ne doivent être soumises a aucune réglementation générale, à aucune autorité centrale, mais uniquement à la volonté de leur personnel, démocratiquement exprimée à la majorité des voix probablement, et, dans le meilleur des cas, à l’autorité locale d’un comité de gestion ou d’un gestionnaire dûment « élus », à supposer qu’une autorité quelconque soit reconnue nécessaire pour le fonctionnement d’un organisme aussi complexe que l’est une grande usine moderne, chose encore douteuse de la part de « libertaires ». Admettons que, dans l’euphorie de la révolution, une pareille organisation ait pour effet de donner aux ouvriers le sentiment d’être « libres » parce qu’ils seront débarrassés des roquets de la maîtrise, des garde-chiourmes du patron, n’obéissant plus qu’à des exigences techniques, et non pas à celles de la production du profit. Admettons-le provisoirement. Le principal problème subsistera : comment toutes ces entreprises autonomes entreront-elles en contact ? Comment l’ensemble de la production échappant ainsi à toute décision et contrôle centraux sous le prétexte d’éviter la « bureaucratisation » s’adaptera-t-elle à l’ensemble des besoins ? Dans le capitalisme, cela se faisait par l’intermédiaire du marché, non sans aucune réglementation centrale d’ailleurs. Dans une économie post-révolutionnaire qui, par hypothèse absurde, se conformerait aux lubies des doctrinaires du communisme « libéral » ou « libertaire », il ne pourrait en aller autrement. Il faut une dose considérable d’ignorance pour s’imaginer que les rapports de marché subsistant entre les entreprises et entre les deux grands secteurs de l’économie (agriculture et industrie), ils pourraient être abolis à l’intérieur des entreprises et de chacun de ces secteurs; que le montant du salaire; la durée et l’intensité du travail et jusqu’au poids de l’autorité en vigueur au sein de l’unité de production pourraient se déterminer « librement », c’est-à-dire exclusivement en fonction de la « volonté » des travailleurs « de ne plus être exploités » dans de telles conditions ! L’exploitation capitaliste qui se réalise sous forme de prélèvement d’une plus-value sur le prolétaire est indissolublement liée à la nature mercantile de cette économie. C’est parce que les produits sont des marchandises que le travail en est également une et que donc le prolétaire est un salarié. C’est une absurdité de croire qu’on pourrait abolir le salariat (c’est-à-dire le régime qui rive le traitement matériel du prolétaire à la fois à la valeur de sa marchandise force de travail et aux exigences de la mise en valeur du capital) sans abolir la production marchande, et une non moins grande absurdité de croire qu’on pourrait abolir cette production en conservant les conditions dont elle dérive et qui sont essentiellement l’existence d’entreprises autonomes.

Le remplacement du patron et de la maîtrise bourgeoise par un quelconque « conseil d’usine » élu aussi démocratiquement qu’on voudra, en d’autres termes le remplacement de l’entreprise capitaliste par une entreprise de type coopératif ne ferait pas avancer d’un seul pas la transformation nécessaire de l’économie sociale. On sait que les tentatives de coopératives ouvrières de production du siècle dernier, si elles ont eu le mérite de montrer qu’on pouvait se passer du personnage social du capitaliste, se sont soldées par des échecs retentissants, du fait qu’elles n’avaient pu résister à la concurrence bourgeoise. Il n’en irait pas autrement si la concurrence s’exerçait non plus entre entreprises patronales et coopératives ouvrières, mais entre autant de coopératives ouvrières qu’il y aurait d’entreprises. De deux choses l’une : ou elles prétendraient fonctionner autrement que des entreprises capitalistes et toutes les conditions restantes demeurant bourgeoises (liaison par l’intermédiaire du marché) elles seraient balayées; ou bien si elles entendaient survivre, elles ne pourraient fonctionner que comme des entreprises capitalistes avec un capital argent, des salaires, des profits, un fond d’amortissement et des investissements de capitaux, du crédit et un intérêt, etc… La concurrence entre elles ne serait pas abolie et dès lors le système des contrats, le droit civil et l’institution étatique nécessaire pour le défendre ne le seraient pas davantage. On se demande donc tout d’abord en quoi de telles « associations » pourraient bien être plus « libres » que les entreprises bourgeoises et comment le processus de concentration en unités productives toujours plus grandes, qui s’est manifesté tout au cours de la phase capitaliste et qui n’eut rien de « libre et volontaire » puisqu’il fut précisément déterminé par les exigences de la concurrence, pourrait bien faire place – cette concurrence subsistant – à un « processus volontaire de libre association de bas en haut » inspiré par on ne sait quelle éthique sociale supérieure. Toute la socialisation de l’économie (dans le sens d’emploi du travail associé et de production de masse) qui pouvait être réalisée « par la voie de la libre association » l’a déjà été sous le capitalisme, réserve faite sur l’ambiguïté du terme de « liberté » appliqué à un processus soumis a un déterminisme aussi rigide. Une « révolution sociale » qui se proposerait simplement de continuer sur la même voie et par les mêmes moyens pour parvenir finalement à l’économie collective vaguement rêvée, se contentant de changer les acteurs du drame social et de remplacer les entrepreneurs ou les trusts bourgeois par les comités d’usine ou les associations coopératives ouvrières serait si peu une révolution sociale qu’elle aboutirait forcément en peu de temps à la restauration de tous les anciens rapports de production et ceci au prix de convulsions dont la « révolution » espagnole peut donner un idée. Non seulement une telle « révolution » créerait toutes les conditions qui le rendent indispensable précisément en défendant la liberté et l’autonomie des associations, c’est à dire autant de source de conflits et de heurts internes pour le règlement desquels la nécessité d’une autorité générale et centrale s’imposerait d’elle même, comme même un anarchiste individualiste comme Stirner était capable de le comprendre. En conclusion, la marche à une économie collectiviste par la voie de la libre association est une vision de doctrinaire empoisonné par les théories que la bourgeoisie dirigea contre l’ancien dirigisme absolutiste au temps de sa révolution et incapable de s’apercevoir que si, comme Marx le fit pourtant remarquer à Proudhon, la concurrence bourgeoise était sortie du monopole féodal elle avait conduit au monopole bourgeois moderne et que c’était une absurdité de croire qu’on pourrait sortir du cycle capitaliste et entrer dans le règne de la liberté en retournant en arrière comme si le retour à la concurrence, fut-ce dans des conditions modifiées, pouvait conduire à autre chose qu’à ce même monopole et pas du tout au socialisme. Une telle vision est dépourvue de toute réalité, et ne constitue pas du tout l’heureuse possibilité historique que selon les socialistes d’entreprise, on aurait manquée en Russie par la « faute de Lénine » et des bolcheviks et, au delà d’eux… du marxisme lui-même et de ses « conception étatiques et autoritaires ». De deux choses l’une, en effet : ou une alternative existait réellement et on ne voit pas comment même un Staline et un parti aussi « totalitaire » qu’on voudra auraient pu imposer la pire solution – la solution capitaliste – à moins que le matérialisme historique ne soit qu’un amas de sottises; ou bien le matérialisme historique dit vrai en affirmant que les formes sociales dépendent du degré de développement des forces productives, et si la contre-révolution l’a emporté, c’est que l’alternative est purement imaginaire, qu’il n’y avait pas d’autre issue historique possible. Ce n’est pas ici le lieu de refaire toute l’histoire d’Octobre : il suffira de rappeler pour faire comprendre l’affirmation ci-dessus quels résultats désastreux eurent les naïves tentatives de gestion autonome des ouvriers russes, que le parti bolchevique dut combattre non seulement pour arrêter la catastrophe économique en tant que telle, mais pour empêcher surtout qu’elle ne conduise à la défaite dans la guerre civile contre les Blancs, tsaristes ou partisans de la Constituante.

Si le premier terme de l’opposition établie par Bakounine est donc tout à fait imaginaire, le second – celui qui prétend définir le communisme comme une « économie d’État » – est on ne peut plus faux. Le mouvement communiste donne, c’est vrai, à l’État ouvrier et au parti révolutionnaire qui l’anime un rôle de premier plan dans la transformation socialiste de l’économie; il assigne, c’est vrai, à la dictature du prolétariat la mission de réaliser cette transformation qu’il juge impossible sans elle, mais ce n’est pas pour autant que le communisme lui-même peut être défini comme « une économie d’État », une économie dans laquelle l’État « absorberait toutes les puissances de la société » pour reprendre l’expression de Bakounine et où il s’opposerait ad aeternum à elle comme propriétaire des moyens de production. C’est là une conception de philistin incapable de saisir le lien réel entre rapports de production – forme de société et d’État et c’est bien pourquoi ceux qui y croient n’arrêtent pas depuis quarante ans de nous rabâcher que « l’expérience russe » n’avait que trop confirmé le bien-fondé des craintes de Bakounine devant les thèses communistes et montré le caractère prophétique de sa critique.

Le communisme ne saurait être une « économie d’État » pour une raison toute simple : si le besoin d’instaurer son propre pouvoir et son propre État s’impose au prolétariat comme à toutes les classes qui l’ont précédé, il se distingue pourtant foncièrement d’elles par une caractéristique capitale : il n’est ni ne saurait devenir une classe exploiteuse, mais tout au contraire la première classe appelée à abolir toute division de la société en classes, et du même coup toute oppression de classe. Dans la question de l’État, cette caractéristique a une conséquence capitale : l’État du prolétariat ne peut être qu’un État transitoire, puisque dans la mesure où il réalisera ses tâches, c’est à dire où il fera disparaître progressivement les classes et leur opposition, il fera disparaître du même coup les conditions qui fondent l’existence de l’État politique et qui sont la nécessité pour la classe dominante de maintenir les autres classes assujetties. Dans le communisme donc, l’État et avec lui l’autorité politique disparaîtront, c’est à dire que les fonctions publiques perdront leur caractère politique et se transformeront en de simples fonctions administratives qui veilleront aux intérêts de la société (Engels. Polémique contre les anarchistes [« De l’Autorité »], cité par Lénine dans « L’État et la Révolution »). De cet État « dépérissant », Lénine note justement qu’à un certain degré de son dépérissement, il peut être appelé un État non politique. Cela signifie que la société communiste ne sera pas dépourvue de toute administration, mais que l’administration n’y aura plus le caractère oppressif, le caractère de classe qu’elle a toujours revêtu dans le passé, qu’elle sera au contraire une administration sociale à un double titre parce qu’elle ne sera plus le monopole d’un groupe social particulier dans le cadre d’une division entre travail manuel et travail intellectuel, puisque cette division aura été depuis longtemps dépassée, et surtout parce qu’elle se fera en fonction des besoins de l’ensemble de la société, et non pas d’une fraction privilégiée de celle-ci. Dans ces conditions, caractériser le communisme par la « propriété de l’État » est un non-sens parce que la notion de « propriété sociale » en est elle-même un : lorsque la société tout entière devient maîtresse de ses conditions d’existence parce qu’elle a cessé d’être déchirée par des antagonismes internes, on n’a nullement l’avènement de la « propriété sociale », mais l’abolition de la propriété comme fait et partant comme notion. Comment en effet se définit la propriété, si ce n’est par l’exclusion d’autrui de l’usage ou de la jouissance de l’objet de ladite propriété ? Lorsqu’il n’y a plus personne a exclure, il n’y a plus de propriété ni de propriétaire possible, la « société » moins que tout autre.

Tout ceci comporte une conséquence capitale : là, où l’État est ou du moins se dit propriétaire de quoi que ce soit, on peut être sûr qu’il n’y a pas de communisme. Il peut y avoir deux raisons à cela : soit que sur la voie qui y conduit, on soit encore fort loin du but, c’est à dire qu’il existe toujours un prolétariat en lutte contre d’autres classes pour frayer la voie à l’économie sociale intégrale qui est son but, et dans ce cas, on a affaire à un État prolétarien animé par un parti révolutionnaire aisément reconnaissable sinon aux mesures économiques qu’il est susceptible de prendre en elles-mêmes, du moins à sa doctrine et à la direction de son action tant nationale qu’internationale. Tel est le cas du parti de Lénine au lendemain d’octobre, pendant la guerre civile, et même dans les toutes premières années de la NEP. La seconde raison, toute opposée, est que l’État né prolétarien peut fort bien changer de fonction sous la pression de classes ennemies et tourner le dos au but communiste final : dans ce cas, la propriété d’État peut bien se perpétuer longtemps encore en tant que propriété capitaliste, c’est à dire en tant que puissance hostile non seulement au prolétariat mais, dans une certaine mesure, à la plus grande partie de la société. Tel est le cas de l’État stalinien et même partiellement post-stalinien, mais alors apparaît toute la sottise de la « leçon » socialiste d’entreprise de la contre-révolution russe qui commence par définir le communisme pour ce qu’il n’est pas – l’État propriétaire – et qui, contemplant ensuite l’État propriétaire tel qu’il a existé et existe encore partiellement en Russie s’écrie : voyez à quelle monstruosité a conduit le communisme ! Songez à ce qui nous aurait été épargné si on avait suivi la voie de la libre association !

Tout ce qu’évoque de sinistre le seul mot de « stalinisme » à l’esprit de la plupart de nos contemporains – l’effroyable misère de la Russie d’après 1920 – la législation du travail draconienne qui lui lut imposée – le règne de la police et la pratique de l’assassinat politique érigés en principe – la révolution agraire « par en haut » des années 27–28 et ses terribles conséquences, « la faim de Staline » en 1932 – les répressions de masse, la sinistre farce des procès et des auto-accusations délirantes des victimes, et sur tout cela l’odieuse et immuable litanie de la marche victorieuse de l’URSS vers le communisme libérateur sous la direction de son grand parti et de son chef bien-aimé – tout cela, absolument tout aurait une explication d’une simplicité, d’une commodité vraiment magique : la gestion étatique, pardi ou encore, ce qui revient au même : le règne incontrôlé de la bureaucratie. Mais alors, la révolution faisant suite à la guerre, le poids de la paysannerie russe, la faiblesse numérique du prolétariat aggravée par la saignée de la guerre civile et par son inculture technique, le bas niveau de culture générale, le poids des traditions féodales d’inertie et de grossière brutalité, l’isolement du parti marxiste prolétarien, les conditions internationales, la tradition étatique barbare du despotisme asiatique, les exigences de la contre-révolution politique ? Tout cela n’est que broutilles aux yeux des socialistes d’entreprise, broutilles qui n’expliquent pas un millième de ce que leur disent les deux mots magiques de « gestion étatique » ou de « bureaucratie incontrôlée » en raison de l’influence insidieuse qu’exercent sur eux les billevesées séculaires des Proudhon-Bakounine ! Où donc ont-elles cru apercevoir que là où le monstre de la « gestion étatique » ne règne pas en maître les opprimés puissent contrôler quoi que ce soit à la marche en avant du terrible rouleau compresseur de l’accumulation capitaliste et de la domination bourgeoise ?

Notes :
[prev.] [content] [end]

  1. Si l’on a absolument besoin d’exemples, qu’on pense à la réaction nobiliaire d’avant 1789 qui a accéléré la Révolution, ou au jacobinisme, vertueux et égalitaire, qui a abouti à la société bourgeoise de Thermidor et de l’Empire.[⤒]

  2. Le stalinisme, lui, n’a pas craint de prétendre le contraire, implicitement en se vantant d’avoir construit le socialisme dans les cadres nationaux de la Russie qui n’en possédait les prémisses matérielles ni en 1917 ni même dix ans plus tard, explicitement puisque Staline, dans ses Problèmes économiques du socialisme, prétendait « tirer parti », dans les intérêts du Communisme, de lois économiques dont la seule persistance prouve la persistance d’une économie capitaliste et puisque les pseudo-thèses du Parti russe à l’occasion du cinquantenaire, affirmaient imperturbablement que si le socialisme avait pu être réalisé en Russie malgré des conditions que les marxiste du passé auraient jugées défavorables, cela s’expliquait par le « plan scientifique » de Lénine ! [⤒]

  3. Le développement de ce point excéderait le cadre de cet article, et le lecteur le trouvera dans celui que nous consacrons plus loin au développement de l’économie russe dans la phase post-révolutionnaire. [⤒]

  4. Lénine ne l’a jamais oublié, lui qui eut toujours soin de distinguer non seulement le capitalisme d’État sous la domination de la bourgeoisie du capitalisme d’État sous la dictature du prolétariat, mais aussi cette dernière forme du socialisme lui-même. Au XIVme Congrès du P.C. de russie d’avril 1925, la lutte entre les Léningradiens d’une part, les partisans du « socialisme dans un seul pays » de l’autre, regroupés autour de Boukharine et de Staline, porte précisément sur cette distinction : tandis que Staline-Boukharine révisent Lénine en soutenant qu’il serait « défaitiste » de considérer que le capitalisme d’État est la forme économique dominante dans l’industrie russe de 1925, et non pas le socialisme, Zinoviev- Kamenev démontrent que la liquidation de la position de Lénine équivaut à un embellissement de la NEP, à une dissimulation du réel conflit de classe et à une transformation du Parti prolétarien en Parti national n’ayant d’autre but que d’obtenir une augmentation du rendement du travail des ouvriers, fut-ce au moyen d’une démagogie dont ceux-ci ne pourront pas ne pas sentir toute la fausseté. Trotski (qui n’intervint pas à ce Congrès, parce que la fracture entre les Léningradiens et Staline, qui jusque-là s’étaient entendus contre lui, le prit au dépourvu) n’a jamais fait une distinction suffisante entre les formes économiques en tant que telles, faisant toujours intervenir le facteur politique, non seulement quand cela était légitime, comme pendant les premières années de la révolution russe, mais aussi plus tard, alors qu’il dénonçait lui-même la dégénérescence du pouvoir, et parlant non pas de capitalisme d’État mais d’un socialisme « utilisant » les méthodes de la comptabilité capitaliste, position théoriquement insoutenable. [⤒]

  5. Il est bien clair que tel n’était pas le cas dans la Russie d’Octobre, qui souffrait non d’une pléthore, mais d’une insuffisance du développement capitaliste, s’exprimant non seulement par le faible poids spécifique des îlots d’industrie urbaine dans l’économie nationale, mais encore pur la prédominance de la petite exploitation dans l’agriculture. C’est précisément pourquoi la gestion étatique de toute l’industrie n’a pas été voulue par Lénine, mais bien imposée par les expropriations massives réalisées par les ouvriers d’une part et la fuite des entrepreneurs de l’autre. [⤒]

  6. Même le révisionniste d’avant 1914, Édouard Bernstein, n’avait vas osé nier formellement ce « droit », lui qui écrivait dans Socialisme théorique et social-démocratie pratique (1899) : « Il faut que la social-démocratie ait le courage de vouloir paraître ce qu’actuellement elle est en réalité : un parti de réformes démocratiques et socialistes. Il ne s’agit pas d’abjurer le soi-disant droit à la révolution, ce droit purement spéculatif, qu’aucune constitution ne saurait mettre en paragraphe ni aucun code prohiber et qui existera tant que la loi naturelle nous forcera à mourir si nous renonçons au droit de respirer. Ce droit inscrit et imprescriptible n’est pas plus atteint, si on se transporte sur le terrain de la réforme, que le droit de défense légitime n’est supprimé par le fait que nous nous sommes donné des lois réglant nos différends personnels ou de propriétés ». C’est exactement par les mêmes tours de passe-passe que la social-démocratie d’après 1914 éludait le problème central de la révolution violente, l’ancien adversaire de Bernstein, Kautsky, se faisant son héritier spirituel. [⤒]

  7. Les vieux sociaux-démocrates de l’école d’avant 1914 se gaussèrent à juste titre des prétentions de Staline à construire un socialisme national. Cela prouve simplement qu’il y a une quarantaine d’années, on était moins ignare, même dans le camp des liquidateurs, en matière de doctrine, qu’on savait encore que socialisme et économie marchande sont incompatibles, ce que non seulement les post-staliniens, mais même les « trotskistes » ont oublié; mais cela ne change absolument rien au défaitisme et au rôle ouvertement contre-révolutionnaire de la social-démocratie dans le premier après-guerre. [⤒]

  8. Quand on feuillette cette revue dont on peut trouver une collection à la Feltrinelli de Milan, on constate avec stupeur que jusqu’à cette date de mars 1918, la revue théorique de l’orgueilleuse social-démocratie autrichienne publiée à Vienne, ne souffle pas mot de la révolution d’Octobre, bien que paraissant avec une parfaite régularité ! Et quand elle le fait pour la première fois, c’est, comme on verra, pour proclamer d’emblée… la défaite de cette révolution – qui devait surmonter au contraire si brillamment l’épreuve de la guerre civile. Lénine lui-même, qui appréciait pourtant à leur juste valeur les opportunistes occidentaux, n’en crut pas ses oreilles lorsque demandant un jour à Trotski ce que la social-démocratie officielle disait d’Octobre, il s’entendit répondre qu’elle préférait n’en pas parler… [⤒]

  9. Cette accusation a été formulée avec toute la trivialité qui lui convenait par le vieux pontife social-démocrate Rudolf Hilferding de la façon suivante :
    « Lénine et Trotski, avec l’aide d’un groupe de partisans d’élite, un parti qui n’a jamais été en état de prendre des décisions indépendantes, qui fut toujours un instrument dans les mains des chefs, comme le furent plus tard le ‹ parti › fasciste et le ‹ parti › national-socialiste (N.d.R. Que le lecteur goûte l’assimilation de Lénine-Trotski à Mussolini-Hitler comme elle le mérite !) se sont emparés du pouvoir alors que l’ancien appareil d’État se trouvait en pleine décomposition ». La remarque mérite qu’on s’y arrête. Elle vise à la fois à diminuer le mérite des bolcheviks (en suggérant qu’il est « facile » de faire une révolution là où l’appareil d’État est décomposé !) et à justifier l’inertie de la social-démocratie occidentale qui, elle, avait devant elle un pouvoir d’État bourgeois terriblement vigoureux et armé. Pitoyable subterfuge ! Il est bien évident qu’une des caractéristiques de la situation révolutionnaire est précisément la décomposition du pouvoir d’État, et que nulle part en Europe la situation n’a été aussi révolutionnaire qu’en Russie. Qui l’a jamais nié ? Il n’en reste pas moins : 1) que cette situation révolutionnaire aurait aussitôt avorté, même en Russie, si à la place de bolcheviks du type Lénine et Trotski il n’y avait eu que des… « Internationalistes non bolcheviks » à la Riazanov ou à la Martov; 2) que l’absence d’une situation révolutionnaire aiguë en Occident n’est en aucune façon une excuse à la lâcheté politique du centrisme social-démocrate et encore moins à sa trahison ! « Ils ont transformé cet État selon les besoins de leur hégémonie : ils ont aboli toute démocratie et établi leur propre dictature… De la sorte, ils ont fondé le premier État totalitaire avant même que ce terme fut créé. Staline n’a fait que poursuivre l’oeuvre commencée » (Rudolf Hilferding« The Modern Review » – 1947). L’essence social-démocrate de l’accusation éclate dans le fait que ce n’est plus la lutte des classes qui, comme dans le marxisme, est le principe de l’explication historique, mais l’opposition des formes de la Dictature et de la Démocratie. Il est triste de constater que les nombreuses oppositions qui, sous des formes diverses, ont elles aussi reproché au bolchevisme d’avoir couvé en son sein le stalinisme et de lui avoir permis de naître ( !) ne se sont pas avisées qu’elles raisonnaient exactement comme l’ignoble vieille social-démocratie. [⤒]

  10. Il s’agit en réalité non d’une « révolution », mais de l’agitation qui a abouti en novembre 1918 à l’abdication du Kaiser, à la proclamation de la République d’Allemagne et à la formation du gouvernement social-démocrate Ebert-Noske, auquel participèrent les Indépendants, c’est-à-dire les centristes de l’époque. [⤒]

  11. Aveu tardif qui signifie la renonciation expresse à la position traditionnelle tant bien que mal conservée en paroles considérant la démocratie comme un simple moyen (Lénine montra combien il était inadéquat à l’époque impérialiste !) pour réaliser le socialisme, celui-ci restant théoriquement le but suprême du parti. [⤒]

  12. Il est caractéristique qu’en mars 1921, « Umanità nuova », organe des anarchistes d’Italie, publiait à onze jours d’écart un compte-rendu de la troisième Conférence des anarchistes ukrainiens du Nabat qui s’était tenue illégalement en Russie les 3–8 septembre 1920 et qui concluait à la nécessité de poursuivre la lutte « contre l’obscure réaction de l’État socialiste » (c’est-à-dire contre le pouvoir bolchevique) et, à l’occasion des événements de Cronstadt, un article concluant à la solidarité malgré tout avec la Russie révolutionnaire. « Umanità nuova », bien que n’osant dénoncer l’action des anarchistes ukrainiens, ne s’était pas non plus solidarisée avec leur résolution que nous publions ci-dessous et qu’on trouve dans un vieux numéro du 11 mars 1921 de ce journal; de même, placée devant un fait qui, par la suite, alors que le mouvement communiste avait perdu toutes ses caractéristiques révolutionnaires, fut exploité sans scrupules par les anti-communistes de tous les bords (il s’agit de la répression qu’à leur corps défendant les bolcheviks durent mener contre l’insurrection de Cronstadt en mars 1921), Umanita nuova sut garder une attitude qui semble aujourd’hui étonnamment mesurée. Qu’est-ce que cela démontre, sinon que lorsque le mouvement communiste méritait encore ce nom, son rayonnement et son prestige dans le prolétariat étaient largement suffisants pour contenir dans certaines limites les hésitations et l’indiscipline « libertaires » et conduire jusqu’à des anarchistes à considérer de sang-froid les dures nécessités de la lutte de classe ? Mais, de même que c’est la déviation social-démocrate qui a favorisé le développement de la déviation anarchiste, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, c’est la déviation stalinienne qui, après 1920, lui a donné un nouveau regain, la poussant vers des positions de plus en plus inconsistantes, détruisant toute l’oeuvre de Lénine et du communisme authentique : l’unification tendancielle de toutes les forces vraiment révolutionnaires sur la plate-tonne du socialisme scientifique. Voici ce que disait le rapport de la troisième Conférence du Nabat (« Umanità nuova », 11/3/21) :
    « En lutte inexorable contre toute forme d’État, les anarchistes du Nabat ne se soumettent à aucun compromis. A l’égard des Soviets, ils se sont pourtant comportés différemment pendant un certain temps » (NDR : jusqu’au début de la guerre civile qui, exigeant par nature la plus grande discipline et la centralisation la plus poussée, refroidit l’ivresse révolutionnaire des anarchistes – ou du moins d’une partie d’entre eux – et les poussa à reprendre l’opposition). « Le merveilleux élan d’Octobre, les efforts d’émancipation des classes travailleuses à l’égard de tout pouvoir, la phraséologie anarchisante des chefs bolcheviks » (NDR : ici les libertaires tombent dans la même erreur que les sociaux-démocrates conservateurs pour lesquels était « anarchiste » ou « anarchisant » tout ce qui n’était pas vil réformisme et plate collaboration de classe !) « et particulièrement la lutte à mener contre l’impérialisme mondial tentant d’étrangler la révolution, tout cela obligea les anarchistes à garder une certaine réserve et presqu’une condescendance » (NDR : sic) « à l’égard du pouvoir bolchevique. Ils appelèrent les masses ouvrières et paysannes à se rassembler pour l’indépendance révolutionnaire, prodiguèrent leurs avertissements aux nouveaux maîtres, les conseillant et les soumettant à une critique de camarades. Mais après trois ans de dictature, le pouvoir des Soviets né de la révolution devint une puissante machine étatique. Il remplaça la bourgeoisie par la dictature d’un parti et d’une minorité du prolétariat sur la masse du peuple travailleur. Cette dictature écrasa la volonté des masses travailleuses qui perdirent leur esprit créateur, seul capable d’affronter les diverses tâches de la révolution. Tout cela est une leçon pour les ouvriers de tous les pays, et c’est pourquoi les anarchistes se trouvent encore dans la nécessité de rester sur le front de la lutte :
    1°) Le pouvoir des Soviets en conséquence de sa résistance à l’esprit révolutionnaire des masses travailleuses s’est transformé en une dictature féroce, devenant ainsi le bourreau de la révolution
    (NDR le texte date de la fin de 1920 : sans commentaire !).
    2°) La guerre des Soviets contre la bourgeoisie ne peut plus valoir comme circonstance atténuante puisque le pouvoir soviétique a étranglé la révolution et aidé ainsi indirectement ses ennemis.
    3°) L’attitude révolutionnaire prise par le pouvoir des Soviets dans le mouvement international doit être considérée comme ambiguë, puisque si celui-ci appelle à la lutte contre la bourgeoisie, il menace par ailleurs la révolution par le moyen néfaste de la dictature.
    Pour toutes ces raisons, la conférence actuelle appelle tous les anarchistes et tous les révolutionnaires sincères à la lutte contre le pouvoir des Soviets qui n’est pas moins dangereux que des ennemis ouverts de la révolution comme Wrangel et l’Entente. Les anarchistes s’opposent à l’armée rouge comme à toute armée étatique. Ils ne peuvent la reconnaître comme révolutionnaire puisqu’elle est dans les mains de quelques uns, qui sont leurs ennemis… C’est pourquoi l’entrée des anarchistes dans l’Armée rouge pour défendre la révolution est une erreur et ne pourrait être justifiée que par le désir de la révolutionner au moyen de la parole et de l’écrit afin qu’au moment de l’insurrection des ouvriers et des paysans contre les nouveaux oppresseurs, les soldats fraternisent avec elle pour le salut commun »
    (Sept. 1920).
    Voici, comme pendant à cette déclaration de « jaunes » convaincus de la guerre civile, l’article embarrassé d’« Umanità nuova », le 23 mars 1921, devant la grave crise de Cronstadt :
    « Cronstadt, l’Ukraine… Nous sommes perplexes devant ces faits qui sont la conséquence logique de l’erreur dictatoriale des bolcheviks (NDR : Sic !) et qui étaient donc inévitables, mais dont il pourrait sortir ou un grand mal ou un grand bien pour la révolution. Nous comprenons que, étouffé, l’esprit de liberté explose et si la bourgeoisie internationale n’était pas aux aguets, cela ne nous préoccuperait pas et nous penserions que peut-être (NDR : c’est nous qui soulignons) le renversement du gouvernement de Moscou donnerait un élément nouveau à la révolution. Mais aux frontières de la Russie veille la réaction militaire bourgeoise qui attend que la révolution se soit épuisée en luttes intestines pour fondre sur elle et pour exterminer aussi bien les bolcheviks que les insurgés d’aujourd’hui qu’elle caresse de loin (NDR : chose qu’un anarchiste d’aujourd’hui est devenu incapable de comprendre, notons-le !). De ces insurrections peut donc surgir aussi bien une reprise révolutionnaire qu’un début de réaction (NDR : cette incertitude est le fruit du conflit entre le doctrinarisme libertaire et la réalité du conflit de classe !) Tout dépend si la lutte interne se conclura avant que les hyènes impérialistes aient le temps et le moyen d’intervenir. On prévoit une nouvelle intervention contre la Russie au printemps, et alors, que la Russie reste sous le régime bolchevique ou qu’elle réussisse à s’en donner un plus libertaire (ce que nous souhaitons), ce qui importe est qu’elle soit en mesure de repousser la nouvelle invasion et de faire mordre la poussière à l’ignoble militarisme occidental (NDR : c’est nous qui soulignons, parce que cela montre qu’un anarchiste de 1921 n’était pas, de fort loin, aussi stupide qu’un anarchiste de 1968). Nous, anarchistes d’Occident, nous ne pouvons pas influer sur l’évolution intérieure de la Russie et nous ne pourront jamais être à la hauteur d’une tâche aussi grave (NDR : aveu honnête !). Nous sommes aussi trop loin pour avoir un jugement définitif, mais il y a une chose que nous devons faire et qui est pour nous un devoir d’honneur : empêcher par tous les moyens que les gouvernements capitalistes envoient des armes et des armées contre la Russie. Encore une fois, camarades, prolétaires, tant qu’il nous reste un peu de souffle et d’énergie, soyons prêts à nous lever pour la Russie prolétarienne et communiste. En la défendant nous aurons mené une bonne lutte, même pour notre propre liberté ».
    Quelle meilleure réfutation de la revendication de la liberté et du refus du centralisme que cette terrible discordance des mots d’ordre d’un même courant appelant au même moment à « la lutte contre le pouvoir des Soviets, considéré comme aussi dangereux que Wrangel et l’Entente » en Russie, et en Italie à la « défense de la Russie prolétarienne et communiste » ! [⤒]

  13. Voici comment Proudhon s’exprimait sur la révolution dans une lettre de mai 1847 adressée à K. Marx c’est à dire à l’époque où il préparait sa Philosophie de la misère :
    « Peut-être conservez-vous l’opinion qu’aucune réforme n’est possible sans un coup de main, sans ce qu’on appelait jadis une révolution… Cette opinion que je conçois, que j'excuse, que je discuterais volontiers, l’ayant moi-même longtemps partagée, je vous avoue que mes dernières études m'en ont fait complètement revenir. Je crois que nous n’avons pas besoin de cela pour réussir, et qu’en conséquence nous ne devons point poser l’action révolutionnaire comme un moyen de réforme sociale, parce que ce prétendu moyen serait tout simplement un appel à la force, à l’arbitraire, bref une contradiction. Je me pose ainsi le problème : faire rentrer dans la société par une combinaison économique les richesses qui sont sorties de la société par une autre combinaison économique ». A l’offre de Marx de faire partie d’un bureau international d’information, le même homme qui était « revenu » de l’idée de révolution répondait :
    « Cherchons ensemble si vous voulez les lois de la société…, mais, pour Dieu ! après avoir démoli tous les dogmatismes a priori ne songeons point à notre tour à endoctriner le peuple… Parce que nous sommes à la tête d’un mouvement, ne nous faisons pas chefs d’une nouvelle intolérance. Accueillons et encourageons toutes les protestations… Ne regardons jamais une question comme épuisée et quand nous aurons usé notre dernier argument, recommençons s’il le faut avec l’éloquence et l’ironie ».
    C’est là, avec le contenu proprement économique de sa « doctrine » qui ne nous intéresse pas ici mais sur lequel nous reviendrons au chapitre suivant, ce qui lui valut, sous le titre Le socialisme conservateur ou bourgeois, cette caractérisation du « Manifeste communiste » de 1848 :
    « Une partie de la bourgeoisie cherche à porter remède aux anomalies sociales afin de consolider la société bourgeoise. Dans cette catégorie se rangent… les réformateurs en chambre de tout acabit. Citons comme exemple la Philosophie de la misère de Proudhon. Les socialistes bourgeois veulent les conditions de vie de la société moderne sans les luttes et les dangers qui en découlent fatalement. Ils veulent la société actuelle, mais expurgée des éléments qui la révolutionnent et la dissolvent, ils veulent la bourgeoisie sans le prolétariat. Une autre forme de socialisme… essaya de dégoûter les ouvriers de tout mouvement révolutionnaire en leur démontrant que ce n’était pas telle ou telle transformation politique, mais seulement une transformation des conditions de vie matérielle, des rapports économiques qui pouvait leur profiter. Notez que par transformation des conditions de la vie matérielle, ce socialisme n’entend nullement l’abolition du régime de production bourgeois, laquelle n’est possible que par la révolution, mais uniquement la réalisation de réformes administratives sur la base même de la production bourgeoise, réformes qui, par conséquent, ne changent rien aux rapports du Capital et du Salariat… » [⤒]

  14. Il est évident que la même chose exactement vaut pour la conception sorélienne de gestion syndicale de l’économie future. Voici ce que nous disions dans « Les Fondements du Communisme révolutionnaire marxiste dans la doctrine et dans l’histoire de la lutte prolétarienne internationale » (publié pour la première fois dans « Programme communiste » de Juillet-Août 1957 (édition ronéotée)) :
    « Pour comprendre la formule sorélienne de gestion syndicale de l’économie future, il ne nous reste donc plus qu’à imaginer un appareil de direction économique formé à partir des directions nationales des syndicats de catégorie, en faisant les réserves habituelles sur les possibilités de victoire du socialisme dans un pays isolé. Pour fixer les idées, imaginons par exemple l’organisation de la production du pain et autres produits similaires par la ‹ Fédération des Industries des pâtes alimentaires ›, et ainsi de suite pour tous les secteurs de production et d’industrie. Cela revient à imaginer que tous les produits d’une espèce déterminée soient mis à la disposition de grands organismes (sortes de trusts nationaux) débarrassés des patrons capitalistes et décidant de l’utilisation de toute la production (et, dans le cas particulier, du pain, des pâtes alimentaires etc…) de façon à recevoir des organismes parallèles tout ce qui leur est nécessaire : objets de consommation pour leurs membres, matières premières, instruments de travail, etc…
    Une pareille économie est une économie d’échange, et nous pouvons la concevoir de deux façons : dans une forme supérieure (pour parler brièvement) cet échange s’effectue seulement au sommet et ce sont tous ces secteurs de production qui distribuent ensuite de haut en bas biens d’usage et biens instrumentaux. Mais ce système d’échange au sommet reste un système mercantile; il a besoin d’un loi d’équivalence des valeurs contenues dans les stocks de marchandises détenus par les syndicats dont il est facile de prévoir qu’ils seront nombreux et que chacun devra entrer en négociations avec presque tous les autres.
    Ne nous demandons même pas qui établira le système des équivalences, et qu’est-ce qui garantira l’autonomie et l’‹ égalité › entre tous ces syndicats de ‹ producteurs › qui sont impliqués dans toutes ces constructions fantastiques : poussons le libéralisme jusqu’à croire possible que les différents rapports d’équivalence puissent résulter ‹ pacifiquement › d’équilibres ‹ spontanément › établis !
    Un système de mesure aussi complexe ne pourra pas fonctionner sans l’expédient millénaire de l’équivalent général, en un mot, sans l’argent, mesure logique de tous les échanges.
    Il n’est pas moins facile de conclure que l’on retombera à une seconde forme moins élevée que celle que nous venons d’examiner. En effet, dans une société semblable, la manipulation de l’argent ne pourra pas s’effectuer seulement entre les directions des trusts de production (le mot de syndicat est tout à fait à sa place), ce pouvoir sera concédé à chaque associé du trust, c’est à dire à chaque travailleur qui ‹ achètera ›, ce qu’il voudra, après avoir reçu de l’organisation verticale dont il fait partie sa quote-part de monnaie, c’est-à-dire un salaire dont toute la différence avec le salaire actuel résiderait. dans sa prétention à être ‹ intégral › (comme chez Dühring, Lassalle et d’autres), du fait de l’abolition du prélèvement de la part patronale.
    S’imaginer que chaque syndicat est indépendant de l’autre quand il négocie les conditions de cession des stocks qu’il monopolise est une illusion bourgeoise et libérale; elle s’accompagne toujours de cette autre qui veut que tout producteur rémunéré selon le produit total de son travail (non-sens ridiculisé par Marx) puisse décider à son gré de sa consommation. C’est là que les ânes se laissent prendre au piège et que ces ‹ économies de producteurs › révèlent combien elles sont loin (et même plus loin que l’économie capitaliste elle-même) de l’économie sociale que Marx appelle Socialisme et Communisme.
    Dans l’économie socialiste le sujet délibérant, non seulement en fait de production, mais de consommation (comment et combien), n’est plus l’individu, mais la société, l’espèce. Tout est là. L’autonomie du producteur est une de ces phrases démocratiques vides qui ne résolvent plus rien. Le salarié, l’esclave du capital n’est pas autonome comme producteur, mais il l’est aujourd’hui comme consommateur dans la mesure où dans une certaine limite quantitative (qui n’est pas celle de la faim pure et simple contrairement à Lassalle et sa loi d’airain, mais qui va au contraire s’élargissant au cours du développement de la société) il fait ce qu’il veut de sa paye. Dans la société bourgeoise, le prolétaire produit comme le veut le capitaliste – ou, de façon plus générale et scientifique : comme le veulent les lois du mode capitaliste de production, comme le veut le capital, monstre supra-humain – et, du moins dans une certaine limite, il consomme non pas ce qu’il veut lui-même en quantité, mais certainement comme il veut. Dans la société socialiste, l’individu ne sera autonome ni dans le choix de ses actes de production ni même dans celui de ses actes de consommation, les deux sphères étant régies par la société et pour la société. »
    [⤒]


Source : « Programme Communiste », numéro 40–41–42, octobre 1976 – juin 1968

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