BIGC - Bibliothèque Internationale de la Gauche Communiste
[home] [content] [end] [search] [print]


« POLITIQUE D’ABORD ! »


Content :

« Politique d’abord ! »
Hier
Aujourd’hui
Notes
Source


Sur le fil du temps

« Politique d’abord ! »

Comme c’est bien connu même des lecteurs de revues politiques illustrées, cette phrase fut relancée en Italie par Pietro Nenni dès les tous premiers jours où il s’est agi de recueillir l’héritage de Benito Mussolini.

Quel sens pouvait avoir cette exigence, encore actuelle après pratiquement une décennie de joutes ? Elle a exprimé et exprime au fond de façon quasi loyale le véritable contenu des piètres vicissitudes des luttes entre les groupes politiques qui succèdent au fascisme italien.

A partir de l’été de 1943, provenant de Sicile, de Salerne, d’Anzio et trépignant à l’arrière d’une hâte qui faisait totalement défaut aux corps combattants américains et alliés (auxquels la nouvelle d’avoir devant eux des détachements allemands endurcis coupait les jambes), une bande, ou mieux une mosaïque de petites bandes, d’adversaires, de persécutés, d’exilés, et dans de nombreux cas de gens dégoûtés par l’encadrement fasciste qui gouverne à Rome, a cette dernière ville pour objectif. Les chefs politiques et les ministres « in pectore »[1] de l’ère nouvelle y sont tous, hallucinés par un long jeûne de pouvoir et d’agitation politique.

Qu’ils soient de droite ou de gauche, aucun de ces individus ne fait étalage de programmes et de principes universels, ou internationaux : aucun groupe de chefs ne se propose d’orienter son action en Italie vers la renaissance de mouvements et de partis de combat pour une palingénésie nouvelle, révolutionnaire, de la société européenne et mondiale. Pour tous, la lutte armée finit avec la victoire des armées de débarquement et la rupture des dernières lignes et formations allemandes; il s’agit de passer à la réfection, à la réorganisation de l’Italie. Il n’y a aucun parti de lutte, d’opposition, et encore moins de révolution : ce sont tous des partis d’administration et de gouvernement, tous se prévalant de la qualité d’héritiers de la révolution déjà épuisée, c’est-à-dire le second risorgimento, qui enjambe les dates glorieuses du 25 juin, du 8 septembre, du 19 mai[2], pendant lesquelles, du seul embrasement de la patrie, surgirent des maréchaux impériaux, des rois, des empereurs, des princes héréditaires, des pontifes romains; et les insurrections se mirent en panne.

Quelle est la plus grande hâte de ces groupes dirigeants, impatients de se mesurer, en remettant les pieds sur ce sol encore une fois délivré ? Répétons-le, s’ils s’étaient avancés, pressés et avaient vaincus pour un postulat révolutionnaire général, pour la conquête du pouvoir en Europe et dans le monde en faveur de la classe prolétarienne, et donc pour le démantèlement de la société capitaliste qui avait enfanté et enfantera les fascismes et les guerres, ils auraient été dès le premier instant prêts et mûrs pour l’action : organiser, faire de la propagande et de l’agitation, encadrer les masses pour l’assaut visant à démolir les piliers du régime bourgeois, également dans l’Italie regagnée. Mais non; leur seule intention est d’en finir avec toutes les luttes et les violences; et de se consacrer à la réorganisation contingente du pays, ruiné disent-ils par vingt ans de désadministration et de pillage fascistes et par quatre années de guerre, en vérité pas très importante militairement, mais catastrophique par les bombardements impitoyables « de propagande » des civilisateurs et des libérateurs.

Avec de telles intentions, il aurait été logique de s’arrêter, de regarder autour de soi pour étudier et comprendre la situation contingente – ah ! ces partisans à tous crins de la contingence – de ce pays où ils retournaient afin d’y rétablir un bon gouvernement, une saine administration, une autorité revendiquée à l’aide de gens compétents, persécutés (ô infamie !) pour des motifs idéologiques. Donc d’examiner les problèmes techniques, comme il leur plaît de le dire, et de se consacrer à la préparation, dans les domaines administratif, législatif et social, des « réformes de structure » tant attendues pour satisfaire un peuple qui, après la domination fasciste, était assoiffé de justice.

C’est Pietro Nenni qui, dans cette phrase, fut le moins hypocrite de tous. Mais pourquoi étudier, pourquoi comprendre, pourquoi voir quels étaient les changements de structure sociale entre 1922 et 1944 (le réformisme dégage pour nous une telle puanteur que nous pouvons justement dire avec une tranquille sérénité que c’étaient des changements positifs pour les quatre cinquièmes, alors que ceux qui se sont produits depuis 1944 sont pour les quatre cinquièmes négatifs), et pourquoi se consacrer à la préparation de lois sociales et de plans de reconstruction sensés ! Pourquoi présenter la solution de ces problèmes devant la large masse pour la guérir ainsi de l’infirmité et de la déficience provoquées par le fascisme qui avait réservé toutes les fonctions de décision à la hiérarchie oligarchique ! Pourquoi; pourquoi : politique d’abord !

Le droit de déterminer le destin de l’Italie passe, de par la loi historique et d’un coup de baguette magique, du groupe des persécuteurs au groupe des persécutés les plus illustres (et peu importe si on peut y apercevoir certains individus aussi peu illustres que pas du tout persécutés); les urgences de l’histoire ne laissent pas le temps de transmettre la tâche au « peuple » qu’il suffit de libérer, et d’alimenter d’hymnes à la démocratie, étant donné que sa victoire est automatique chaque fois que le prisonnier parvient à s’asseoir à la place du geôlier.

Et alors, ce qui est urgent – dit Nenni, exprimant ainsi avec audace la pensée secrète de tous – c’est de nous partager le gâteau des pouvoirs et des places, en luttant entre nous, les participants, selon le potentiel que nous tirons de ce que nous avons derrière le dos – et, au nom de l’Italie, on s’appuie ici qui sur le Grand-Breton, qui sur le Yankee, qui sur le Gaulois, qui sur le Cosaque – et de ce que nous avons devant nous comme possibilité de faire le jeu en mobilisant les futurs électeurs qui, la partie jouée, et à la honte de la mémoire fasciste, seront convoqués à voter librement !

Il est clair que, dans une telle période d’habiles manœuvres sur l’échiquier, les « masses » et le « peuple » invoqués à tout moment sont hors du jeu. Est-ce que sont donc en jeu des rapports entre partis, chacun bien défini et relié à sa tradition historique de programme et de lutte, et donc clairement reconnaissable comme expression d’intérêts sociaux ? Non; en admettant même qu’un parti puisse agir, en période d’offensives fortes et soudaines, sans contact constant avec une vaste base et par l’intermédiaire de petits groupes et de comités clandestins et étrangers si nécessaire, le recours aux partis ne suffit pas à expliquer la dynamique d’un semblable accaparement.

Justement dans le cas de Nenni, le parti en question est on ne peut plus changeant. Il est le représentant de ce parti socialiste qui, au début d’une phase de vingt ans de parenthèse, est l’ennemi le plus farouche de l’internationale de Moscou et du parti communiste. En 1943–44, son parti se casse encore en deux puis en trois tronçons, divisés radicalement par leur asservissement aux Russes pour l’un et aux Américains pour l’autre. Et si nous poursuivions l’analyse des autres partis, l’histoire serait la même : la tradition de ces vingt années en est pareillement tourmentée, tant en ce qui concerne l’appui ou l’opposition au fascisme, qu’en ce qui concerne l’attitude face à la monarchie, ou face à l’Église : nous nous en épargnons l’examen.

Politique d’abord, ne veut donc pas seulement dire : laissez en arrière la masse et la base, laissez en arrière la réalité même contingente des situations de l’économie, de la technique, de la construction, de l’administration; et que rentrent en scène les formations politiques entre lesquelles la nation se partage, c’est-à-dire les partis. Cela veut dire en arrière aussi ceux qui ne se sont pas encore mis en rangs ni en mouvement et qui se soustraient également à un conformisme unique « de type risorgimento », et ensuite à un couple de conformismes conventionnels, rhétoriquement opposés entre eux et qui ne pourront pas se racheter de leur passivité pendant vingt ans de fascisme; conformismes de style populaire-progressif, si vous voulez. Et si les classes et les partis ne sont pas en scène, à quels rapports de forces se réfère alors cette formule effrontée mais véridique ? Quels sont les acteurs qui se trouvent en scène, quitte à chercher à savoir ensuite si les acteurs et surtout les protagonistes ne sont pas des marionnettes dont on tire les fils ? Tout se réduit à une intrigue de personnes, entre « personnalités », entre « hommes politiques »; c’est ouvertement avoué. Et de 1944 à aujourd’hui, derrière cette scène lamentable, le capitalisme et l’affairisme le plus osé, qui deviennent à dessein toujours plus anonymes, sévissent, plus que jamais, bien plus que dans les vingt années précédentes, sous leur dictature : l’Italie, dont ces messieurs disent qu’elle est plus importante pour eux que leurs principes universels de parti, l’Italie est administrée non seulement de façon pire que dans son histoire récente mais aussi la pire de toute son histoire; les bureaucrates administrateurs et techniciens font plus de bêtises que jamais, et on vole plus qu’on n’a jamais volé. Etant donné la méthode mise en avant, on peut imputer dans une mesure égale cet état de choses aux partis du gouvernement et aux partis dans l’opposition, puisqu’il s’agit d’une opposition constitutionnelle, collaborationniste et « nationale ».

L’encadrement des masses, noyé dans le conformisme et dans une corruption réformiste, d’assistance et patronale, qui développe exactement la même ligne que le fascisme, est donc libéré de la direction de « classe », est libéré de la direction de « parti » et est obligé de ne s’orienter que sous la direction d’« Hommes », de « Chefs », de « Noms » illustres.

Les partis qui prétendaient continuer le courant prolétarien ne font plus mystère d’avoir adopté cette boussole et elle seule : d’une part morts déifiés, et pour lesquels on élève des autels (moins dangereux que des personnes physiques mais toujours dangereux par l’usage que l’on fait traîtreusement de leur renommée), d’autre part vivants idolâtrés comme Pères, Meilleurs, Parfaits, à l’œuvre de direction desquels on attribue la vertu de faire l’histoire. A l’effort gigantesque du marxisme originel qui démontra que l’économie est politique, que la lutte sociale est politique, que la guerre civile est politique, on substitue aujourd’hui le fait ignoble d’admettre que la politique n’est pas le choc à grande échelle des intérêts des classes et des partis qui s’affrontent, pour ou contre la révolution, mais que la politique est la basse louange de laquais d’un type au nom illustre, l’admiration crétine, l’adulation la plus vile, non pas de la part d’un unique ballot, ce qui importerait peu, mais de celle de collectivités organisées.

Hier

La facilité avec laquelle se produisit le phénomène de l’opportunisme (qui représente une conquête sournoise et qui explose à un moment donné) des organisations de la classe dominée vis-à-vis de la classe dominante et de ses pouvoirs, provint aussi, en même temps que de tout le jeu des formidables ressources que possède l’appareil traditionnel des formes de production, de cet abus commis dans les rangs révolutionnaires du culte des personnes et des noms. Citez-moi les exemples (peu nombreux hélas) habituels de dirigeants prolétariens qui ont mené toute leur vie militante sans déserter et sans dévier : et je laisserai debout la thèse selon laquelle le fait de suivre, d’admirer, de faire confiance et d’être attaché également à ces personnes et à ces noms, n’a pas été un élément dommageable et nocif.

Certains ont encore dans les oreilles la clameur de l’applaudissement arraché par Mussolini au Congrès de Reggio de 1912 lors de son invective contre Bonomi, Cabrini, Bissolati et Podrecca : « Le parti n’est pas une vitrine pour hommes illustres ». Et pourtant la péroraison venait d’un « vitriniste » né comme le montrèrent les faits ultérieurs, et il suffit de rappeler que plusieurs décennies plus tard, la haine des prolétaires pour Mussolini suffisait à redonner une virginité aux traîtres Bonomi et Bissolati, morts en odeur de sainteté : dans le domaine du jugement des personnes, les masses sont tellement faibles et faciles à tromper.

Lorsque la foi aveugle en un nom remplace le respect des principes, des thèses et des normes d’action du parti en tant qu’être impersonnel; lorsque l’influence d’une personne, qui ajoute à une ambition prurigineuse, latente ou pas, des dons (absolument illégitimes pour au moins quatre-vingt-quinze pour cent) d’intelligence, de culture, d’éloquence, d’habilité et de courage, est assurée par la faveur naïve des masses et même des militants; c’est alors que deviennent possibles historiquement les tournants phénoménaux, les virages de bord incroyables, par lesquels des partis entiers ou des fractions notables de parti brisent la ligne de leur doctrine et de leur tradition, et qui font en sorte que la classe révolutionnaire abandonne ou même inverse son front de combat.

Des couches de militants et des foules prolétariennes encaissèrent ainsi de façon incroyable des changements mirobolants de formules et de recettes; et quand elles ne se trompèrent pas, elles subirent quand même des flottements mortels. Mussolini, par exemple, échoua dans sa tentative d’entraîner le parti socialiste italien dans l’enivrement de la guerre, mais aux hurlements de la section socialiste de Milan qui, en octobre 1914, l’exclut à l’unanimité, il osa répondre en partant : vous me haïssez parce que vous m'aimez !

Une longue et tragique expérience devrait donc avoir enseigné que, dans l’action de parti, il faut employer les individus selon leurs attitudes et possibilités les plus diverses, mais qu’il « ne faut aimer personne » et qu’il faut être prêt à expulser n’importe qui, même s’il a fait onze mois de prison sur douze dans sa vie. La décision sur les propositions d’action relatives aux tournants importants doit pouvoir être prise en dehors de l’« autorité » personnelle de maîtres, de chefs et de dirigeants et sur la base des normes déterminées à l’avance de principe et d’action de notre mouvement : postulat extrêmement difficile, nous le savons bien, mais sans lequel il n’y a pas de voie qui permette à un mouvement puissant de réapparaître.

L’exaltation pour les « res gestae », pour les entreprises glorieuses de tel ou tel soi-disant conducteur de foules, la tempête océanique d’applaudissements répondant à ses tirades ou à ses attitudes, ont toujours servi de passerelle aux plus surprenantes manipulations des principes du mouvement. Partisans et chef avaient si souvent vécu l’extériorité dramatique de la lutte qu’ils avaient ignoré, oublié et n’avaient peut-être jamais pénétré les « tables » de la théorie et de l’action sans lesquelles il n’y a pas de parti, il n’y a pas de montée et de victoire des révolutions. C’est pourquoi, quand le chef triche avec lui-même et avec les autres, et change les cartes, un désarroi se produit dans tous les cas.

Nous nous sommes arrêtés cent fois sur de tels exemples. Une fois éclatée la guerre impérialiste de 1914, dans tous les pays d’Europe, d’authentiques chefs prolétariens ainsi que des théoriciens du socialisme affirment que l’appui prolétarien à la guerre est cohérent avec les principes. Sur la base d’arguments les plus effrontés : en France, en Allemagne et en Angleterre, c’est la majorité avec les hommes les plus connus qui déserte; en Italie par exemple c’est une minorité, mais avec elle Mussolini justement, qui est le chef de l’aile la plus révolutionnaire; et avant lui, chronologiquement, encore tant d’autres. Tout ce beau monde a fait mille fois l’explication du « Manifeste des communistes »; aujourd’hui, impassible, il déclare : c’est vrai que « les prolétaires n’ont pas de patrie » mais cette expression ne vaut que pour la période qui précède la victoire du prolétariat. Et le texte dit que cette victoire, en portant au pouvoir la classe la plus nombreuse, serait en fait la « conquête de la démocratie ». Conclusion audacieuse et brillante : dans tous les pays, bien que capitalistes, où il y a des élections et un parlement, les prolétaires ont acquis une patrie et doivent la défendre !

Quelque chose s’écroulait sous les pieds de tous les révolutionnaires, et tandis qu’en Italie les socialistes de l’aile extrême se remettaient et abattaient Benito, qui était passé de façon stupéfiante à la thèse : comment laisser étrangler la France de la liberté ? Comment hésiter entre l’Angleterre et les empires despotiques du Centre ? ! – Lénine devait fustiger Kautsky, le maître des marxistes radicaux, qui appelait à la défense de la démocratie allemande contre le tsarisme; et pire encore, ensevelir vif son grand maître Plekhanov, théoricien formidable du marxisme, qui soutenait tout bonnement l’union sacrée avec le tsar de Russie !

Tout a été refait, réorganisé, le drapeau a été relevé de la boue, et pourtant tout a pu à nouveau chanceler et s’écrouler, car les chefs de la Troisième Internationale et de la Révolution russe d’hier, assurés du droit de monopole sur leurs « maisons », ont pu remettre à flot – sans être quittés par le gros du mouvement – ces mêmes positions politiques de principe et d’actions couvertes de honte auparavant : défense nationale, collaboration de gouvernement, bloc démocratique, légalitarisme constitutionnel, et, avec la couverture continue des vieilles gloires personnelles des vivants et des morts, ils prétendent chaque jour que cette ordure est dans le droit fil de la théorie et de la politique de Marx et de Lénine.

Quelle merveille qu’un Nenni – après avoir dit candidement : il n’est pas ici question de vues philosophiques sur le devenir du monde et de l’humanité, pas plus que d’utiliser correctement les champs, les usines ou les chemins de fer en Italie, mais seulement de s’arranger entre nous, les quelques douzaines de vedettes de la scène politique, dans les hauts et les bas des actions personnelles – ait acquis le droit de se promener avec une divine indifférence sur les principes fondamentaux ? Dans l’article écrit, après qu’on l’ait appelé l’homme le plus dangereux d’Europe, il explique que c’est lui qui a clos la phase révolutionnaire (!) de l’immédiat après- guerre pour passer à la détente et à la paix (Une phase révolutionnaire ? Ils étaient auparavant dans le ministère d’un Savoie, maintenant ils sont dans l’opposition ouverte : ils étaient beaux et détendus déjà en 1943, et même avant, parmi les moines et les laquais de cour !). Et d’en tirer, comme une chose très connue, un théorème de ce genre : c’est la vérité vraie que la classe ouvrière exprime des intérêts universels et généraux… !

Que pourrait-on dire de plus ? La classe ouvrière n’exprime pas et ne défend pas ses intérêts contre ceux de la classe bourgeoise, mais, par l’intermédiaire de ses grands chefs, conseille la voie la meilleure pour une vie commune idyllique dans un gouvernement italien de nouveau tripartite, et dans un pacte d’alliance Washington-Moscou ! Et malgré cela, pas un ouvrier sur mille ne réussit à confronter ces thèses avec les thèses de base de Marx sur la lutte de classe et sur la dictature de classe, avec les critères fondamentaux au moyen desquels nous avons nié dès l’origine qu’on parvienne dans l’histoire à des « valeurs » et des fins communes à tous les hommes, et nous avons défini ces formules successives comme un travestissement des intérêts d’une partie donnée, ou classe, de la société…

L’effronterie et l’ignorance des chefs arrivés et arrivistes reposent sur l’adhésion soumise des rangs dans lesquels tous ont remis le « contrôle » du respect des canons du parti à la formule habituelle : c’est lui qui l’a dit.

Aujourd’hui

S’il existe une solution à ces alternatives désastreuses de la lutte du prolétariat, elle réside dans l’affrontement de la vieille question du mérite ou du démérite des hommes, pour parvenir à se libérer du trait dominant qui consiste à laisser aux chefs, même s’ils ont un passé de grands lutteurs, la liberté d’innover et de bouleverser les règles de la norme commune et impersonnelle.

Il faut substituer aux polémiques sur les personnes et entre les personnes, à l’usage et à l’abus des noms, le contrôle et la vérification des énonciations que le mouvement, dans ses deux tentatives successives de mise en ordre, met à la base de son travail et de sa lutte.

Un symptôme du fait qu’avec des processus plus ou moins compliqués, certains éléments se laissent mener par la volupté d’avoir un rôle sur cette scène, par la luxure d’entendre retentir son nom, et par le caprice d’être appelé chef et détenteur d’un « curriculum » de mérites, et de grandes épreuves, réside dans la désinvolture, souvent inconsciente, avec laquelle ils montrent avec légèreté qu’ils n’ont jamais examiné les directives de base, puisqu’ils improvisent à un moment donné des divergences avec des thèses pour lesquelles, durant des années, on n’avait pas trouvé d’exception; ou inversement adhèrent à des thèses pour lesquelles l’organisation avait établi une condamnation manifeste.

Etant donné que des phénomènes de cette nature ont malheureusement aussi eu lieu au sein du petit mouvement qui rassemble les adversaires de la dégénérescence stalinienne, de la troisième vague d’opportunisme dans l’histoire du prolétariat, il est impossible de ne pas mettre en rapport les deux aspects suivants : l’ignorance établie ou l’oubli des thèses de base du parti, la mise en place tardive de contre-thèses qui avaient été écartées, à l’unanimité et sans protestation ou réserve de quiconque depuis le début, des lignes directrices du programme, et de la réapparition du personnalisme, de la manie de faire une « véritable œuvre politique », d’évaluer les problèmes de parti comme des rapports de personnes et de groupuscules et de les résoudre non pas avec des formulations de principe et de méthode mais avec les « garanties » ridicules d’effort, de promesse et de persévérance de certains petits hommes.

Le petit mouvement qui inspire ces pages a mené, en l’espace de huit ans un travail sans tapage, mais non moins remarquable, tendant d’une part à représenter tout le programme avec cohérence, unité et organicité entre les textes, entre les travaux, de telle façon que les différentes structures de la construction affrontée soient inséparables et donc à prendre ou à laisser dans leur totalité – et d’autre part, se soustrayant à toute paternité personnelle grâce à la démonstration incessante et obstinée que rien n’a été improvisé ni même découvert, et qu’il ne s’est agi que de reproduire avec fermeté les lignes classiques de la gauche marxiste, c’est-à-dire du seul marxisme, et de la défense que des forces de différentes générations et de tous les pays opposèrent aux trois inondations opportunistes successives qui submergèrent trois Internationales.

Eh bien, il est étrange que des critiques tardifs, après tant de répétitions rebattues, ne se soient pas aperçus qu’ils avaient accepté pendant huit ans des thèses qu’ensuite, faisant preuve d’une défaillance curieuse, ils se mettent d’emblée[3] à répudier. Si c’est arrivé, ce n’est pas étrange que cela vienne d’une espèce de tendance qui a – vieux, très vieux refrain – le dada des hommes, de la volonté des hommes, de l’action et de l’activisme des hommes… Ceux-ci, avec ou sans majuscule, voudraient démontrer qu’ils sont des instruments nécessaires du moment révolutionnaire; en réalité, ils aimeraient l’asservir à leurs petites émotions et satisfactions épidermiques.

Avant que les groupes italiens du sud et du nord puissent communiquer, c’est-à-dire à partir de 1944, il parut un texte, « Plateforme de la gauche »[4], qui servit ensuite de base commune. Ce texte, divisé en chapitres, fut reproduit plus tard dans différents numéros de « Prometeo » entre 1946 et 1947. Le premier numéro de la revue, de juillet 1946, confirmait les mêmes concepts dans « Tracciato di impostazione »[5]. Enfin, le n° 3 d’octobre 1946 présenta un supplément à la Plateforme, publié également par chapitres et écrit fin 1945 après la conclusion de la paix et alors que le premier conflit entre Soviétiques et Occidentaux se dessinait. Des points, qui auraient soulevé aujourd’hui des doutes théoriques, étaient depuis lors et sans objections fixés de façon solide et répétée : cela suffit à établir que les éléments désaxés actuels utilisent le travail de principe de manière artificielle et donnent, pour la énième fois, l’exemple de la méthode dégénérée qui consiste à détruire les directives théoriques et programmatiques par l’impatience qui leur vient de s’occuper de… « politique d’abord ! ».

Nous prendrons le point du soi-disant indifférentisme, relatif au nouveau et éventuel conflit impérialiste, qui veut interdire la prévision des différentes alternatives de la guerre, qui s’obstine à en rester à une identification brute de tous les « capitalismes », égaux entre eux sous tous les climats, qui crie au scandale si l’on se réclame des thèses archi-connues de Marx, Engels et de Lénine, sur la diversité du poids historique et social des guerres selon la période et les continents. Ce n’est au fond qu’un nouveau et très banal « serratisme » comme l’original – battu vigoureusement en brèche par la gauche italienne pourtant en désaccord avec Lénine sur la tactique – avec lequel les thèses nationales, coloniales et agraires de la Troisième Internationale furent refusées par de vieux militants aux méninges dures. Etrange qu’ensuite ces serratistes, partisans ressuscités et néo-simplistes du dualisme vulgaire qui réduit tout à la litanie : ouvrier contre patron, remontent aux thèses contemporaines de Lénine uniquement pour la partie où celui-ci a avalé la méthode parlementaire occidentale. Etrange et combien « politique » n’est-ce pas ?

Eh bien, c’est qu’ils n’ont pas lu, dans ce supplément de « Plateforme » (« Prometeo » Nr 3, 114), pourtant précédé d’une présentation qui le transformait en un texte important du point de vue de la doctrine et de la politique, la longue démonstration sur l’évaluation marxiste des guerres et contre l’indifférentisme. Désigné nommément.

Mais si le public connaissait ce texte en octobre 1946, il était connu et accepté, explicitement et non tacitement, une année auparavant dans le parti.
« …l’orientation maintenant définie (c’est-à-dire la double critique des croisades alors naissantes et auxquelles on appelait la classe ouvrière : l’occidentale contre le totalitarisme et pour la liberté, l’orientale pour le socialisme soviétique et populaire contre le capitalisme) sera certainement accusée d’être un a-priori dogmatique, un indifférentisme aveugle aux possibilités multiformes de développement de la réalité historique ».
« En adoptant ces formules fixes : ‹ Lutte de classe ›, ‹ Intransigeance ›, ‹ Neutralité ›, les communistes de gauche, sans se donner la peine de faire l’analyse des situations dans leur devenir tourmenté, concluraient toujours pour une stérile et négative indifférence théorique et pratique entre les forces extrêmement puissantes en conflit ».
« Est-il possible à des marxistes, c’est-à-dire à des partisans d’une analyse scientifique sans aucun préjugé et la plus libre de dogmes appliqués aux phénomènes sociaux et historiques, de soutenir qu’ils sont réellement indifférents à tout développement du processus qui conduira du régime capitaliste au régime socialiste, à la victoire ou à la défaite, hier des Empires Centraux, aujourd’hui du nazi-fascisme, demain de la ploutocratie américaine ou du totalitarisme pseudo-soviétique ? C’est avec cette thèse insinuante que l’opportunisme a toujours débuté et jusqu’à maintenant gagné ses batailles ».
« Nous affirmons sans ambages qu’aux différentes solutions non seulement des grandes guerres qui concernent le monde entier mais de toute guerre, même limitée, ont correspondu et correspondront des effets très différents sur les rapports de forces sociales, dans des domaines limités ou dans le monde entier, et sur les possibilités de développement de l’action de classe. Marx, Engels et Lénine ont fait la démonstration des applications de ce principe à des moments historiques les plus divers et, dans l’élaboration de la Plateforme de notre mouvement, on doit en donner sans arrêt l’application et la démonstration ».

Une position aussi tranchante permettait-elle l’échappatoire ? Nous nous abstenons de reproduire la longue page suivante qui développe dialectiquement la démonstration qu’on doit prévoir les différents effets des guerres et que, dans la phase historique actuelle et dans l’Europe avancée du point de vue capitaliste, toute coalition de guerre de la part des partis prolétariens est une trahison.

Le même développement est rappelé dans « Tracciato di impostazione »[6] (« Prometeo », Nr 1, pp 11 et 14) et dans la première Plateforme (Nr 6, p 265) où l’utilité de l’hypothèse de la victoire de Hitler est clairement exposée. Mais évitons les citations.

Qui a eu connaissance de ces textes savait qu’ils menaient – organiquement, répétons-nous, de sorte qu’on puisse décemment n’en rejeter que la totalité et jamais une partie isolée – la démonstration parallèle des conclusions suivantes : 1) Le déclenchement des guerres entre États influe de façon très diverse sur la lutte de classe sociale. 2) Les marxistes repoussent toute définition de « guerre idéologique » c’est-à-dire d’explication de la guerre comme croisade délibérée à des fins de principe ou d’idées générales. 3) Aujourd’hui (aujourd’hui signifie, dans les pays développés, depuis 1871), les communistes ne peuvent ni ne doivent jamais soutenir un État en guerre.

Des exposés et des études successifs, dans « Prometeo » et dans les « Fils du Temps », ont renforcé ces positions limpides, même si elles sont complexes, avec des rappels historiques et des citations convaincants qui confirment les vues de l’école marxiste, dans le sens affirmé et dans les différents tournants. Et c’est dans ces premiers textes qu’on déclarait que Marx – et nous verrons d’autres passages vraiment suggestifs – prenait partie pour l’un des deux adversaires dans toutes les guerres de sa vie, et que la Première Internationale évalua dialectiquement selon deux sens la guerre de 1870.

S’ils ne supportaient pas tout cela, les serratiens devaient le dire à temps. Dire maintenant que sortir de l’indifférentisme le plus équilibré signifie favoriser un des deux groupes, qu’énoncer la thèse déjà écrite alors de la catastrophe tant attendue pour l’Angleterre d’hier, pour l’Amérique d’aujourd’hui, est équivalent à une conversion au stalinisme, qu’est-ce sinon de la basse politique dans le sens de Nenni ? Cette Plateforme citée se termine par ces mots (1945) :
« Mot d’ordre simple et clair : pas un homme ni un sou pour aucun des deux camps ».
Et cette conclusion pratique se fonde exactement sur les trois piliers principiels énoncés plus haut.

Nous pourrions faire la même démonstration pour d’autres points de divergence hypocrite : tendances de la Russie, capitalisme d’État, soutien de la naissance révolutionnaire du capitalisme dans les premières phases historiques, et autres.

Nous sommes donc en présence d’un phénomène qu’en grand ou en petit nous avons vu tant de fois : d’abord, ces petites quilles que sont les Hommes s’alignent, dans leur ridicule infini et dans leur amusante présomption « activiste » et « influenciste », ce que confirme à fond le déterminisme puisque ce qui est en jeu n’est qu’un prurit physiologique irrésistible. On entre ensuite dans l’enceinte des principes et là on actionne la hache horrible de la confusion qui ruine le travail de nombreuses années. Et les thèses sont choisies non pas en cohérence avec ce qu’on a dit, confirmé et diffusé autrefois mais selon la prévision (très facile même pour un crétin) de l’effet en cours. Que de fois Marx et Engels ont pesté amèrement contre ces formules à l’effet inévitable : Moins de théorie ! Plus d’action ! Plus de courage ! Plus de combat ! Moins de calculs sur les forces ennemies, indignes de vrais héros qui sont à tout instant préoccupés de « passer à l’histoire ! ».

Cela est si vrai que, dans tous ces cas, même pour mettre en œuvre une manœuvre pratique, on change plusieurs fois le matériel de principe et on lance plusieurs sortes de professions de foi improvisées. L’homme politique né, toujours entraîné dans le feu de l’action, dangereux comme un Nenni, lit et écrit distraitement et il s’en sort comme cela lui vient.

• • •

On reproche parfois à l’auteur des Fils des expressions étrangères non traduites. En serait-il ainsi pour le titre de ce Fil ? Eh bien traduisons-le : politique de bordel.

Notes :
[prev.] [content] [end]

  1. In pectore : potentiels, non encore manifestés. [⤒]

  2. 25 juin 1943 : chute du fascisme. Grandi oblige Mussolini à démissionner lors de la réunion extraordinaire du Grand Conseil Fasciste. L’« ordre du jour Grandi », signé également par Bottai et Ciano, est approuvé par 19 voix contre 7. Mussolini fut arrêté par le roi immédiatement après avoir été lui présenter sa démission. 8 septembre : il s’agit de l’annonce faite par la radio américaine de la signature de la reddition italienne sans condition signée par Badoglio et en fait signée le 3 septembre. Quant au 19 mai, nous ignorons totalement de quoi il s’agit ! [⤒]

  3. En français dans le texte. [⤒]

  4. La Plateforme – vingt et une thèses – fut écrite par Bordiga en 1945 puis violemment attaquée par les partisans de Damen lors de la rupture de 1952 puis après celle-ci. En fait, la « Plateforme de la gauche » ne fut pas publiée telle quelle dans « Prometeo », mais les thèmes en furent développés dans les « Thèses de la Gauche » parues effectivement dans cette revue. [⤒]

  5. Ottorino Perrone fit une traduction française, avec une longue préface, de cette plateforme sous le titre de « Plateforme politique du Parti Communiste Internationaliste d’Italie » (1946). [⤒]

  6. « Éléments d’orientation marxiste ». [⤒]


Source : « Battaglia Comunista », numéro 15, 1952.

[top] [home] [mail] [search]