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« LA LÉGALITÉ NOUS TUE »


Content :

« La légalité nous tue »
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Sur le fil du temps

« La légalité nous tue »

«La légalité nous tue »[1] – c’est-à-dire – le scrupule qui nous fait respecter la légalité conduit à notre perte. Qui a dit cela, et quand ? Odilon Barrot, le 29 janvier 1849. Qui était-il donc ? Le premier ministre français, désigné par le président de la République Louis Bonaparte, lequel avait été élu au suffrage universel avec une majorité écrasante le 10 décembre 1848. Et Barrot a dit cela au cours de la défense qu’il fit, devant l’Assemblée Nationale Constituante, d’une série de mesures exceptionnelles, d’une véritable loi polyvalente contre les extrémismes « de droite et de gauche », monarchistes légitimistes d’une part, socialistes extrémistes de l’autre.

La phrase de Barrot est rapportée par Friedrich Engels dans sa préface aux « Luttes de classes en France », de Marx, préface qui, étant donné sa date, le 6 mars 1895, a toujours été considérée comme un testament politique, et sur laquelle les social-démocrates postérieurs se sont largement appuyé pour essayer de faire croire qu’Engels aurait déclaré, dans cet écrit, que les positions révolutionnaires de l’époque 1848–1850, celles de Marx et les siennes, étaient caduques.

Ce n’est pas un argument nouveau, mais il est … d’une actualité brûlante : en effet, on peut extraire, et du texte lui-même, vieux de plus d’un siècle, et de sa préface, datant de plus d’un semi-siècle, de nombreuses démonstrations qui conviennent parfaitement bien aux événements on ne peut plus nouveaux … de 1952.

Engels disait effectivement que
« l’histoire nous a donné tort à nous et à tous ceux qui pensaient de façon analogue »
à savoir ceux qui acceptaient
« la perspective de transformation de cette révolution de la minorité en révolution de la majorité ».
Et il passait à la description des diverses conditions modernes, techniques et tactiques, d’une lutte insurrectionnelle entre les ouvriers des grands centres et la police ou l’armée, d’une part, et des grands succès de la social-démocratie allemande sur le terrain électoral, de l’autre. Ergo, concluaient les social-pacifistes, les maîtres du marxisme substituèrent la conquête des mandats légaux aux barricades de 1848.

Avant de donner encore une fois l’explication du célèbre texte d’Engels, il faut rappeler que celui-ci fait nettement siennes les thèses fondamentales de l’écrit de Marx, lequel, qu’on s’en souvienne, est de 1850; et ce dernier parle déjà, avant même la lettre de 1852 que Lénine considéra comme fondamentale, de la « dictature de la classe ouvrière », dans ce texte déjà cité plusieurs fois dans les « Fils du temps ».

Deux autres passages servent à établir, l’un (qu’Engels rapporte dans sa préface, en relevant que nous avons désormais « une théorie d’une clarté cristalline » qui manquait totalement aux partis ouvriers français de 1848), la partie économique du marxisme, l’autre, sa partie politique. Que chaque petit crétin, découvreur de formules-griffonneur de thèses, les recopie mille fois.

Première page :
« le « droit au travail », première formule maladroite où se résument les exigences révolutionnaires du prolétariat, … est au sens bourgeois un contresens, un désir vain … ; mais derrière le droit au travail il y a (attention !) le pouvoir sur le capital, derrière le pouvoir sur le capital (à nouveau, attention !) l’appropriation des moyens de production, leur subordination à la classe ouvrière associée, c’est-à-dire ( attention maximale !) la suppression du salariat, du capital, et de leurs rapports réciproques ».

Définition : l’économie communiste est une économie où il n’existe plus de rapports réciproques entre capital et travail. Voir : capitalisme d’État, Russie, mercantilisme, et les divers annexes qui s’y rapportent.

Passage historico-politique :
« Le prolétariat se groupe de plus en plus autour du socialisme révolutionnaire, autour du communisme auquel la bourgeoisie elle-même a donné le nom de blanquisme. Ce socialisme est (premièrement !) la déclaration de la révolution en permanence, (deuxièmement !) la dictature de classe du prolétariat, transition nécessaire pour arriver à la suppression des différentes classes en général, (troisièmement !) à la suppression de tous les rapports de production sur lesquels elles reposent, à la suppression de toutes les relations sociales qui correspondent à ces rapports de production, (quatrièmement !) au bouleversement de toutes les idées qui émanent de ces relations sociales (la conscience de masse, qui arrive en dernier !) ».

Et maintenant, mettez à jour, complétez, corrigez, revoyez, ô avocassiers qui devriez faire fonctionner un peu mieux vos oreilles et vous couper la moitié de votre petite langue réduite en chair à saucisses.

Hier

Les œuvres classiques de Marx sur l’histoire française sont au nombre de trois. « Les luttes de classes », qui concernent la période 1848–1850, sont pour Engels « la première tentative d’expliquer, à l’aide de sa conception matérialiste, une période historique en fonction de conditions économiques ». La deuxième œuvre qui suit la première immédiatement, c’est « Le dix-huit brumaire de Louis Bonaparte » qui concerne la période qui va jusqu’au 2 décembre 1851, date célèbre du coup d’État par lequel Napoléon le petit devint empereur. Ce texte est écrit d’un seul jet dés que la nouvelle de l’événement lui est parvenue, et Engels, trente-trois ans plus tard, note non seulement que l’histoire de la France peut servir de modèle à l’histoire universelle du monde moderne, mais trouve dans ce texte génial la confirmation de la loi du matérialisme historique découverte par Marx et
« qui a pour l’histoire une valeur identique à la loi de la transformation de l’énergie pour les sciences de la nature ».
La « philosophie de la science », qui est très à la mode, ricane aujourd’hui sur de telles affirmations, mais on fera les comptes sur ces ricanements d’ici à quelques siècles. Il fallut quatre siècles à la loi sur la conservation de l’énergie contenue dans la mécanique de Galilée pour mettre le Créateur à la retraite, et on ne discutera pas ici de la question de savoir si les expressions physico-mathématiques les plus modernes de cette loi ont pour effet de faire reprendre du service à ce personnage, et à son premier écuyer, l’Esprit.

Le troisième texte de Marx est également écrit dans les flammes du présent non pas historique mais journalistique : il est constitué par l’Adresse de l’internationale sur la Commune de 1871, immédiatement après sa chute sanglante.

La synthèse de ces recherches définitives fournit deux résultats, que, par clarté, nous pourrions qualifier de politique intérieure et de politique extérieure. Le premier est que, malgré la complexité de la disposition des classes et des partis dans une société, quand le prolétariat présente sa revendication maximale, toutes les autres classes et tous les autres partis se jettent sur lui. Le second est que quand, dans une nation moderne ou dans une capitale moderne, les ouvriers hissent le drapeau de feu de la dictature de classe victorieuse, toutes les armées nationales, y compris celles qui sont ennemies entre elles, se confédèrent contre lui.

Ces deux points furent confirmés, avec Lénine, par la Commune de Petrograd de 1917.

A un certain point de son récit, Marx lui-même en donne le résumé.

La Première République datait de 1793 et elle tomba
« le dix-huit brumaire, lorsque Napoléon se rendit au Corps législatif et lui donna lecture, quoique d’une voix oppressée, de son arrêt de mort ».
Inférieur en cela, dit Marx, à son premier modèle, Olivier Cromwell, autre « gérant » d’une Grande Révolution bourgeoise, qui,
« lorsqu’il procéda à la dissolution du Long Parlement, s’y rendit seul, tira sa montre, afin qu’il n’y restât pas une minute de plus que le délai fixé par lui et chassa chacun de ses membres sous les brocards humoristiques ».
Oui, ce sont des moments où l’on peut serrer la main de cette histoire bourgeoise, faite pourtant par cette classe de charcutiers et de prêteurs sur gage; mais celui où Benito enfonce son chapeau haut-de-forme sur sa tête, lors de la comédie insipide du 28 octobre, ne figure certainement pas dans ces moments-là.

C’est en 1815 qu’ont eu lieu la victoire de la Restauration et le retour du roi Bourbon légitime; la bourgeoisie ne perd le pouvoir qu’à cette date, mais la structure sociale de la France ne retourne certainement pas en arrière. Elle le reconquiert par la révolution de Juillet 1830, et, également dans ces journées d’insurrection, ce sont les ouvriers de Paris qui balayent les forces réactionnaires, mais uniquement pour aplanir le chemin à la « monarchie de juillet », bourgeoise, constitutionnelle et parlementaire jusqu’à la moelle.

L’histoire, que Marx expose, s’ouvre avec le 24 février 1848, date de naissance de la Seconde République. Plus nombreux et robuste, le prolétariat de Paris prend les armes avec les bourgeois et les pousse inexorablement vers l’avant jusqu’à la chute de la monarchie et à la proclamation de la république démocratique et sociale. Commence alors une orgie de rhétorique bourgeoise de gauche : liberté, égalité, fraternité[2], et l’esprit de Robespierre semble planer sur ces inscriptions de feu. « Première période : du 24 février au 4 mai 1848. Prologue. Comédie de la fraternisation générale ». C’est le 4 mai que se réunit l’Assemblée Nationale Constituante élue par la France entière : les bourgeois républicains y sont la majorité. Dans leurs rangs se trouvent mêlés pour l’instant, en même temps que dans ceux des légitimistes et des orléanistes, les différents intérêts des industriels et des banquiers, et les forces électorales des petits-bourgeois des villes et des paysans de la campagne. La république issue de la révolution jette immédiatement le masque, dès que les représentants des travailleurs exigent que les engagements « sociaux » pris par le gouvernement provisoire de février soient maintenus.
« Ce n’est pas la République imposée par le prolétariat parisien au Gouvernement provisoire, ni la République aux institutions sociales, ni l’image de rêve qui passait devant les yeux des combattants des barricades. La République proclamée par l’Assemblée Nationale, la seule légitime, c’est la République qui n’est pas une arme révolutionnaire contre l’ordre bourgeois, qui en est plutôt la reconstitution politique : la consolidation politique de la société bourgeoise, en un mot, la République bourgeoise ».
Dès le 15 mai, le conflit éclate : les représentants des ouvriers de Paris à la tête d’une masse armée envahissent la salle de l’Assemblée. En réponse, la réaction de la police se déchaîne, et les chefs sont arrêtés. Les travailleurs ne peuvent que relever le défi et, durant trois journées terribles, du 22 au 25 juin, ils se battent sur les barricades, seuls désormais, contre les sbires, l’armée et la garde nationale formée par des boutiquiers et des intellectuels des classes moyennes. Ni les Orléans, ni les Bourbons, n’ont à leur actif une répression aussi féroce :
« La république bourgeoise l’emporta. Elle avait pour elle l’aristocratie financière, la bourgeoisie industrielle, les classes moyennes, la petite bourgeoisie, l’armée, le sous-prolétariat organisé en garde mobile, les intellectuels, les prêtres, et toute la population rurale ».
« Aux côtés du prolétariat, il n’y avait personne d’autre que lui-même ! ».
Plus de 3 000 insurgés furent massacrés, 1 500 déportés sans jugement, 15 000 arrêtés et déportés ensuite.

La deuxième période va : 1) du 4 mai au 25 juin 1848 et culmine dans cette « lutte de toutes les classes contre le prolétariat ». – 2) du 25 juin au 10 décembre 1848. Dictature des républicains bourgeois purs. Cette dictature est renforcée par l’élection de Bonaparte à la présidence le 10 décembre. Grâce aux votes des paysans, ce dernier a battu largement le candidat des républicains, Cavaignac, mais les rapports électoraux ne se transforment pas immédiatement en rapports de force. – 3) du 20 décembre au 29 mai 1949. Lutte de la Constituante, avec le centre bourgeois et une gauche encore importante, contre Bonaparte et le « parti de l’ordre », allié à ce dernier. Défaite des premiers lors des élections à l’Assemblée législative.

La phrase d’Odilon Barrot, que Bonaparte avait appelé au pouvoir en l’exhumant de l’ombre où il était tombé depuis l’époque de Louis-Philippe, fut prononcée le 29 janvier, alors qu’il proposait avec désinvolture à la Constituante de s’auto-dissoudre. Celle-ci courba la tête et le gouvernement décréta la dissolution des clubs (partis politiques), et même de la garde mobile dont il s’était servi en juin, et changea 50 préfets dans les départements … Autrement, la légalité l’aurait tué !

Dans la troisième période étudiée par Marx, le prolétariat est absent de la scène. Elle va de l’élection de la nouvelle assemblée, désormais fidèle à Bonaparte, au coup d’État. Mais les luttes entre les différentes classes se croisent. La petite bourgeoisie essaye de lutter contre la bourgeoisie et Bonaparte, à la suite d’une vague de difficultés économiques qui ruinent les petites fortunes. Le 13 juin 1849, après une tentative stérile dans la rue, elle est battue. Puis la bourgeoisie, forte au parlement, essaye de lutter contre Bonaparte. Ce dernier s’assure le contrôle de l’armée et du pouvoir exécutif, qui lui revient en tant que Président élu directement. Ce n’est que tardivement que ce parti de l’ordre s’allie aux républicains et même à la Montagne, comprenant des socialistes utopistes, opportunistes, non révolutionnaires, que Marx fouette continuellement dans cent passages mémorables. Ce bloc parlementaire constitué pour sauver la liberté n’est pas du tout soutenu par la classe bourgeoise et affairiste, il n’a pas la confiance des paysans : finalement, le néo-dictateur, avec un procédé sournois qui n’a rien à voir avec la grandeur de celui employé par un Cromwell, ou par un Napoléon Ier, liquide la comédie parlementaire grâce à quelques arrestations qui ne rencontrent aucune résistance.
« Le jour où le manteau impérial tombera enfin sur les épaules de Louis Bonaparte, la statue d’airain de Napoléon s’écroulera du haut de la colonne Vendôme ».
C’est ainsi que s’achève le texte de Marx en 1852; ce qui advint sur ordre de la Commune en 1871.

A la fin de son étude sur la formation d’un pouvoir unique, manifeste, impudent, total, de classe, Marx écrit son célèbre passage sur la taupe révolutionnaire qui a bien creusé. Il justifie que les ouvriers de Paris soient restés indifférents au coup du 2 décembre et il enregistre comme un résultat utile la raclée reçue par le mensonge démocratique sous la crosse des fusils.

Bien que, historiquement et dialectiquement, on ne parvienne à ce résultat que si le prolétariat boit le calice du suffrage universel, l’enseignement central est le suivant : la classe ouvrière possédera une force politique quand elle saura se préparer au moment inévitable où la bourgeoisie libérale, démocratique, constitutionnelle et républicaine, s’écriera que la légalité la gêne aux entournures et s’organisera en un front uni totalitaire contre la révolution.

Alors, si le prolétariat, au lieu de crier : dictature de classe contre dictature de classe !, en acceptant la lutte, au risque de la perdre encore comme en juin 1848 ou en mars 1871, s’écrie : démocratie constitutionnelle et liberté contre totalitarisme, alors tout sera perdu.

« Le suffrage universel avait accompli sa mission. La majorité du peuple avait passé par l’école du développement, que seul le suffrage universel pouvait donner dans une époque révolutionnaire. Il fallait qu’il fut aboli par une révolution ou par la réaction ».

C’est autre chose que de crier : vive la République ! vive la Constitution !

« Jusqu’à l’aube du 13 juin, la « Montagne » resta en travail ». C’est ainsi que Marx se moque de la proclamation stérile des « socialistes » de la Montagne, qui dénonçaient le Président et l’Assemblée en les déclarant « hors de la Constitution »[3].

Cela ne vous rappelle-t-il pas quelque chose que vous lisez sur les feuilles des « marxistes » d’aujourd’hui ? !

La gifle du knock-out tombe sur la gueule des traîtres.
« ‹ Vive la Constitution ! ›, tel était le mot d’ordre lancé, mot d’ordre qui ne signifiait pas autre chose que ‹ à bas la révolution. › ».
Signé : Karl Marx.

La préface d’Engels s’en tient fermement à la ligne établie par Marx. Sa construction, qui se réfère aux rapports de forces dans l’Allemagne de 1895, ne songe pas à exclure le choc final armé; elle traite seulement de la politique de la « provocation » bourgeoise qui réussit si bien à Odilon Barrot, homme de main de l’ignoble Louis Bonaparte, et dit : nous serions bien bêtes de vous attaquer à un moment qui vous convient, à vous Empire allemand, ministre Bismarck, bourgeoisie allemande. La substance de la lutte est que nous devons savoir être les provocateurs à un moment qui n’arrive pas « à volonté » mais qui se reconnaît dans l’histoire.

L’enseignement d’Engels sur l’impatience révolutionnaire généreuse de 1848 était qu’il ne suffisait pas que la France soit contrôlée centralement par Paris, et Paris par ses ouvriers. On pouvait encore moins se faire des illusions sur le fait que cela suffisait dans l’Allemagne de cette époque. Mais quand les statistiques des élections ont confirmé ce que disent les chiffres du développement industriel survenu après 1848, et encore plus après la saignée prussienne de 1871 à la riche finance de France, on voit alors se rapprocher le moment où la minorité révolutionnaire représentera non pas seulement elle-même, mais une majorité laborieuse réelle. Engels conditionne ainsi le mouvement non pas à la « conscience » et encore moins à la « consultation démocratique » de la majorité, mais seulement à l’existence physique d’une classe prolétarienne nombreuse et d’un système industriel développé. Il met en outre en évidence les facteurs internationaux et rappelle la conclusion de Marx depuis le revers de 1848; depuis ce moment, toute lutte révolutionnaire du prolétariat de France coïncidera avec une guerre mondiale. Depuis lors, il emploie le mot guerre mondiale, et prophétise de cette façon la Commune qui aura lieu vingt ans plus tard, et qui a éclaté du fait de la guerre de 1871 en Europe.

Engels sait qu’en 1895 l’on est dans la période intermédiaire entre cette guerre européenne et celle qu’il a prophétisée le plus fréquemment à Bismarck : la grande guerre contre les races réunies des Slaves et des Latins.

Pour le moment, dit Engels, bien qu’il ne faille pas que nos camarades
« renoncent au droit à la révolution, qui est l’unique droit historique sur lequel reposent tous les États modernes sans exception »,
nous, socialistes allemands, nous ne sommes pas à la veille d’une lutte armée.
« Si nous ne commettons pas l’insigne folie de nous laisser entraîner dans une lutte de rue pour faire plaisir aux partis de l’ordre, alors … ».
Alors ? Combien de fois, dans les journaux du parti et dans les congrès, avons-nous polémiqué sur ce point, ô ombres de Turati, de Treves ? Vous avez lu quelque chose qui n’était pas écrit; alors, sans verser de sang, le processus de diffusion de l’industrie et du vote démocratique nous livrera tout le pouvoir. Mais Engels n’a pas écrit cela ! Et le passage se poursuit en effet ainsi :
« alors il ne leur restera, à la fin, qu’à briser de leurs propres mains cette légalité qui leur est ainsi fatale ».
En dehors donc de la situation particulière de l’Allemagne en 1895, Engels savait trois mois avant de mourir qu’un jour on ferait sauter la légalité; il confirmait que le suffrage universel arriverait à sa fin sous l’une des deux dictatures. La période progressive ensorcela des historiens matérialistes et marxistes comme Filipo ou Claudio[4]; jamais ils n’auraient pensé qu’elle conduirait au bain de sang de 1914. Alors, tandis que Jaurès – évoqué aujourd’hui par l’ignoble chauviniste Cachin ! – tombait horrifié, ils s’égarèrent pour toujours et, pour eux, l’histoire resta incomprise. Nous admettons que l’infinie richesse dialectique de ses rapports marque d’une terrible complexité les initiatives d’illégalité des dominants et des opprimés, et leurs probabilités de victoire dans la guerre des classes, où l’on ne fait pas de quartiers, mais nous mettrions en pièces notre Marx si nous constations une seule fois que les bulletins de vote, et non les armes, aient pu résoudre le problème.

Aujourd’hui

Il peut sembler au camarade, au travailleur, au lecteur, que c’est presqu’un outrage d’insister sur le parallèle entre les luttes dans la France d’alors et la situation actuelle en Italie, en France et en Allemagne.

Les États bourgeois se renforcent grâce à de puissants moyens de polices entraînées et équipées, et, quand c’est nécessaire, financées sans limite par le dollar, ou approvisionnées avec promptitude en munitions de toutes sortes par les flottes qui fréquentent les ports et les aéroports. Lors de leurs fêtes nationales, dans lesquelles les ouvriers sont stupidement amenés à célébrer leur libération récente, on voit à l’œil nu défiler des formations dont l’efficacité efface le souvenir des SS; sans parler évidemment des pusillanimes chemises noires.

En attendant, les représentants du prolétariat encadré par les syndicats ou par les partis, ne font que consacrer chaque heure à exalter le droit de ces États à vivre, à se défendre, à protéger leur constitution. Cette constitution est démocratique, et on déduit immédiatement que l’État a le droit de réprimer « toutes tentatives de dictature ».

C’est ainsi qu’on enseigne au prolétariat qu’il trouvera protection dans un système qui se développera indéfiniment dans les limites légales des institutions, et par conséquent qu’il est bien que les délégués des ouvriers soutiennent les lois et les mesures à l’aide desquelles on réprime tout mouvement qui menace d’attaquer par la force le pouvoir légal.

Et l’on veut obtenir (c’est ce que l’on donne à entendre aux travailleurs révolutionnaires dans le secret des clubs, qui malheureusement, non seulement ne se sont pas transformés en véritable parti de classe, mais se sont réduits à un mécanisme de froides bureaucraties) le succès par ce plan génial.

La démocratie offre des possibilités qu’il faut exploiter « jusqu’au bout ». Il faut donc éviter que l’État bourgeois ne la supprime, n’en diminue les garanties, les possibilités d’avoir des syndicats, des journaux, une presse, des réunions, etc. (et bien entendu, surtout des élections !). Et par conséquent, il faut empêcher que les groupes qui supprimeraient ces garanties ne parviennent au pouvoir, et obtenir que l’État réprime, avec des moyens légaux, ces groupes, par la dissolution de leurs partis, par l’interdiction dès maintenant de leurs journaux, réunions, présentation aux élections et autres.

Le seul inconvénient qui se présente immédiatement de façon évidente est le moins important. L’État, le gouvernement, les partis de la majorité actuelle au pouvoir, répondent : très bien. Donc, nous allons faire une loi qui dira que la liberté d’opinion, d’association et d’agitation est limitée par la norme suivante : il n’est pas autorisé d’énoncer que l’on peut prendre le pouvoir par une autre voie que par la voie légale. Ainsi nous dissoudrons, par exemple, le Mouvement Social Italien, puisqu’il se réclame du coup de force de 1922. Mais naturellement, la loi sera « polyvalente », à savoir que celui qui théorise le coup de force, qu’il soit de droite ou de gauche, perd tout droit à faire du travail politique et est frappé par les rigueurs de la répression.

C’est alors que les Nenni, des gens au moins aussi éloignés du marxisme que l’étaient les Ledru-Rollin ou les Blanc de la Montagne de 1849, viennent et disent : il n’y a pas de mal à cela, la loi d’exception répressive ne nous concerne pas. Nous rayerons de nos programmes la conquête armée du pouvoir et la dictature du prolétariat, puisque nous sommes certains que pour au moins 30 ou 40 ans, le prolétariat en Italie n’avancera pas d’autres exigences que celles qui sont pleinement compatibles avec la constitution actuelle.

Les Nenni sont ainsi sûrs que le prolétariat italien est idiot, et ils lui donnent une durée de temps de 40 ans pour comprendre, au sujet de la république bourgeoise, ce que les ouvriers français comprirent, eux, en trois mois, de février à mai 1848 ! A savoir que cette république est constituée pour refuser et empêcher les revendications de classe.

Et depuis lors, il s’est passé un siècle de luttes, de défaites, de victoires, des organisations de classe, pour en arriver à un aussi beau résultat !

Les ouvriers les plus résolus devraient ensuite croire que cela est dit afin de maintenir l’État bourgeois dans la faiblesse qu’il connaît sous la démocratie (mais sans lui ôter cependant une seule mitraillette, une seule jeep, un seul radar !!!) jusqu’au jour où l’on descendra dans la rue par surprise : et ce pourrait bien être celui d’une déclaration de guerre.

Mais ce n’est pas ce que comprennent les ouvriers. Complètement déboussolés quand ils ont vu les partis de droite, les fascistes, remporter des succès électoraux dans un cadre démocratique, ils ont commencé à prendre peur : le fascisme est de retour, il faut se défendre, il faut reformer contre lui des équipes d’action. Mais dans quel but ? C’est évident : pour protéger du fascisme De Gasperi, Einaudi, la Confédération de l’industrie, la … basilique du Vatican, et autres précieux fortins !

D’un autre côté, les chefs font écho à cette méthode, et ils proposent à nouveau l’unité des forces de la Résistance, du front anti-fasciste, en y invitant tous les noms et entités cités précédemment. Mais ils font dire qu’il s’agit encore ici d’une manœuvre afin de discréditer les démocrates-chrétiens et compagnie, qui ne désirent pas s’engager sérieusement contre le fascisme. Mais pour de bon !

Les néo-fascistes, de leur côté, répondent d’une façon analogue : nous sommes prêts nous aussi à travailler de façon légale et parlementaire pendant 40 ans et même pendant un siècle. En 1922, nous avons remplacé le bulletin de vote par les coups de matraque pour la seule raison que les rouges voulaient aller à la dictature et que l’État, par faiblesse, ne voulut pas faire une loi pour la « protection de la liberté ».

Mais l’aspect le plus grave de toute cette sale comédie n’est pas la réversibilité parfaite des arguments.

Il réside dans le fait que l’immense majorité des travailleurs accepte (quel progrès dans les consciences !) l’existence de deux groupes ou plus dans les partis de la classe dominante qui, par nature, par principe, par les philosophies qu’ils embrassent, admettent d’employer toujours, les uns la persuasion, les autres la force. C’est ainsi qu’est détruit tout résidu d’enseignement du déchiffrement marxiste de l’histoire, à savoir que, quand le moment est venu où le suffrage doit être mis de côté, et qu’on utilise la violence de classe, tous les groupes de la bourgeoisie et des classes moyennes (qui affluèrent les premiers vers le fascisme dès 1922) se rangent, en fait et en principe, derrière la répression.

Si les groupes sociaux et politiques étaient liés de façon indissoluble non à leurs fins de classe et à leurs intérêts, mais au respect, quoiqu’il advienne, d’une méthode d’action dictée par des principes idéologiques, si Nitti, De Gasperi, Pinay ou Adenauer étaient tout à fait incapables d’affronter les moyens préconisés ou utilisés par Mussolini, Hitler, Franco ou De Gaulle, quand la situation l’impose, Marx mériterait pire que d’être mis au grenier.

De même que les ouvriers furent indifférents au 2 décembre, et puisqu’ils le seront à leur propre intérêt de classe, ils le seront certainement aussi quand le pigeon voyageur[5] de Duclos s’envolera pour éviter la poêle, et quand les Nenni s’attendront à un protêt immédiat de la traite qui expirerait en 1990.

Ô immondes cons ! Scelba[6] se frotte les mains parce qu’il a tiré le gros lot avec l’augmentation des votes monarchistes et fascistes, et vous, vous invoquez la loi antifasciste ! Et c’est ce qui vous la fait voter ! La minorité vous tue ![7]

Politique de 1953 = désastre total.

Notes :
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  1. En français dans le texte. [⤒]

  2. En français dans le texte. [⤒]

  3. En français dans le texte. [⤒]

  4. Respectivement Turati et Treves. [⤒]

  5. Le dirigeant du PCF, Duclos, avait été arrêté quelque temps pour avoir été trouvé en possession d’un pigeon voyageur lors des manifestations organisées par le PCF contre le général américain Rigdway venu à Paris. [⤒]

  6. Le ministre italien de l’intérieur de l’époque. [⤒]

  7. En français dans le texte. [⤒]


Source : « La legalità ci uccide », « Battaglia Comunista », № 12, 1952.

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