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L’IMPÉRATRICE DES EAUX PURGATIVES


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L’impératrice des eaux purgatives
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Sur le fil du temps

L’impératrice des eaux purgatives

L’empereur des eaux purgatives, c’était François-Joseph d’Autriche, roi de Hongrie: à cette époque, on parlait beaucoup de l’eau de Hunyadi Janos qui était exportée dans le monde entier et donc aussi en Italie, et qui avait de puissantes vertus pour ce qui concerne la stimulation des intestins paresseux: ne sachant pas quelle autre mauvaise parole adresser à François-Jojo, au bourreau aimé, les ardents irrédentistes italiens lui trouvèrent cette épithète.

Le vieux sire de Schönbrunn n’est pas le thème que nous allons traiter: il est mort; de plus, nous lui avons depuis non seulement enlevé Trieste mais aussi, comme nous le verrons, la suprématie dans les eaux purgatives.

Et pourtant, ce thème pourrait être parfaitement d’actualité, puisque la nouveauté du jour est la même que celle que vivait notre père lorsqu’il était encore au biberon: les manifestations estudiantines pour Trieste. Le monde se serait-il donc arrêté? Il y a plus; depuis que les partis et la classe révolutionnaire baignent, comme on dit aujourd’hui, dans une atmosphère «progressiste», il va à reculons.

Pour la bonne raison que nous n’avons pas uniquement sur notre chemin et dans les rues, pour crier en faveur de Trieste, les étudiants et les lycéens, lesquels se promènent gonflés de velléités pubères, mais aussi les activités du mouvement qu’on définit officiellement comme ouvrier, communiste et révolutionnaire.

Le «parti de la classe ouvrière» sert désormais à tout. La presse bourgeoise s’acharne à mettre les staliniens locaux en contradiction avec eux-mêmes et à accuser les gens à la mémoire courte, dans la mesure où, il y a quatre ans, ils en étaient encore à brailler pour que Trieste soit donnée à la Yougoslavie. Elle s’inquiète donc de ce que l’«Unità» et l’«Avanti» (1) se mettent à écrire aujourd’hui des articles débordant de romantisme triestin à faire pâlir Felice Cavallotti et Gerolamo Rovetta (2). Mais le journaliste qui se reporte uniquement à l’époque du «camarade Tito», libérateur officiel de Belgrade, de Fiume et de Trieste, fait montre également d’une courte mémoire. Car ces écrivains auraient bien d’autres choses, en termes de contradiction, à reprocher à la presse (alors) prolétarienne s’ils remontaient aux bagarres de 1914, au cours desquelles torgnoles, coups de bâtons et de revolver s’échangeaient entre les manifestants irrédentistes et nous, adversaires de la guerre.

Le fil et la ligne sont des mots qui font sourire de pitié ceux qui dirigent actuellement l’action prolétarienne. Pourtant, s’ils parlent de quelque chose, c’est de la ligne contre l’intervention en 1914, contre Trieste, contre les partis et la bourgeoisie de la guerre démocratique et irrédentiste, et rédemptrice des habitants de la Julie, qui se poursuivit dans la puissante reprise de la classe révolutionnaire de 1918–1921, dans l’union de l’avant-garde ouvrière italienne rouge avec Moscou, dans la fondation du Parti Communiste au Congrès de Livourne. La contre-attaque bourgeoise et fasciste menée contre nous se fit en criant que nous avions offensé les héros et les anciens combattants de la guerre «triestine» et de la victoire tricolore. Quant aux prolétaires et aux révolutionnaires des territoires passés de l’Autriche à l’Italie, ils se trouvaient résolument dans nos rangs rouges pour en constituer un groupe magnifique, et, peu importe s’ils parlaient ladin, slovène ou allemand, ils étaient des frères.

Mais cette saleté de progressisme est venue ensuite prendre la place du travail pour la révolution internationale, et on marcha à reculons.

L’action de classe a été troquée lors de la découverte qu’il était urgent de refaire encore la renaissance libérale et les guerres d’indépendance nationale, c’est-à-dire d’échanger 1948 avec 1848; et maintenant, les social-communistes iront aux élections au cri de «Trieste à l’italie», se plaçant ainsi bien au-dessous des droitiers extrêmes du vieux parti socialiste qui, en 1919, se chamaillaient pour les 150 sièges pourris de Montecitorio (3) mais osaient faire campagne sur l’anti-Trieste, à savoir sur la liquidation négative de la guerre bourgeoise, pourtant victorieuse.

«Trieste à Tito» était encore un cri logique tant qu’on pouvait avoir le toupet (4) de soutenir que Tito signifiait Staline et que tous deux signifiaient communisme international, ce qui n’était pas plus vrai, alors et aujourd’hui, pour l’un que pour l’autre.

«Trieste italienne» comme slogan électoral est d’autant plus ignoble qu’il est clair que cela signifie Trieste à l’Amérique et à l’impérialisme atlantique, maître à Naples et à Livourne. Mais cela peut déplacer des voix: c’est tout ce qui compte. Et voilà pourquoi nous prenons le chemin de la régression, nous participons aux comités méridionaux à caractère régionaliste, nous en appelons à tous les gens honnêtes avec le mot d’ordre d’une administration saine lancé aux boutiquiers, aux commerçants et aux industriels afin de s’emparer de communes – lesquelles seront ensuite peut-être administrées par des gens plus sots et plus malhonnêtes que leurs prédécesseurs, comme cela est arrivé pour les démocrates-chrétiens par rapport aux fascistes, dans les blocs maçonniques de 1914.

La doctrine du stalinisme est la suivante: le prolétariat est le taxi de l’histoire. On peut le prendre pour n’importe quel objectif transitoire, comme un réservoir d’athlètes naïfs prêts à descendre dans la rue et à encaisser des coups de matraque et des années de prison.

Ou, si vous préférez, la classe laborieuse est l’eau purgative de l’histoire. De même que l’on prescrivait de l’eau de Janos à celui qui n’arrivait pas à aller à la selle, le parti qui encadre les ouvriers italiens leur propose, pour tous les cas de constipation persistante du devenir historique, les mots d’ordre de lutte pour l’indépendance, la démocratie, l’irrédentisme national, la moralité administrative et l’ordre constitutionnel.

Travailleurs, aux urnes! Travailleurs, bravez les lances à incendie, les grenades lacrymogènes et les mitraillettes de la Police: La Patrie vous appelle!

Hier

La presse a publié le rapport fait à l’assemblée des actionnaires de la Société Générale pour l’industrie Minière et Chimique Montecatini.

Ce rapport veut prouver que le dirigisme étatique est une offense à la liberté et au développement de la production et de la richesse, et il affirme que la Montecatini n’est pas un monopole.

Mais procédons par ordre. Nous possédons suffisamment de données intéressantes pour démontrer comment, en Italie, nous avons fait des progrès de type bourgeois et pourquoi il est idiot pour le parti ouvrier de faire une politique «1848» alors que la situation se prêterait bien à une politique «2048».

Une véritable épopée qu’on pourrait intituler: «Des cabinets au plus grand ensemble capitaliste d’Europe».

Dès 1888, nous avons sonné le départ du combat contre l’aigle bicéphale dans le domaine des eaux minérales, et nous avons constitué la société Montecatini. Ses grandes installations d’aujourd’hui, dont nous verrons les données impressionnantes, trouvent leur origine dans un minuscule groupe de petites cabines, et dans l’efficacité saline des eaux bues par les clients, efficacité qui fut tant vantée qu’à leurs portes, se formait une queue agitée de candidats poussés par leurs séquelles freudiennes et par leurs angoisses existentielles avant la lettre.

Capital entièrement versé: vingt mille actions de cinquante lires, deux millions de lires. Des lires-or, bien entendu. Pour les évaluer en lires actuelles, il faut bien les multiplier par deux cent cinquante: cinq cents millions, un demi-milliard. Nous allons examiner maintenant les miracles de la liberté et de son climat, et si c’est la lubie marxiste sur la concentration des capitaux qui nous conduit à substituer à la phrase: liberté de l’industrie, notre phrase: monopole de classe sur les moyens de production.

Il serait trop long de suivre l’histoire des augmentations de capital de la Montecatini: son activité qui est partie d’un centre touristico-médical et d’un groupe de thermes et d’hôtels construit pour que la jeunesse bourgeoise puisse danser et que la maturité bourgeoise puisse s’asseoir sur cette chaire dont elle est parfaitement digne, s’étend aujourd’hui à l’industrie chimique, minière et pharmaceutique dans tout le pays.

En 1937, le capital social s’élève déjà à un milliard, et si nous traduisons la lire-fasciste en lire-libération actuelle, nous pouvons l’évaluer à cinquante milliards: la concentration de 1888 à 1937 a donc été multipliée par cent en valeur réelle. Etant donné qu’il s’est produit une dévaluation nominale en 1918, on est en droit de penser qu’en vingt ans les sociétés anonymes ont fini par déclarer un capital social qui atteigne un chiffre vraiment représentatif de la valeur de leurs installations, et donc que le chiffre auquel, supposons, un nabab désirant acheter cette société aurait estimé l’entreprise entière, corps et biens, actif et passif, correspond parfaitement à son capital.

Mais entre-temps, un phénomène important de l’économie la plus moderne était survenu: nous, par exemple, nous aurions payé la Montecatini, en 1937, non pas un milliard, en valeur d’alors, mais de nombreux milliards, en étant sûrs d’investir au mieux, sous l’unique condition que nous ayons eu des milliards à employer ou qu’au moins nous ayons eu «derrière nous», comme on dit dans le jargon des affaires, un Giuseppe Di Vittorio (5).

Commençons par dire que si nous lisons le bilan de 1938 de la Montecatini, nous constatons qu’à l’actif, les «immeubles, installations et meubles» (c’est-à-dire les bâtiments, les usines, les machines, les bureaux, le mobilier, etc) sont évalués pour 2,6 milliards. Et il n’est pas nécessaire de connaître à fond ces choses pour savoir que ces estimations sont faites avec des critères très rigoureux.. Du fait de son caractère grandiose, le comptable (6) bourgeois est parfois amené à énoncer: aménagements de bureaux, mobilier, etc., une lire.

Le fait économique de première importance – parmi beaucoup d’autres semblables – auquel nous voulons faire référence, c’est la loi fasciste véritablement progressiste (bien plus que Gullo, Segni ou Fanfani (7)) sur la nationalisation du sous-sol, définie depuis 1924. Tout ce qui est exploitable du point de vue de l’extraction et qui se trouve au-dessous de la surface du sol, n’appartient plus au propriétaire de la terre, comme dans le droit civil classique, mais pratiquement à l’État, qui seul a la faculté de donner en concession les mines, les carrières, les eaux thermales, les gaz naturels sous-terrains, les gisements de toute nature, les soufflards, et s’il lui plaît le cratère du Mongibello en éruption.

Par conséquent, les sociétés minières, et parmi elles la Montecatîni en premier, ne sont plus, fi donc!, des propriétaires de mines, mais seulement des concessionnaires qui payent au Trésor Public une certaine redevance et mettent à profit tout ce qu’elles extraient. Il s’en suit que, dans leur actif patrimonial, les mines même de platine, figurent pour zéro lire. Dans le compte de gestion, on fera naturellement figurer au débit: redevance annuelle payée à l’État, X lires, au crédit le revenu de la vente des produits du travail d’extraction et ainsi de suite. Une énorme rente sans propriété.

Cela ne suffit pas. Nous en arrivons aussi au profit sans capital. L’histoire romancée d’une telle entreprise offrirait vraiment des thèmes sensationnels à un écrivain à la plume imaginative qui pourrait, en rappelant son point de départ, parfaitement l’intituler: Water-closet in Wonderland (au Pays des Merveilles). En 2048, nous en ferons un beau film. Savez-vous, manière de parler, ce qu’est l’ANIC? Il faut lire «Azienda Nazionale Idrogenazione Combustili» (8), et c’est une «organisation étatique» créée sous Mussolini et que les Partisans oublièrent de pendre Piazzale Loreto, avec bien d’autres petites choses. En 1936, la Montecatini y assume une participation; le capital de l’ANIC est porté en 1938 à un demi-milliard, 400 millions étant placés auprès des actionnaires de la Montecatini, et 100 avec vote plural auprès des entreprises étatiques promotrices, l’AGIP et l’AIPA. Que diable signifie cette algèbre? L’État s’intéresse de près aux combustibles et aux carburants, matières, ô combien, indispensables à la défense nationale. Cela se comprend facilement. C’est par l’intermédiaire de cette noble rencontre entre les chiffres avec beaucoup de zéros et les idéaux historiques les plus élevés que se réalise le rapport on ne peut plus moderne: l’État actionnaire ou l’actionnaire étatique et semi-étatique; en d’autres termes, le groupe privé encaisse les gigantesques profits de l’activité nouvelle alors que c’est Pantalon qui a fourni la plus grande partie du capital.

Savez-vous comment cela s’appelle-t-il en langage progressiste: socialisme. Demandez aux économistes de la chronique confédérale, demandez au major Attlee (9), demandez-le à quelqu’un qui écrivait dans nos revues de parti, qui porte un doux nom et dont il est vraiment dommage qu’il n’appartienne pas aux rangs staliniens: Panfilo Gentile (10). A son avis, on entend par socialisme cette doctrine qui attribue à l’État la tâche de distribuer équitablement la richesse entre les individus, et qui, pour ce faire, le rend maître des prétendus moyens de production. Après cette splendide définition, notre philosophe définit le marxisme en le découpant en trois parties. Premièrement: non seulement le socialisme qu’il décrit est bel et bon, mais il découlera du capitalisme: et voici Marx «pamphilisé». Deuxièmement et troisièmement: lutte de classe et dictature du prolétariat. Ces deux parties sont à jeter puisqu’il s’agit d’erreurs de Marx.

Nous ne nous laisserons pas séduire par le désir de poursuivre, afin de les remettre à leur place, ces mots en liberté. Ils ne nous sont utiles que pour marteler encore une fois que l’engloutissement de l’économie par l’État n’est pas du marxisme, et même pas du socialisme; c’est un phénomène qui ne vient pas après le capitalisme mais dans le capitalisme, et qui sert à assurer sa richesse à la classe bourgeoise dominante, laquelle tient l’État, son État, entre ses mains. La panphilie (amour de tous) sociale est simplement une des nombreuses «bourgeoisophilies».

Mais revenons sur l’autoroute. Il serait bien long d’énumérer les entreprises et les sociétés que la Montecatini a d’abord «contrôlées» puis «absorbées» au cours des décennies. Il y a deux Montecatini: la Société dont nous nous occupons expressément et dont nous rapportons les chiffres, et le Groupe Montecatini, qui comprend différentes Sociétés formant un cartel, c’est-à-dire liées entre elles par un engagement de type statutaire. Mais de temps en temps, on passe du contrôle à l’absorption non seulement dans le groupe mais aussi dans la véritable société; tout bonnement à la fusion.

Concentration? Monopole? Honny soit qui mal y pense! (En français dans le texte). Quelques noms de petits poissons qui ont fini dans le ventre du gros poisson? Miniere Piriti – Miniere Sulfuree – Unione Concimi – Prodotti chimici Colla e Concimi – Justifici – Marengo – Titanium – Solfifera Siciliana – Ammonia – Alto Adige… L’Italie unie est faite, maintenant il ne reste plus qu’à trouver les actionnaires. Et la liste comprendrait encore une centaine de noms, par exemple la «Société Néerlandaise de l’Azote»! (En français dans le texte)

Dans le groupe – il semblerait indiqué de dire ici avec le poète: à côté de la masse d’armes, je porte l’huile sainte! –, vous trouverez la Nobel S.G.E.M. et la Farmitalia.

L’ingénieur Mazzini est très inquiet face à cet État dirigiste et envahissant: on est sur le point d’approuver la loi relative à l’État pharmacien, à la gestion de cette «industrie pharmaceutique si délicate»! Délicate, ô combien: comment donc vendre, dans un conditionnement en papier d’une valeur d’une lire, un liquide ou des pastilles d’une valeur de dix lires, accompagnés d’une étiquette indiquant par exemple 617,50 lires! Allons, ingénieur Mazzini, n’ayez pas peur, il y a des arrangements même avec les dieux (En français dans le texte)…

Avant d’en arriver aux données actuelles de la Montecatini, nous voudrions dédier une anecdote authentique à la gloire, non seulement progressiste mais aussi divinatrice, du capitalisme industriel italien.

Il y a quelque temps, monsieur Pio vint à mourir. Vous ne savez pas qui était «Pio»? Quelle chance vous avez de ne pas être encore nés quand le fascisme était en incubation dans le nationalisme des Corradini, des Bevione (11), auxquels, qu’ils soient partisans de l’Autriche ou du rattachement de Trieste, nous hurlions: Partisans de la sidérurgie! Agents des fabricants de canons! Du fait de notre jeunesse nous étions alors des idiots car nous ne savions pas que le problème du siècle n’était pas de s’en prendre à l’industrie lourde mais celui de libérer l’Italie bourgeoise de la servitude des barons et (brrr!) du Vatican.

Pio avait pour nom Perrone, c’était un des Perrone, la fameuse firme sidérurgique. L’histoire est racontée, avec une sincérité évidente, dans un article commémoratif:
«Au lendemain de la grande débâcle sur la plaine frioulane (1917: Caporetto), pendant que toute l’Italie tremblait, pendant que généraux et ministres accablés par le désastre désespéraient, pendant que des milliers de jeunes officiers se mordaient les doigts en se souvenant d’avoir laissé les batteries bloquées sur le Carso ou sur le Corada, et qu’ils se demandaient comment et quand ils pourraient bien récupérer ces pièces afin de les pointer contre l’ennemi, un bruit se répandit dans toute l’Italie: dans les bureaux de l’Ansaldo, entre Sampierdarena et Cornigliano, là sur la côte de Ligurie, il y avait deux hommes qui avaient compris, qui avaient prévu; et à leurs propres risques (!) ils avaient fondu de l’acier et fabriqué des obusiers au-delà des commandes d’un gouvernement médiocre et d’un état-major incapable; poussés qu’ils étaient par une vision que les envieux appelaient mégalomanie, mais qui, finalement, dans ce moment terrible, apparaissait sous sa vraie nature: l’intuition des nécessités nouvelles de la guerre».

Le passage n’est pas mal, mais quelqu’un pourrait faire observer: eh! si la grande débâcle ne s’était pas produite, qu’est-ce qu’on nous aurait eu! Cela ne nous intéresse que comme preuve du caractère de classe du régime bourgeois italien, à l’époque pré-fasciste, et comme exemple évocateur de la véracité de la doctrine marxiste et léniniste sur l’économie de guerre: celle-ci n’est pas du tout une obligation imposée «par devoir envers la nation» à la classe capitaliste dominante, mais un triomphe complet du contrôle sur l’État de la minorité grand-capitaliste. Nous voyons ici une des vingt familles du super-industrialisme italien qui, sûre d’elle-même, s’auto-commande des canons, et ensuite, ministres et généraux signeront les yeux fermés!

Le chemin qui mène aux termes: impérialisme – monopolisme – dirigisme économique et enfin capitalisme étatique, c’est le chemin qui mène à la dictature de classe la plus complète et la plus forte de la bourgeoisie d’entreprise.

Il marque la victoire de la démonstration de la théorie marxiste, qui, à l’apparition du capitalisme industriel, inscrit face au monde ennemi que la liberté économique, l’initiative privée, la concurrence qui assure l’équilibre, ne sont que des masques derrière lesquels s’exerce le monopole bourgeois sur les forces productives.

Aujourd’hui

Revenons à la Montecatini, au rapport, dans lequel domine un autre mort (s’il est intéressant de démontrer que le capital ne se dépersonnalise pas, ne cesse pas d’appartenir à des familles ou à des individus, nous avons cependant fait remarquer en d’autres occasions qu’il vaut mieux dire, au lieu de deux cents ou soixante familles, deux cents ou soixante organisations, ou bandes d’affaires), un autre nom aussi précis que celui de Pio: Guido Donegani (12). C’est lui qui a tout a fait, et non les forces économiques: il a sacrifié son existence à distiller des milliards, selon l’apologétique des dirigeants de sociétés anonymes!

A la dernière assemblée générale, le capital social de la Montecatini était constitué de 80 millions d’actions de six cents lires, ce qui représente donc un nominal de 48 milliards, et s’élevait automatiquement à 56 milliards si on attribue à chaque action, sans versements, la valeur de sept cents lires. Les bénéfices officiels de 1951 ont été de 6 milliards et 720 millions: chaque action recevra 84 lires, c’est-à-dire 12 pour cent de sa nouvelle valeur.

La masse des traitements et salaires payés aurait été de 30 milliards. Selon ces chiffres donc, le profit a été de 12 pour cent, mais ce que Marx appelle le taux de plus value, c’est-à-dire le rapport entre le profit et le capital-salaires, s’élève à 22,5 pour cent.

Mais il n’y a aucun doute que les chiffres réels ne correspondent pas aux chiffres officiels. Le seul que nous pourrions retenir comme significatif, c’est celui de 30 milliards de rémunération du travail.

Quant au capital social de 56 milliards, on peut le comparer au demi- milliard, évalué en lires d’aujourd’hui, de 1888; il a donc été multiplié par 112. Mais la valeur véritable de l’entreprise est énormément supérieure.

Cette dernière est désormais libérée de toute obligation passive, c’est-à-dire des dettes contractées dans les années passées et gagées sur ses installations et immeubles. Elle a pratiquement tout reconstruit ce qui avait été gravement endommagé par la guerre. Déjà à la fin de 1948, les immobilisations s’élevaient dans le bilan à 65 milliards: et à cette époque le capital nominal n’était que de 24 milliards.

Après les grandes dévaluations et les guerres, ce n’est que petit à petit que ces grands ensembles capitalistes réévaluent leur capital nominal: c’est pourquoi l’entreprise vaut beaucoup mais la créance détenue par les actionnaires sur elles vaut peu, même si ce sont eux qui ont réalisé tout l’investissement de départ. Et du fait qu’elle limite le pourcentage de bénéfice à distribuer en dividendes, accomplissant ainsi les consignes des Pio, des Guido, des ingénieurs Mazzini et des docteurs Costa, une grosse marge disparaît de ces comptes et restent aux mains de la famille, ou du groupe des grands administrateurs, qui dirigent l’entreprise et qui la passent en réserve, la mettent de côté, la réinvestissent, etc.

Déjà aujourd’hui, les actions de la Montecatini sont cotées mille lires en Bourse, et donc, celui qui disposerait de 80 milliards pourrait acheter l’intégralité de la Montecatini. Mais il achèterait ainsi, par l’entremise de son agent de change, un ensemble qui, avec les terrains, les bâtiments, les machines et les stocks, a une valeur vénale d’au moins (disons un chiffre) cent cinquante milliards, et comme valeur des concessions, des redevances réévaluées très lentement, d’autres droits et… des manigances avec les banques et l’État, au moins autant.

Mais alors un «droit de propriété» de 300 milliards donne un misérable profit de 7 milliards, à peine plus de 2 %.

Le véritable rendement est ailleurs: il se trouve dans tous les chiffres qui ne font pas partie de ce qui est versé à ces propriétaires de bout de chiffons que sont les actionnaires; il est dans les différences étourdissantes réalisées au cours de l’année sur toutes les opérations de transformisme (13), avec les indemnités correspondantes, les primes et les honoraires de consultation, aux administrateurs et aux grands spécialistes d’affaires; il est en outre dans le «réinvestissement» dans un cadre toujours plus grand d’installations, qui élargissent progressivement le cercle du pâturage et dans l’achat à vil prix d’activités qui fonctionnent bien des «organisations plus petites», avalées année après année. Cette augmentation d’un demi-milliard en 1888 à 300 en 1952, c’est-à-dire de six cents fois de la richesse exploitée représente l’accumulation d’extra-profits fabuleux, et seuls les sots peuvent la prendre pour de «nouveaux placements» de l’épargne nationale.

Si le phénomène capitaliste, au lieu d’être le monopole social de classe sur les forces de production, dont la technique moderne a centuplé le potentiel, était seulement de la «propriété privée», les rapports des quantités en jeu ne seraient pas d’un ordre différent de ceux d’un grand patrimoine foncier, à la campagne ou en ville. Trois cents milliards de terrains agricoles ou urbains ne rapporteraient que trente milliards bruts et, environ, quinze milliards nets. Tout le chiffre d’affaires d’une année ne dépasse donc pas, avec les acquisitions, les ventes et la rémunération du travail, un dixième du patrimoine.

C’est tout à fait différent dans l’industrie capitaliste; c’est pourquoi Marx considérait comme capital, non pas le patrimoine, non pas l’argent investi «en permanence», mais le chiffre d’affaires d1un cycle. Les trente milliards ne représentent que le travail, et nous ne savons pas combien représentent les achats de matières premières et l’amortissement des installations, qui, ajoutés au bénéfice public et occulte, donne ce que la comptabilité bourgeoise appelle le chiffre d’affaires annuel: la somme de la valeur de toutes les ventes de produits sur le marché, et que nous, nous partageons entre le capital constant, le capital variable et la plus-value.

Le rapport nous donne quelques chiffres de production en tonnes, et non en valeur, et ce n’est pas une base suffisante pour effectuer un tel calcul. Mais il est certain que, la propriété étant le fait de l’État (sous-sol), le capital liquide, de par sa circulation rapide, appartenant aux banques ou même à l’État, le groupe des dirigeants de l’entreprise gère un chiffre d’affaires de cent milliards. Portez ce rapport à l’extrême et vous aurez le plein capitalisme d’État. Vous aurez la Russie.

Nous sommes dans une économie… stalinienne, depuis l’époque de Pio et de Guido.

Et nous avons maintenant Mazzini qui vient, d’une part, désapprouver que les gouvernants se laissent entraîner «sur la voie difficile et périlleuse du dirigisme économique, en opposition avec tous les principes de liberté (nous y sommes (14)), lequel détourne de leurs orientations naturelles (là aussi, c’est la règle) les ressources modestes et spontanées (on dirait des petites violettes des bois!) du capital et de l’épargne nationale», d’autre part, déclarer avec vigueur: nous ne sommes pas un monopole!

Il y aurait réellement monopole: a) si l’entreprise produisait seule certains produits; b) s’il était interdit à d’autres entreprises de les fabriquer, de les importer et de les vendre; c) si les prix auxquels on mettait les produits sur le marché étaient libres, c’est-à-dire si on pouvait les augmenter à volonté.

Maintenant, regardez-moi ça: la très puissante Montecatini vend aux mêmes prix que n’importe quelle autre entreprise plus petite, c’est-à-dire à ceux fixés par le comité interministériel des prix! Magnifique. C’est que justement le dirigisme que vous diffamez vous a permis d’accumuler au niveau de six cents pour un. Si les prix avaient été libres, Donegani les aurait… augmentés? Oh non, vous ne connaissez pas la morale capitaliste; il aurait d’abord diminué ces prix jusqu’à ce que toutes les entreprises concurrentes fassent faillite, puis il les auraient toutes achetées: après cela, il aurait ré-augmenté les prix dix fois, plumant ainsi les consommateurs. Ce serait alors le monopole total.

Le prix d’État donne exactement le même résultat; mais il permet d’éviter que les poulets plumés ne crient pas trop politiquement, et que toute la baraque ne saute.

L’ensemble le plus vaste, le plus concentré et le plus puissant, de par la loi technique, laquelle est à la base du progrès initial apporté par le travail en masse, produit à des coûts plus bas mais vend au même prix fixé par l’État que les ensembles plus faibles. Il s’en suit que ces derniers s’épuisent et sont achetés graduellement par le grand cartel.

Les autres entreprises restent libres de respirer et de travailler. Bien. Mais le même rapport donne quand même des chiffres, quand il vante les augmentations de production entre 1950 et 1951. Pyrites: 776 mille tonnes, sur 900 mille dans toute l’Italie. Souffre: 70 mille sur 200 mille. Acide sulfurique: un million sur 800 mille. Superphosphate: 1200 mille sur 1 670 000. Nitrates dans la même proportion; 119 mille tonnes d’azote synthétique produites par la chimie. Un véritable «parti de majorité démocratique» dans le domaine minier et chimique. Laissons tomber la pharmacie. Dans le domaine électrique, la Montecatini se fait elle-même son énergie: deux milliards (15) de kilowatt-heures par an (sur 25 pour toute l’industrie et la consommation civile italiennes), «au premier rang parmi les auto-consommateurs en Italie et peut-être en Europe».

Mais cela ne veut pas dire que c’est un monopole! Et alors, de grâce, quoi? Uniquement (sic) une «grande entreprise».

Eh bien, les gars. Rassemblons deux petits millions que l’on peut trouver désormais dans les poches des gueux, et nous sommes libres, comme en 1888, de fonder une autre Montecatini.

Une grande entreprise. Très bien. Les Mazzini et les Costa encore en circulation, et les regrettés Perrone, Agnelli et Donegani, sont bien plus convaincants, en tant qu’économistes, que ceux du Kominform et de la CGIL.

Les grandes entreprises contrôlent la production mondiale et les États du monde. La classe prolétarienne doit prendre d’assaut les grandes entreprises: non pas parce ce sont des «groupes monopolistiques» mais parce que justement ce sont de grandes entreprises. Et elles ne seront battues que si les grands États politiques sont battus.

Du point de vue marxiste, le capital mondial forme, depuis un siècle, un groupe monopolistique unique.

Si la consigne de lutte contre les groupes monopolistiques (dans sa version charlatanesque, elle les met en parallèle avec les barons latifondistes), signifie tolérance de, et encore pire alliance avec, la petite entreprise, appel démagogique aux votes des petits et moyens propriétaires et entrepreneurs, c’est une consigne régressive, défaitiste et réactionnaire.

Les grandes entreprises ne seront battues que par les travailleurs, ayant du travail ou chômeurs, par les sans-propriété, par les sans-réserve, par les sans-entreprise, qui n’auront pas accepté la farce consistant à «investir» à leur tour un peu de leur maigre gain «épargné» sur le salaire, pour devenir actionnaires.

Les 599 parties pour une qui ont été investies pour constituer le colosse des eaux purgatives, ne sont que le montant épargné, par une purge puissante de soixante-quatre années, sur le travail des Italiens.

Le socialisme véritable est une économie avec des gens qui n’épargnent pas et qui ne se purgent pas.

Notes:
[prev.] [content] [end]

  1. Respectivement organes du PCI et du PSI. [⤒]

  2. Cavallotti, député radical et batailleur de la seconde moitié du XIXème siècle; Rovetta, romancier lombard connu, de la même époque. [⤒]

  3. Chambre des députés italienne. [⤒]

  4. En français dans le texte. [⤒]

  5. Dirigeant de la CGIL. [⤒]

  6. En milanais dans le texte. [⤒]

  7. Gullo, ministre entre 1944 et 1947, membre du PCI; Segni et Fanfani chefs de la Démocratie Chrétienne. [⤒]

  8. Entreprise Nationale d’Hydrogénation des Combustibles. [⤒]

  9. Attlee: premier ministre travailliste anglais. [⤒]

  10. Economiste et essayiste libéral. [⤒]

  11. Nationalistes du début du siècle. [⤒]

  12. Administrateur de la Montecatini, sous sa direction, la Montecatini devint la plus grande industrie minière et chimique d’Italie et l’une des plus importantes d’Europe et du monde. [⤒]

  13. Bordiga joue sur les mots «transformation» (industrie de transformation) et «transformisme» (la doctrine politique). [⤒]

  14. En milanais dans le texte. [⤒]

  15. Le texte dit «millions», nous avons corrigé en «milliards». [⤒]


Source: «Battaglia Comunista», Nr 7, 1952.

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