BIGC - Bibliothèque Internationale de la Gauche Communiste
[home] [content] [end] [search] [print]


BARBARES EN AVANT !


Content :

Barbares en avant !
Hier
Aujourd’hui
Notes
Source


Sur le fil du temps

Barbares en avant !

Il existe deux grandes conceptions opposées de l’histoire; la première, grande parce qu’ancienne, est très répandue et a la vie dure : pour elle le « facteur déterminant » de l’histoire réside dans la soif de domination, dans la volonté du pouvoir, dans l’initiative, la volonté, l’élan de héros, de chefs, de groupes, qui se lancent dans la bataille pour pouvoir porter à leurs lèvres avides la coupe qui apaisera cette soif ardente de domination. Et c’est de ces heurts et de ces guerres que dépendent les destinées de l’humanité.

La deuxième conception, c’est la nôtre, à nous marxistes. Choisissons-en chez Engels une des formulations les plus denses et les plus claires : « Selon la conception matérialiste, le facteur déterminant, en dernier ressort, dans l’histoire, c’est la production et la reproduction de la vie immédiate »

C’est ainsi qu’Engels introduit en 1884 ce splendide texte « L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État ». De la première à la dernière phrase de cette oeuvre, comme de la première à la dernière phrase de la doctrine révolutionnaire du prolétariat formulée par Marx, court en une ligne ininterrompue la thèse suivante : famille, propriété, pouvoir, ne sont pas des institutions nées avec l’espèce humaine et dont celle-ci a besoin pour vivre. Lorsque ces trois institutions firent leur apparition, les hommes vivaient depuis longtemps en société. En démontrant cela de façon scientifique, nous démontrons aussi qu’un jour ces trois institutions disparaîtront. Et nous n’écrivons pas dans notre programme la modification, la réforme ou la transformation mais la destruction de ces trois bases de la civilisation : famille, propriété, État.

De la famille, du problème du sexe, nous nous en occuperons à part en son temps; sur ce terrain aussi disparaît pour nous l’explication individualiste, l’aspiration au plaisir du moi, avec toutes ses constructions et corruptions anormales, et apparaît en pleine lumière une explication non plus volontariste, mais déterministe et sociale.

Il suffit pour le moment de citer les phrases qui expliquent dans ce passage ce que sont « la production et la reproduction de la vie immédiate ». Voici : « Mais, à son tour, cette production a une double nature. D’une part, la production de moyens d’existence, d’objets servant à la nourriture, à l’habillement, au logement, et des outils qu’ils nécessitent; d’autre part, la production des hommes eux-mêmes, la reproduction de l’espèce ».

Comme Pie XII, à la différence du bourgeois existentialiste toujours à la recherche de nouvelles excitations de son épiderme de future charogne, nous voyons dans l’amour un moyen pour produire des hommes mais comme nous ne sommes pas guidés par des présupposés mystiques ou éthiques, nous comprenons que, de la même façon que l’enfant joue de façon à pouvoir courir un jour derrière les bêtes de la forêt… ou derrière le trolleybus de la jungle urbaine, de la même façon que le moteur de l’automobile se « rode » au banc avant de fournir utilement son énergie sur les routes, de la même façon, la fonction sexuelle a un champ d’activité plus étendu que le moment de rencontre utile des deux cellules germinatives.

Les institutions relatives à la génération précèdent celles relatives à la production d’objets manufacturés, mais toujours :
« les institutions sociales sous lesquelles vivent les hommes d’une certaine époque historique et d’un certain pays sont déterminées par ces deux sortes de production : par le stade de développement où se trouvent d’une part le travail, et d’autre part la famille ».

Au stade sauvage et de la barbarie, l’espèce humaine vît du produit de la nature sans beaucoup d’efforts et de travail; à ce stade les éléments déterminants qui prédominent sont les systèmes de parenté et de famille; au stade ultérieur, celui de la « civilisation », ou se sont accrus le nombre des hommes et les capacités à produire des substances, ce sont les systèmes de production qui ont une importance prédominante. Les formes sociales et les formes familiales sont transitoires; elles disparaissent après avoir opposé de longues résistances dues à leur puissante inertie. Engels puise dans les recherches de Morgan, d’après les notes de Marx sur son œuvre, « La société Antique » (1877); Morgan avait trouvé dans les systèmes de parenté de tous les peuples les traces de types de familles disparues; et bien qu’il ne se basât pas sur un système matérialiste affirmé, il avait observé qu’alors que la réalité du fait sexuel et reproductif (famille) se modifiait, les appellations de système de parenté disparus subsistaient encore, avec même leurs conséquences sociales et juridiques : ces systèmes, disait-il, sont passifs. Et c’est là que Marx note en marge : « la même chose vaut pour les systèmes politiques, juridiques, religieux, philosophiques en général ».

C’est précisément quand nous connaissons le caractère caduc et passif de tous ces systèmes que nous pouvons aller au-delà de la bourgeoise et réactionnaire philosophie du « Candide » de Voltaire. Comme elle naît et mourra vénale, la bourgeoisie ne pouvait que naître et mourir sceptique. Pour elle le dialogue philistin ci-dessous est définitif :
« Candide : croyez-vous que les hommes se sont toujours massacrés les uns les autres, comme ils le font de nos jours ? Qu’il y a toujours eu des menteurs, des filous, des perfides, des ingrats etc., etc., ? – Martin : croyez-vous que les éperviers ont toujours mangé les pigeons quand ils ont pu les attraper ? – Candide : sans doute. – Martin : et alors, si les éperviers ont toujours eu la même nature, pourquoi voudriez-vous que celle des hommes ait changé ? ».

Candide dépose les armes, en bredouillant que pourtant la différence réside dans le libre arbitre… Nous, nous ne croyons pas au libre-arbitre comme Candide, mais nous savons comme Engels qui a mis « en branle les instincts et les passions les plus ignobles de l’homme », inconnus à l’époque barbare : la « civilisation », dont la forme la plus élevée est celle que vous annonciez, Monsieur Arouet de Voltaire.

Et c’est précisément parce que nous sommes partisans de cette deuxième conception de l’histoire qui envoie à la ferraille le génie du mal et le génie du bien ainsi que la « nature » bestiale de l’être humain, que nous avons pu dire en 1914 qu’il était idiot de chercher à déterminer quel était l’agresseur parmi les despotes couronnés de Pétrograd, Berlin ou Vienne; et en 1939 que l’identification cynique et unanime du criminel de guerre avec les chefs d’État de Berlin, Rome et Tokyo, était tout aussi idiote.

Aujourd’hui seule une petite minorité est encore capable de comprendre suivant la même ligne cohérente la vacuité des accusations respectives que s’échangent dans les réunions de l’O.N.U. les Acheson et les Vyšinskij, avec un hommage ostentatoire à la même doctrine passéiste de l’histoire. Tous les deux font remonter la cause de l’éclatement d’une nouvelle et terrible guerre (entre ceux qui hier étaient frères pour punir les agresseurs et juger les criminels) au désir du groupe dirigeant opposé d’avoir plus de pouvoir, plus de territoire, plus de contrôles des masses humaines.

Ils déclarent tous les deux qu’un cataclysme historique universel peut naître de cette soif sadique de pouvoir chez une hiérarchie restreinte de chefs, sans qu’interviennent d’autres causes : tous les deux disent en effet que la paix est leur objectif, et qu’elle est possible, à condition que le groupe adverse puisse être « désintoxiqué » !

Or, si parmi nos rares groupes marxistes révolutionnaires se tenant loin des bandes et des troupeaux engagés par l’un ou l’autre des deux « super-grands », il est clair que tout marxisme disparaît quand on utilise l’autre vision opposée de l’histoire – s’il est clair qu’à l’inverse le « facteur déterminant » doit se trouver dans la sphère économique et dans la lutte des classes sociales –, si donc ceci est évident, comment est-il possible que dans ces groupes à la fois anti-staliniens et anti-trumaniens, certains attribuent la guerre et l’oppression à la mauvaise volonté des hommes ? C’est en effet ce à quoi ils ne peuvent qu’aboutir quand, pour « expliquer la Russie d’aujourd’hui », ils cherchent une troisième classe dans une hiérarchie d’État qui, en savourant toujours plus à fond les voluptés du pouvoir récemment conquis, a barré notre route (celle du petit livre d’Engels) de l’état sauvage à la société communiste, avec un obstacle aussi gigantesque qu’inattendu.

Mais vous ne prétendez tout de même pas qu’un petit livre insignifiant puisse renfermer toute l’évolution historique ?

Un moment ! Moins que personne, nous, modestes vulgarisateurs de vieux thèmes de propagande, qui n’ayant jamais été soudoyés devons vivre du travail quotidien, et qui ne disposons pas non plus d’une encyclopédie (peut-être par haine pour Voltaire), nous ne pouvons contester la possibilité que surgisse un contradicteur bien ferré, informé, qui ait pu élaborer d’immenses matériaux scientifiques puisés à tout l’horizon. Morgan lui-même, sur lequel Engels s’arrêta, a lutté pendant plus de quarante ans pour étudier le problème et obtenir un peu d’appui du gouvernement américain, puis, comme il n’était pas en odeur de sainteté (y a-t-il encore des savants naïfs ?), il fut jeté aux oubliettes. Nous sommes donc toujours prêts à peser notre ignorance de dilettantes.

Nous n avançons qu’une prétention. De toutes parts on prétend parler au nom de Marx; on ne le considère donc pas « dépassé » , même si près de quatre-vingt ans nous séparent de son oeuvre. Béria, qui remplaçait Staline lors de la commémoration d’Octobre, a terminé par un hymne aux grands enseignements de Marx, Engels, Lénine et Staline. Les feuilles d’Acheson diffusent pour la propagande américaine le texte de sir David Kelly, ex-ambassadeur des travaillistes à Moscou, dont le titre est : « Karl Marx frappé par la tyrannie de Staline ».

Nous nous attarderons donc à apprendre d’un contradicteur quand il s’en trouvera un qui ait le cran d’inscrire en tête de son traité, ce simple et bref épigramme : comme était bête ce Marx !

Car c’est alors seulement que ce contradicteur aura le droit de nous expliquer qu’à cause de tels et tels résultats indiscutables d’une recherche positive, il découle que la vision de l’histoire dont nous sommes les catéchumènes, est désormais fausse.

Tous les autres sont trop préoccupés de passer pour des marxistes pour n’être pas à nos yeux, aussi bêtes que salauds.

Hier

Continuons avec un passage d’Engels, pour montrer que tout s’effondre si nous donnons crédit à la bourde des individus énergiques, audacieux et pressés de régner, et des cliques bureaucratiques qui ont installé leur souverain rond-de-cuir sur les cratères des grands volcans de l’histoire pour qu’il en éteigne les éruptions par la puissance du flatus a tergo (un pet, ndt).

Nous laissons maintenant, comme nous l’avons dit, le problème du sexe et l’explication des formes primitives de la famille. Il nous intéresse seulement de citer un passage, d’importance fondamentale parce qu’il vaut pour tous les problèmes relatifs à la société future, depuis que notre école a renversé l’école utopiste. La monogamie n’est pas un état « naturel », étant donné qu’elle n’a pas toujours existé; il est démontré que les divers peuples ont connu des stades non seulement de polygamie et de polyandrie, mais aussi de mariage de groupe. Au sein de la tribu primitive, il y a plusieurs gens; les membres d’une même gens ne peuvent se marier entre eux; les mâles d’une gens ou un groupe de ceux-ci sont les « poly-maris » d’un groupe de « poly-épouses » de l’autre gens. Nous avons forgé ces deux termes pour faire comprendre le concept de mariage de groupe, qui précède la monogamie et qui est bien différent de la promiscuité sexuelle indifférenciée ou des fables sur l’amour libre : il est aussi stupide de sourire que de se scandaliser. Quoiqu’il en soit, la forme actuelle de la famille est récente et contingente. Et donc elle laissera à son tour la place à des formes nouvelles. Lesquelles ? Voilà le cri du cœur du petit-bourgeois. Ici Engels conclut :
« ce que nous pouvons conjecturer aujourd’hui de la manière dont s’ordonneront les rapports sexuels après l’imminent coup de balai à la production capitaliste est surtout de caractère négatif (100 fois nous avons écrit cette thèse, certains de la copier, mais sans pouvoir nous rappeler à quel endroit…) et se borne principalement à ce qui disparaîtra. Mais quels éléments nouveaux viendront s’y agréger ? Cela se décidera quand aura grandi une génération nouvelle ».

Laissons donc Vyšinskij et Acheson, dignes compères, se reprocher réciproquement des atteintes à la sainteté de la famille, comme au caractère sacré de la personne humaine et en général à la sauvegarde de la « civilisation » commune actuelle. Ce ne sont pas les destructeurs, mais les défenseurs des institutions actuelles de la personnalité, de la famille et de la civilisation, qui finiront collés au mur.

Sautons au passage de la barbarie à la civilisation. La clé des transformations réside dans les formes successives de la division du travail. Jusqu’à la fin du premier stade de la barbarie, il n’existe que la division naturelle du travail, celle entre les sexes. Il en découle la société des gens, communauté limitée d’hommes. Engels écrit un véritable hymne à ce système barbare. Cette organisation simple résout tous les problèmes internes sans conflit. A l’extérieur, oui, c’est la guerre qui résout les problèmes : nous ne sommes pas dans une Arcadie… ou dans un monde où l’organisation des Nations Unies fonctionnerait comme il suffit aux Nenni selon les principes de sa charte constitutive (espèce d’Acheson !). Nettoyez-vous les oreilles de la voix de Nenni, nous passons à celle d’Engels :
« la guerre peut se terminer par l’anéantissement de la tribu, mais jamais par son asservissement. La grandeur, mais aussi l’étroitesse (réfléchir !) de l’organisation gentilice, c’est qu’elle n’a point de place pour la domination et la servitude ! ».

La division du travail due aux progrès de la technique prévaut maintenant sur la division naturelle du travail entre les sexes. Première grande division sociale du travail : les éleveurs de bétail domestique se séparent des simples chasseurs et pêcheurs : les premiers produisent déjà plus qu’ils ne consomment, ils apprennent de nouvelles consommations (lait, peaux, fils, tissus,…). La propriété privée est née : moi, pauvre animal humain, je ne pouvais que philosopher : Dieu l’a créée. Et je ne peux aujourd’hui que philosopher : le Diable nous l’a apportée.

Apprendre qu’on peut produire plus signifie apprendre à se procurer la force de travail : le groupe vainqueur n’extermine plus le vaincu. Il a commencé à se civiliser : il rend esclave le prisonnier. La première division en classes est née : esclaves et patrons.

La deuxième grande division sociale du travail se produisit avec la différenciation de l’artisanat et de l’agriculture. La production esclavagiste est intégrée au système social. Nouvelle division en classes de la société entre riches et pauvres. Nous sommes maintenant arrivés au seuil de la civilisation »; et nous sommes aussi arrivés au seuil de la bureaucratie : racontez-le nous, Frédéric, et que votre ombre nous pardonne les points de suspension.
« Partout la confédération des tribus apparentées devient nécessaire; bientôt aussi leur fusion et, du même coup, la fusion des territoires de tribus séparées en un territoire collectif du peuple. Le chef militaire du peuple – rex, basileus, thiudans – devient un fonctionnaire indispensable permanent. L’assemblée du peuple surgit… La guerre autrefois pratiquée pour se venger d’usurpations ou pour étendre un territoire devenu insuffisant, est maintenant pratiquée en vue du seul pillage et devient une branche permanente d’industrie. Ce n’est pas sans motif que les murailles menaçantes se dressent autour des nouvelles villes fortifiées; dans leurs fossés s’ouvre la tombe béante de l’organisation gentilice et leurs tours s’élèvent déjà dans la civilisation… Les guerres de rapine accroissent le pouvoir du chef militaire suprême comme celui des chefs subalternes (et dire qu’Eisenhower et Rokossovski étaient in mente dei, et avec eux Franco et Perón, De Gaulle et Tito…); le choix habituel de leurs successeurs dans les mêmes familles devient peu à peu… une hérédité d’abord tolérée, puis revendiquée et finalement usurpée; le fondement de la royauté héréditaire est établi ».

La civilisation s’est alors épanouie et avec le Moyen Age une troisième division sociale du travail nous apporte les marchands, classe qui ne s’occupe pas de la production mais de l’échange des produits. Nous sommes au stade monétaire; il encourage la formation des richesses et des possessions les plus grandes; il accentue la division en classes; ici surgit l’État (ce qui démontre que, comme la famille et la propriété, il n’existe pas de toute éternité). Engels nous montre comment arrive cette naissance à Athènes, à Rome, chez les Germains. Et c’est là que se trouvent les passages fondamentaux cités par Lénine dans son État et la Révolution.

Premier point, clou que nous avons tant de fois enfoncé : unité de territoire. Deuxième point : institution d’une force publique.
« Elle peut être très insignifiante, quasi inexistante dans des sociétés où les antagonismes de classe ne sont pas encore développés et dans des régions écartées, comme c’est le cas à certaines époques et en certains lieux des États-Unis d’Amérique (1884). Mais elle se renforce à mesure que les contradictions de classes s’accentuent à l’intérieur de l’État et que les États limitrophes deviennent plus grands et plus peuplés – considérons plutôt notre Europe actuelle, où la lutte des classes et la rivalité de conquêtes ont fait croître à un tel point la force publique qu’elle menace de dévorer la société toute entière, et même l’État ».
Aujourd’hui, en 1950, il est clair qu’avec la marine, l’aviation, la radio modernes, tous les grands États sont « limitrophes ». Mais seuls les aveugles ne peuvent pas voir que la police et la bureaucratie devaient selon notre vision marxiste traditionnelle, aller vers leur inexorable inflation.

Engels parle ensuite des impôts. Et il dit : « disposant de la force publique (facteur politique) et du droit de faire rentrer les impôts (facteur économique !) les fonctionnaires apparaissent maintenant (le coq n’avait pas encore chanté l’aube du premier janvier 1901), comme organe de la société, au-dessus de la société… Il faut assurer leur autorité par des lois d’exceptions grâce auxquelles ils jouissent d’une sainteté et d’une inviolabilité particulières ».

Rions, rions, peut-être à la Vyšinskij (mais pas aussi jaune); les Chaulieu et compagnie ont découvert au milieu du siècle, la toute-puissance de la bureaucratie stalinienne !

Après avoir établi sur des bases de granit la doctrine de la mort de l’État, déduite de l’histoire de sa naissance, Engels conclut sur la civilisation :
« d’après ce que nous avons exposé précédemment, la civilisation est donc le stade de développement de la société où la division du travail, l’échange qui en résulte entre les individus et la production marchande qui englobe ces deux faits, parviennent à leur plein développement et bouleversent toute la société antérieure ». Et un peu plus loin : « l’abrégé de la société civilisée est l’État qui, dans toutes les périodes typiques, est exclusivement l’État de la classe dominante et qui reste essentiellement, dans tous les cas, une machine destinée à maintenir dans la sujétion la classe dominée, exploitée ».

Cette civilisation dont nous avons montré l’avènement doit connaître son apocalypse avant nous. Socialisme et communisme sont différents et postérieurs à la civilisation, de même que la civilisation fut différente et postérieure à la barbarie. Il ne sont pas une nouvelle forme de la civilisation.
Comme le fondement de la civilisation est l’exploitation d’une classe par une autre classe, tout son développement se meut dans une contradiction permanente ».

Si donc Truman, Staline et Churchill peuvent se tenir sous un même parapluie anti- barbares, et si Chaulieu et autres épaves veulent y trouver une place, nous, avec Marx, Engels et Lénine, nous restons en dehors.

Il peut être troublant que le communisme n’ait pu encore jaillir de la chute de la civilisation mais il est ridicule de vouloir troubler la satisfaction capitaliste par la menace d’alternatives barbares.

Revenons un peu en arrière pour dédier aux barbares une page encore plus admirative. Il s’agit de la naissance du grand État germain des Francs, de l’Empire de Charlemagne sur les ruines de l’Empire de Rome. Ce furent les, jeunes forces barbares qui détruisirent une bureaucratie pourrie.
« L’État romain était devenu une machine gigantesque, compliquée, exclusivement destinée à pressurer les sujets… L’oppression était poussée jusqu’à l’intolérable par les exactions des gouverneurs, des collecteurs d’impôts, des soldats… L’État romain… fondait son droit à l’existence sur le maintien de l’ordre à l’intérieur, et sur la protection contre les Barbares à l’extérieur. Mais son ordre était pire que le pire des désordres, et les Barbares, contre lesquels il prétendait protéger les citoyens, étaient attendus par ceux-ci comme des sauveurs ».
Avec les victorieuses invasions, il semblait que l’histoire se fût arrêtée et avec elle la civilisation et la culture, tandis que l’Europe, arrachée à Rome, s’ordonnait selon les formes de la constitution germanique des gens. Mais ceci ne fut pas. Le jeune sang barbare assimila tout ce qu’il y avait de vital et de vivant dans la tradition classique. Comme toujours, tout ce que le vaincu avait élaboré de technique, de savoir, de progrès effectif ne disparut pas, mais conquit le vainqueur. Nous avons tant de fois cité l’exemple des victorieuses invasions barbares, comme celui des victorieuses coalitions anti-jacobines et anti-napoléoniennes contre la déviation défensiste. Voici le passage qu’il nous faut : « les classes sociales du IXème siècle s’étaient constituées non dans l’enlisement d’une civilisation en décadence, mais dans les douleurs de l’enfantement d’une civilisation nouvelle. La nouvelle génération, les maîtres comme les serviteurs, étaient une génération d’hommes, comparée à ses prédécesseurs romains ».

« Mais quel était donc le mystérieux sortilège grâce auquel les Germains insufflèrent à l’Europe agonisante une nouvelle force vitale ? Serait-ce une vertu miraculeuse, inhérente à la peuplade germanique, comme nous le content nos historiens chauvins ? Point du tout… Ce ne sont pas leur qualités nationales spécifiques qui ont rajeuni l’Europe, mais simplement leur barbarie, leur organisation gentilice ».

« Tout ce que les Germains inoculèrent au monde romain de force vitale et de ferment vivifiant était barbarie. En fait seuls des barbares sont capables de rajeunir un monde qui souffre de civilisation agonisante ».

Aujourd’hui

Erreur, erreur donc ultra-banale et indigne du marxisme que de tenter d’expliquer l’arrêt de l’antagonisme de classe et de la révolution anti-capitaliste par la volonté malveillante de cliques policières.

Erreur énorme que placer après le stade de la civilisation capitaliste, que nous proclamons le dernier et le pire de la civilisation, une nouvelle et imprévue civilisation de classe. Non-sens que chercher une troisième classe pour établir que l’État est celui de cette classe dominante, différente de la bourgeoisie, et qui ne serait rien d’autre que le personnel de l’État : personnel qui n’est pas un nouveau… personnage, parce que nous l’avons toujours vu et analysé dans tous les duels de classes et toutes les formes subséquentes d’État.

Erreur, comme nous voyons et comme nous verrons encore, que la suite historique : capitalisme privé, capitalisme d’État, socialisme. Si ce troisième devait tenir la scène, comme dans les pochades et les vaudevilles, on ne pourrait échapper à la conclusion du Bulletin de la gauche française : non ostracisme et scandale mais alliance et appui à la figure numéro deux, pour que le capitalisme d’État d’Hitler ou de Staline, leurs ministres, en viennent le plus rapidement possible à rester seuls face à nous.

Dans l’immédiat après-guerre et dès la première apparition du fascisme en Italie, en 1919, nous avons résolu le problème historico-stratégique : pas de bloc démocratico-libéral contre le fascisme – mais également pas de bloc avec le fascisme contre la bourgeoisie libérale. Nous l’avions dit tout de suite : parce qu’il ne s agit pas de deux sociétés de classe différentes, mais de la même.

Le fait d’avoir expérimenté la stratégie bloccarde, et dans ces deux possibilités, suffit à expliquer le repli de notre révolution.

La conception la plus absurde est celle qui veut placer devant le monde infâme, mais à très haut potentiel, de la société capitaliste (et aussi devant la majorité des prolétaires qui lui est assujettie à cause des grandes erreurs historiques), une alternative consistant dans le phantasme de la barbarie. Vous n aurez pas la révolution créatrice d’un monde nouveau, vous l’étranglerez peut-être, mais vous aurez quand même la crise d’effondrement de la société actuelle : vous réussirez à ne pas passer au socialisme, mais retomberez-vous de la civilisation dans la barbarie ? La menace, de type purement intellectuel, n’épouvantera aucun bourgeois et ne poussera à la lutte aucun prolétaire. Aucune société n’entre en décadence en raison de ses lois internes, de ses nécessités internes, si ces lois et ces nécessités ne conduisent pas à faire se lever une multitude d’hommes, organisée les armes à la main – c’est ce que nous savons et que nous attendons. Aucune « civilisation de classes », si corrompue et répugnante soit-elle, ne connaît de mort sans traumatismes.

Quant à la barbarie, qui succèderait à la mort du capitalisme par dissolution spontanée, si sa disparition fut considérée par nous comme une nécessaire prémisse du développement ultérieur, qui inévitablement devait passer par les erreurs des civilisations suivantes, ses caractéristiques en tant que forme humaine de vie commune, n’ont rien d’horrible qui en ferait craindre l’impensable retour.

Comme c’est arrivé à Rome, pour que ne disparaisse pas tant et tant d’apports à l’organisation des hommes et des choses, avec les hordes sauvages porteuses inconscientes d’une lointaine mais plus grande révolution, nous voudrions qu’aux portes de ce monde bourgeois de profiteurs, d’oppresseurs et d’exterminateurs, se presse une puissante vague barbare, capable de le renverser.

Mais à l’intérieur de ce monde, s’il y a des frontières des murs et des rideaux, toutes les forces, mêmes si elles s’opposent et se combattent, se rangent toutes sous la tradition de la même civilisation.

Quand le mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière pourra se redonner ses forces et son encadrement, et quand pourront surgir des formations qui ne seront pas aux ordres de la civilisation d’Acheson ou de Maliko (Malenkov, ndt), ce seront alors des forces barbares, qui ne dédaigneront pas le fruit mûr de la puissance industrielle moderne, mais qui l’arracheront aux griffes des exploiteurs et briseront leurs dents féroces, qui mordent encore.

Que vienne donc, pour le socialisme, une nouvelle et féconde barbarie, comme celle qui descendit par les Alpes et rénova l’Europe, ne détruisit pas mais exalta l’apport de siècles de savoir et d’art emprisonné au sein du formidable empire ![1]

Notes :
[prev.] [content] [end]

  1. Notes des traducteurs
    Cet article est le premier de 4 articles où Chaulieu (Castoriadis) est pris à partie nommément. Les autres seront écrits en 1953 : La batrachomyomachie, Croassements de la praxis et enfin Danse des Fantoches. En fait on a vu que les thèses de Socialisme ou Barbarie étaient déjà la cible d’autres fili de l’année 1951, notamment ceux sur le caractère anonyme du capital (La doctrine du diable au corps). [⤒]


Source : « Battaglia Comunista » Nr. 22, 18–27 Novembre 1951. Traduit dans Invariance. Traduction non vérifiée, se repporter à l’original.

[top] [home] [mail] [search]