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LA DOCTRINE DU DIABLE AU CORPS


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La doctrine du diable au corps
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Sur le fil du temps

La doctrine du diable au corps

Pour faire en sorte que les boussoles qui ont perdu le nord redeviennent des indicateurs de bonne route, il est indispensable d’éclaircir le problème du capitalisme d’État.

Nous avons essayé d’apporter de nombreuses contributions, tirées du bagage des notions traditionnelles de l’école marxiste, pour démontrer que le capitalisme d’État non seulement n’est pas l’aspect le plus récent du monde bourgeois, mais que ses formes, mêmes les plus achevées, sont très anciennes et correspondent au surgissement même du type capitaliste de production : elles ont servi en tant que facteurs originels de l’accumulation primitive, et ont de loin précédé le milieu fictif et conventionnel, – qui se rencontre bien plus dans le domaine de l’apologie bourgeoise que dans la réalité – de l’entreprise privée, de la libre entreprise et autres belles choses.

Comme nous l’avons déjà dit, il y a de nombreux groupes, dans le camp des communistes de gauche antistaliniens, qui ne le voient pas ainsi. Sur la base des premiers textes nous leur disions, par exemple : « Où qu’il soit et où que soit la forme économique du marché, le capitalisme est une force sociale. Et c’est une force de classe. Et il a à sa disposition l’État politique ». Et nous ajoutions la formule qui pour nous exprime bien les plus récents aspects de l’économie mondiale : « Le capitalisme d’État n’est pas un assujettissement du capital à l’État, mais un assujettissement plus ferme de l’État au capital ».
Ces groupes trouvent au contraire que les termes de la première thèse étaient « exacts jusqu’en 1900, date à laquelle on a l’habitude de faire débuter l’époque de l’expansion impérialiste, et restent tels quels actuels mais sont incomplets au moment où l’évolution du capitalisme attribue à l’État la fonction de soustraire la phase terminale de cette évolution à l’initiative privée ». Et ils laissent entendre que nous serions des retardataires dans le monde de la « culture » économique, si nous ne comprenions pas que celle-ci, quand elle cesse de s’accorder à l’histoire, cesse d’être marxiste, et si nous ne cherchions pas les compléments à l’analyse de Marx sur l’économie d’État en étudiant les textes dus à la puissante personnalité de l’économiste Kaiser. Vieille et fatale mauvaise habitude Une thèse oui veut exprimer des rapports donnés entre des choses et des faits se vérifie en la confrontant avec les choses et les faits et non pas en lisant la signature pour se déterminer à partir de la personnalité puissante ou impuissante de l’auteur !

Pour nous la personnalité importe peu, que ce soit celle d’un Kaiser ou d’un autre, et si celui-ci en vient en 1950 à attaquer l’idole de l’initiative privée, nous, nous savons bien que don Carlo le mit en pièces il y a un bon siècle : on comprend que nous le sachions étant donné que nous sommes des retardataires têtus, des lecteurs paresseux de la dernière édition…

Dans le marxisme la notion d’initiative privée n’existe pas; baissez les yeux sur la cadran de la boussole plutôt que de lever les yeux au ciel comme le fait celui qui entend des paradoxes (paradoxe : chose qui semble fausse à l’oreille commune, alors qu’elle est absolument vraie ).

Nous avons dit, dans mille discours de propagande, que le programme socialiste consiste dans l’abolition de la propriété privée des moyens de production, nous l’avons justifié avec les gloses de Marx au programme de Gotha et avec celles de Lénine sur Marx. Propriété, disions-nous, non pas économie privée. L’économie pré-capitaliste était privée, c’est-à-dire individuelle. Propriété est un terme qui n’indique pas un rapport purement économique mais un rapport juridique, il fait référence au domaine non plus des seules forces de production mais des rapports de production. Propriété privée signifie droit privé lequel est sanctionné par les codes bourgeois : cela nous ramène à l’État et au pouvoir, facteurs de force, de violence, dans les mains d’une classe. Notre vieille et saine formule ne signifie rien, si elle ne contient pas déjà la notion que pour dépasser l’économie capitaliste il faut dépasser la construction juridique et étatique qui lui correspond.

Ces quelques notions élémentaires devraient suffire à conjurer le piège contenu dans la thèse :la propriété individuelle une fois devenue propriété de l’État, l’usine une fois nationalisée, le programme socialiste est réalisé.

Entendons-nous : les groupes dont nous contestons le jugement ne soutiennent pas que le capitalisme d’État est déjà le socialisme, mais ils en arrivent à soutenir qu’il est une troisième et nouvelle forme entre capitalisme privé et socialisme. Ils disent en fait qu’on a deux moments différents, celui où « l’État a plus la vieille fonction de gendarme que d’agent de l’économie » et celui où « l’exercice de la force augmente au maximum en vue de la protection particulière de l’économie concentrée en lui ». Nous, nous disons que dans ces deux formules, plus ou moins heureusement rédigées, et mieux, dans ces deux époques historiques, le capitalisme est le même, la classe dominante est la même, l’État historique est le même. L’économie est l’ensemble du domaine social dans lequel adviennent les faits de la production et de la distribution, et tous les hommes y participent; l’État est une organisation précise qui agit dans le domaine social, et l’État de la période capitaliste y a toujours la fonction de gendarme et de protecteur des intérêts d’une classe et du type de production qui correspond historiquement à cette classe. L’État qui concentre en lui l’économie est une formule incongrue. Pour le marxisme, l’État est toujours présent dans l’économie, son pouvoir et sa violence légale sont des facteurs économiques du début à la fin. On peut tout au plus s’exprimer : l’État, en certains cas déterminés, assume avec son administration la gestion des entreprises de la production industrielle; et s’il les assume toutes, il aura concentré la gestion des entreprises, jamais l’économie. Surtout tant que la distribution advient à l’aide de prix exprimés en monnaie (qu’ils soient fixés d’office importe peu) et par conséquent tant que l’État est une entreprise parmi les entreprises, un contractant parmi les contractants; c’est encore pire quand on considère comme entreprise autonome chacune des entreprises nationalisées, comme le font les labouristes, les churchilliens et les staliniens. Pour sortir de ceci, il ne faut pas faire appel à des mesures administratives mais à la force révolutionnaire de la guerre de classe.

Le problème est mieux posé dans un intéressant bulletin des camarades du « Groupe français de la gauche communiste internationale » dont nous ignorons dans leur écrit les noms et les personnalités. Le problème est posé au travers de questions sensées et qui méritent un développement adéquat, et en contraste à la vision du groupe bien connu de Chaulieu, influencé par la théorie de la « décadence » et du passage du capitalisme à la barbarie, barbarie qui ensuite inspirerait l’horreur dans la mesure où les régimes « bureaucratiques » l’inspirent. Une théorie dans laquelle vraiment, on ne comprend pas quelle sorte de Kaiser indiquent les boussoles tant on déblatère de marxisme. Sur la décadence du capitalisme, nous avons les éléments du bulletin interne de notre mouvement, où l’on traite de la théorie erronée de la courbe descendante. Sans user de suffisance scientifique, on peut dire qu’est idiote la théorie qui dit : ô capitalisme, fais tes affaires tranquillement, arrête-nous, fous-toi de nous tout à fait, réduis-nous à trois chats pelés ne méritant pas même un coup de pied : nous allons nous refaire bientôt; tout cela signifie que tu es en train de déchoir. Qu’est-ce que ce serait s’il n’était en décadence… Quand à la barbarie, elle s’oppose à la civilisation et donc à la bureaucratie. Nos ancêtres barbares, bienheureux étaient-ils, n’avaient pas d’appareils d’organisation ayant pour base (sacré vieil Engels !) deux éléments : un territoire bien défini, une classe dominante bien définie. Il y avait le clan, la tribu, pas encore la civitas. Civitas veut dire ville et veut dire aussi État. Civilisation opposée à barbarie, veut dire organisation étatique et forcément veut dire aussi bureaucratie. Plus d’État, plus de civilisation, plus de bureaucratie et ceci tant que se succèdent les civilisations de classe. Voici ce que dit le marxisme. Ce n’est pas le retour à la barbarie mais le devenir à la supercivilisation qui nous couillonne dans tous les territoires où dominent les monstres des super-organisations étatiques contemporaines. Mais laissons à leurs crises existentielles les gens de Socialisme ou Barbarie, que le bulletin cité réfute en un titre juste : Deux ans de bavardage. Comme on le sait, entre nous il est interdit de bavarder !

Venons-en aux formules équilibrées avec lesquelles les camarades français posent le problème : Définition de la classe dirigeante des pays de capitalisme d’État. Exactitude ou insuffisance de la définition : capitalisme héritier des révolutions libérales.

La conclusion à laquelle tend ce groupe est juste : cesser de présenter la bureaucratie comme une classe autonome, perfidement nichée au sein du prolétariat, et la considérer comme un vaste appareil lié à une situation historique donnée de l’évolution mondiale du capitalisme. Nous sommes donc sur la bonne voie : la bureaucratie que toutes les sociétés de classe ont eue, n’est pas. une classe, elle n’est pas une force de production, c’est une des « formes » de la production, propre à un cycle donné de domination de classe. Dans certaines phases de l’histoire, elle semble apparaître sur la scène comme protagoniste; nous allions dire nous aussi dans les phases de décadence; ce sont au contraire dans les phases pré-révolutionnaires et celles d’une expansion maximale. Pourquoi appeler décadente la société prête à l’intervention de la révolution sage-femme, de l’obstétricienne qui fera venir à la lumière la nouvelle société ? Ce n’est pas la femme enceinte qui est décadente mais la femme stérile. Les Chaulieu voient le ventre énorme de la société capitaliste et ils échangent l’habileté de la sage-femme devant l’utérus gonflé contre une imaginaire stérilité de la femme enceinte. Ils accusent le bureaucratisme du Kremlin de nous avoir donné un socialisme mort-né par abus de pouvoir, alors que le tort est de ne pas avoir empoigné les forceps de la révolution pour déchirer le ventre de l’Europe-Amérique, tendu par la luxuriante accumulation du capital; et d’avoir consacré des efforts inutiles à une matrice inféconde. Et peut-être seulement à une matrice non fécondée, se repliant de la bataille de la récolte à celle des semailles.

Passons à la partie purement d’économie marxiste, après un seul et bref éclaircissement. La locution « capitalisme héritier des révolutions libérales » justement citée comme centrale contient la thèse historique précise : c’est un seul cycle, un cours unique de classe que celui du capitalisme, de la révolution bourgeoise à la révolution prolétarienne et on ne doit pas le rompre en plusieurs cycles sous peine de renoncer au marxisme révolutionnaire. Mais on doit plutôt dire : capitalisme issu des révolutions bourgeoises, et non libérales. Il serait mieux de dire des révolutions « anti-féodales ». En effet c’est pour l’apologétique bourgeoise que le libéralisme, en tant qu’idéal général, était le but et le mobile de ces révolutions. Marx surgit pour démentir ceci, et pour lui, la fin historique de celles-ci est la destruction des obstacles posés à la domination de la classe capitaliste.

C’est seulement en un tel sens que la brève formulation est exacte. Il s’en déduit clairement : le capital peut bien se dépouiller du libéralisme sans changer de nature. Et se déduit aussi clairement le sens de la dégénérescence, de la dégénérescence de la révolution en Russie n’est pas d’être passée de la révolution pour le communisme à la révolution pour un type développé du capitalisme, mais à une pure révolution capitaliste, concurremment à la domination capitaliste dans le monde entier, qui par étapes successives élimine les vieilles formes féodales et asiatiques dans les différentes zones. Puisque dans la situation historique du l7ème, l8ème, 19ème siècle la révolution capitaliste devait avoir des formes libérales, au 20ème siècle elle a des formes totalitaires et bureaucratiques.

La différence dépend non de variations qualitatives fondamentales du capitalisme, mais de l’énorme différence de développement quantitatif tant sur le plan de l’intensité dans chaque métropole que sur celui de la diffusion à l’échelle planétaire.

Et que le capitalisme, pour sa conservation comme pour son développement et son extension, adopte toujours moins les balivernes libérales et toujours plus les moyens de la police et de l’étouffement bureaucratique, la ligne historique étant bien repérée, ne nous conduit pas à hésiter un seul instant sur la certitude que ces mêmes moyens devront servir à la révolution prolétarienne. Elle maniera cette violence, ce pouvoir, cet État et cette bureaucratie : despotisme comme l’a dit avec un terme plus terrible le Manifeste d’il y a 103 ans; puis elle saura se débarrasser de tout cela.

Le chirurgien ne dépose pas le bistouri ensanglanté avant que le nouvel être ait émis, avec le premier air inspiré, l’hymne à la vie.

Hier

Avec la disparition des personnes privées qui, en tant que propriétaires des usines, organisent la production, la forme fondamentale du capitalisme disparaît-elle ? Voici, dans le domaine économique, l’objection qui arrête un grand nombre.

« Le capitaliste » est nommé cent fois par Marx. D’autre part le mot « capital » vient de caput qui signifie tête et par conséquent, traditionnellement, est capital toute richesse léguée, attribuée à toute personne titulaire d’un titre. Pourtant la thèse (à laquelle depuis quelque temps nous consacrons des exposés qui n’apportent rien de neuf mais ne font qu’expliquer seulement) qui affirme que l’analyse marxiste du capitalisme n’a pas comme élément nécessaire la personne du patron d’entreprise reste vraie. Les citations de Marx seraient innombrables, nous conclurons avec une seule.

Prenons le prétendu capitalisme classique de la « libre » entreprise. Marx met de tels adjectifs toujours en italiques; ils caractérisent justement l’école économique bourgeoise qu’il combat et détruit dans ses conceptions. C’est le point qu’on oublie toujours.

Naturellement on suppose que dans les mains de Monsieur X, le premier capitaliste apparu, il y avait une masse d’argent. Bien. Des sections entières de l’œuvre répondent à la question : comment cela se peut-il ? Les réponses sont variées : vol, rapine, usure, marché noir et, comme nous l’avons souvent vu, ordre du roi ou loi de l’État.

Et alors, X, au lieu de tenir le petit sac de monnaie d’or et le faire rouler chaque nuit entre ses doigts, agit comme un citadin imbibé des idées civiles libérales et humanitaires : il affronte noblement les risques de faire circuler son capital.

Donc, premier élément : l’argent accumulé.

Second élément : achat de matières premières, le classique coton brut en balles rencontré dans tant d’articles et de paragraphes.

Troisième élément : achat d’un immeuble où l’on installe la fabrique et les métiers pour filer et tisser.

Quatrième élément : organisation et direction technique et administrative : le capitaliste classique y pourvoit lui-même; il a étudié, circulé, voyagé; il a imaginé les nouveaux systèmes qui, travaillant les balles et produisant les fils en masse, les rendront moins coûteux. Il habillera à bon marché les gueux d’hier et jusqu’aux noirs d’Afrique centrale habitués à aller nus.

Cinquième élément : les ouvriers qui opèrent avec les métiers à tisser. Ils n’auront pas l’obligation d’apporter une once de coton brut ou une seule petite canette de rechange; choses qui arrivaient dans les temps semi-barbares de la production individuelle. Mais en même temps, gare s’ils emportent un seul bout de coton pour raccommoder leur pantalon. Ils sont payés avec une marchandise, juste équivalent de leur temps de travail.

Ces éléments étant entrés en combinaison, il en résulte ce qui est le mobile et le but de tout le procès : la masse des fils ou des tissus. Le fait essentiel est que celle-ci ne peut être portée sur le marché que par le capitaliste et le produit en argent est entièrement et seulement à lui.

C’est toujours cette vieille histoire. Vous connaissez les comptes. Sortie : le coût du coton brut – tant pour compenser l’usure de l’immeuble et de l’outillage – et les salaires des ouvriers. Entrée : le prix du produit vendu. Cette partie dépasse la somme des trois autres et la différence constitue le bénéfice, le profit de l’entreprise.

Il importe peu de savoir que le capitaliste fait ce qu’il veut de cet argent récupéré. Il pouvait le faire aussi avec l’argent du départ sans rien fabriquer. Le fait important est que, après avoir tout racheté et reconstitué tous les stocks équivalents au premier investissement, il a dans les mains une masse de valeur supérieure à l’originelle. Il peut la consommer personnellement, c’est sûr. Mais socialement il ne le peut, et quelque chose l’oblige à l’investir en grande partie, à la poser à nouveau comme un capital.

Marx dit que la vie du capital ne consiste que dans son mouvement comme valeur perpétuellement en train de se multiplier. La volonté de la personne du capitaliste n’est pas nécessaire pour cela de même qu’elle ne pourrait l’empêcher. Le déterminisme économique n’oblige pas seulement le travailleur à vendre son temps de travail mais également le capital a s’investir et à s’accumuler. Notre critique du libéralisme ne consiste pas à dire qu’il y a une classe esclave et une classe libre : il y en a une exploiteuse et une profiteuse, mais elles sont toutes les deux liées aux lois du type historique de production capitaliste.

Le procès n’est donc pas un procès d’entreprise mais un procès social, et c’est seulement en tant que tel qu’il peut être compris. Déjà chez Marx, nous avons les hypothèses que les divers éléments se détachent de la personne de l’entrepreneur capitaliste et sont tous remplacés par la participation à un quota du bénéfice réalisé dans l’entreprise productive. Premièrement : l’argent peut être celui d’un prêteur, d’une banque et recevoir un intérêt périodique. Deuxièmement : à cause de cela les matières premières achetées avec un tel argent ne sont pas en substance propriété de l’entrepreneur mais de celui qui finance. Troisièmement : en Angleterre le propriétaire d’un édifice, maison ou entreprise, peut ne pas l’être du sol qu’il occupe : de toute façon la maison et la fabrique peuvent être louées. Rien n’interdit qu’il en soit de même pour les métiers à tisser, toutes les machines et les outils. Quatrième élément : l’entrepreneur peut ne pas avoir les connaissances techniques et administratives de direction : il engage alors ingénieurs et comptables. Cinquième élément : les salaires des travailleurs; évidemment même leur distribution est faite avec les avances de celui qui finance.

La stricte fonction d’entrepreneur se réduit à celle d’avoir eu l’intuition que sur le marché il y a demande de certaines masses de produits, dont le prix de vente dépasse le coût de tout ce qui est indiqué plus haut. Là, la classe capitaliste se délimite dans la classe des entrepreneurs qui est une force sociale, politique, base principale de l’État bourgeois. Mais la couche des entrepreneurs ne coïncide pas avec celle des propriétaires d’argent, du sol, des maisons, des usines, des marchandises, des machines, etc.

Il y a deux formes et points fondamentaux pour reconnaître le capitalisme. L’un est que le droit de l’entreprise de production à disposer des produits et du profit provenant de leur vente (des prix fixés ou des réquisitions de marchandises n’affectent pas le droit à un tel bénéfice) ne soit pas attaqué ni remis en cause. Ce qui protège un tel droit fondamental dans la société présente est, dès le début, un monopole de classe, c’est un échafaudage de pouvoirs grâce auquel État, magistrature, police frappent celui qui transgresse la loi. Telle est la condition d’une production par entreprises. L’autre point est que les classes sociales « n’ont pas de frontières fixes ». Historiquement, elles ne sont plus ni des castes, ni des ordres. Appartenir à l’aristocratie terrienne durait au-delà de la vie puisque le titre allait d’une génération à l’autre. En moyenne, la propriété des immeubles ou de la grosse finance dure au moins une vie humaine. La durée « moyenne d’appartenance d’un individu donné à la classe dominante » tend à devenir toujours plus brève. C’est pourquoi, dans les formes extrêmement développées, ce n’est plus le capitaliste qui nous intéresse mais le Capital. Ce metteur en scène n’a pas besoin de personnages stables. Il les trouve et les recrute où il veut et il les remplace dans des cycles toujours plus rapides.

Aujourd’hui

Nous ne pouvons pas donner ici la démonstration que le capitalisme « parasitaire » de Lénine ne doit pas se comprendre dans le sens que le pouvoir réside plus dans les mains des capitalistes financiers que dans celles des capitalistes industriels. Le capitalisme ne pouvait pas se diffuser et s’accroître sans se complexifier et sans séparer toujours plus les différents éléments qui concourent au gain spéculatif : finance, technique, équipement, administration. La tendance est que le maximum de bénéfice et de contrôle social s’éloigne toujours plus des mains des éléments positifs et actifs et se concentrent dans celles des spéculateurs et du banditisme affairiste.

Nous ferons ensuite un vol depuis Marx jusqu’à… Don Sturzo.

Ce dernier avec sa prudence d’usage s’est occupé du scandale de l’Institut National des Assurances. C’est intéressant quand il dit : je ne peux pas dire ce qui se passait à l’époque fasciste car j'étais en Amérique, mais là ces choses sont à l’ordre du jour on en voit bien d’autres ! Nous en étions sûrs. Le parasitisme capitaliste de l’Italie d’aujourd’hui bat celui de l’Italie de Mussolini, et les deux restent des plaisanteries de gamins comparés aux manœuvres de l’affairisme étasunien.

L’I.N.A. dispose de moyens financiers colossaux puisqu’il concentre tous les versements des travailleurs pour les assurances sociales, comme d’autres instituts para-étatiques semblables dont les sigles sont connus. Il paie lentement et donc dans ses caisses tourne une masse énorme de numéraires. Il a donc le droit (quoique n’ayant ni tête, ni corps, ni âme ce n’est pas pour rien que nous sommes dans la civilisation de l’habeas corpus !) de ne pas faire dormir tant de richesses, donc il place et investit. Quelle aubaine pour l’entrepreneur moderne ! Il est le capitaliste sans capital, comme dialectiquement le capital moderne est le capital sans patron, acéphale.

Le mal, dit le sage prêtre sicilien (dont certains qui sont haut placés désirent ardemment pouvoir faire l’éloge funèbre) est la formation, à l’ombre de l’I.N.A., de trop de sociétés de complaisance.

Que seront, Kaiser, les sociétés de complaisance ? Quelques types versés dans les affaires, qui ont des bureaux luxueux et sont introduits dans les antichambres économiques et politiques, qui n’ont pourtant pas un sou en propre, ni titres nominatifs, ni immeubles cadastrés (et même pas le loyer d’une maison : ils vivent dans de grands hôtels, connaissent à fond Vanini, mais eux, Vanini ne les connaît pas) font le « plan » d’une affaire donnée et fondent une société qui a pour seul patrimoine le plan en question. L’argent, l’I.N.A. ou un institut similaire leur donnera, s’il le faut en vertu d’une petite « loi spéciale »; une loi, mettons pour le développement de l’élevage des crabes sur les carcasses des navires coulés. Cela devient un problème qui va vite se poser parmi les problèmes nationaux de premier plan, surtout avec un puissant discours d’un parlementaire de l’opposition contre l’inaptitude du gouvernement.

Autrefois, en effet, l’entrepreneur moyen allait à la banque pour acquérir l’argent à investir dans l’affaire projetée. La banque disait : eh bien d’accord, quelles sont tes garanties, en dehors de tes propriétés, titres et autres… ? Mais un institut para-étatique n’a pas de si basses exigences : l’intérêt national lui suffit, et il débourse l’argent. Le reste de l’histoire va de soi. Si le vieil entrepreneur dans son plan et son projet productif commettait une bévue, l’entreprise s arrêtait là; son argent ne rentrait plus et il sortait, penaud, de la classe patronale.

Notre société de complaisance avec son brillant état-major n’a pas cette crainte; si elle prend des crabes et que ceux-ci sont acquis par des gourmets à un prix rémunérateur, il y a apparition d’un bénéfice. Si par malheur on ne prend pas de crabes, ou que personne n’en mange, il n’y a pas de mal; coupons, indemnités, participations ont été encaissés et c’est l’I.N.A. qui paie pour la faillite du plan visant à produire des crabes.

Avec ce petit et banal exemple nous avons expliqué ce qu’était le capitalisme d’État, ou l’économie concentrée dans l’État. Il va sans dire que la perte de l’I.N.A. est la perte de tous les pauvres malheureux qui laissent donc l’État à la disposition des manipulateurs momentanés de l’initiative d’entreprise. Jamais l’initiative privée n’a été aussi libre que depuis que le profit lui reste et que lui a été supprimé tout risque de perte, le reportant sur la collectivité.

L’État seul peut imprimer autant de billets qu’il veut et punir le faussaire. Sur ce principe initial de force, repose, selon les formes historiques successives, le procès de la progressive expropriation des petits propriétaires et de la concentration capitaliste. A juste titre nous avons de nombreuses fois dit que, à de telles lois, ne peut échapper aucune économie où les entreprises ont des bilans, et où les échanges se mesurent en argent.

Le pouvoir de l’État s’appuie donc sur les intérêts convergents de ces bénéficiaires qui profitent des plans spéculatifs des entreprises et de leur réseau à ramifications internationales profondes.

Comment ces États ne seraient-ils pas anticipateurs de capital à de telles bandes, qui n’acquittent jamais leurs dettes envers eux, mais la font payer, en utilisant la force, par la faim des classes exploitées ? La preuve que de tels États « capitalisateurs » ont une dette chronique envers la classe bourgeoise réside dans le fait qu’ils sont contraints d’émettre des emprunts, en réacceptant leur argent et en payant des intérêts.

Une administration socialiste d’« économie concentrée » ne donnerait l’aval à aucun plan venant de l’extérieur de même qu’elle ne paierait aucun intérêt. Et du reste elle ne manierait pas d’argent.

Le capital concentré dans l’État ne l’est que pour faciliter la manœuvre de la production pour la plus-value et le profit, qui reste « à la portée de tous », à savoir à la portée des membres de la classe des entrepreneurs : non plus de simples entrepreneurs de production, mais ouvertement des entrepreneurs d’affaires : on ne produit plus de marchandises, mais, disait déjà Marx, on produit de la plus-value.

La personne du capitaliste ne nous sert plus : le capital vit sans lui avec la même fonction centuplée. Le sujet humain est devenu inutile. Une classe sans les individus qui la composent ? L’État au service, non d’un groupe social mais d’une force impalpable, oeuvre du saint esprit ou du diable ? Renvoyons l’ironie à notre vieux don Carlo. Nous vous offrons la citation promise.
« Le capitaliste, en transformant l’argent en marchandises qui servent d’éléments matériels d’un nouveau produit, en leur incorporant ensuite la force de travail vivant, transforme la valeur – du travail passé, mort, objectivé – en capital valeur se valorisant elle-même, monstre animé qui se met à travailler comme s’il avait le diable au corps ».

Le capital doit être pris par ces cornes.[1]

Notes :
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  1. Notes des traducteurs :
    Don Sturzo était l’un des principaux membres et l’un des fondateurs de la Démocratie-Chrétienne. Henry Kaiser (1882 – 1967) avait fondé un des plus grands empires industriels américains (Kaiser-Frazer Co.) et proposait un capitalisme social « dans lequel les ouvriers participeraient à la marche de l’entreprise, à ses profits et à ses pertes ».
    La citation finale du Capital ( Livre 1 de Marx ), qui donne le titre à l’article, se trouve dans la traduction de Roy, tome 1, page 195 et page 219 dans la traduction de J. P. Lefebvre et son équipe, traduite à partir de la 4ème édition allemande. [⤒]


Source : « Battaglia Comunista » Nr. 21, 1–13 Novembre 1951. Traduit dans Invariance. Traduction non vérifiée, se repporter à l’original.

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