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LA POULE RUSSE ET LE COUCOU CAPITALISTE


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La poule russe et le coucou capitaliste
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Sur le fil du temps

La poule russe et le coucou capitaliste

La thèse figurant dans un certain nombre de Fils du Temps selon laquelle la révolution russe a été ramenée d’une construction du socialisme à une construction du capitalisme (voir également dans cette optique le Bulletin interne Nr. 1), n’est certainement pas démolie par l’objection que l’industrie et d’autres secteurs y sont étatisés.

Peut-elle être affaiblie par cette autre objection : si la révolution anti-tsariste commencée en février 1917 s’était repliée de la phase prolétarienne à la phase bourgeoise, non seulement les formes économiques capitalistes auraient dû réapparaître, mais aussi la forme politique démocratique de l’État ? Et il est clair pourtant que le pouvoir central n’est revenu en rien de ses formes totalitaires et dictatoriales.

Il est indubitable que de nombreux régimes bourgeois donnent l’exemple désormais non dissimulé de telles formes, mais cette réponse serait peut-être insuffisante. Le contradicteur qui aurait parcouru de bas en haut le fil de l’histoire pourrait en effet nous dire que tous les pouvoirs bourgeois ont traversé un stade libéral et démocratique suffisamment long.

Nous avons eu, il est vrai, la période Lvov-Kerenski, et l’on doit rappeler que durant cette dernière, Lénine put dire que la Russie du moment était le pays qui connaissait une liberté illimitée pour tous les partis, mais il s’est agi de bien peu de mois, huit ou neuf seulement. En juillet 1917 déjà, les vainqueurs révolutionnaires du Tsar luttaient entre eux les armes à la main, et donc la phase pacifique et tolérante ne dura que quatre mois. C’est peu en vérité, même si l’histoire accepte parfois de payer un supplément pour le rapide.

Une construction du capitalisme industriel sans démocratie représentative entrait-elle dans la perspective marxiste ? C’est précisément le sujet qu’il faut traiter si l’on veut conserver l’explication du mystère russe, résumée dans la formule : construction du capitalisme et non du socialisme.

Toutes les formules ajoutent à l’avantage de la concision le danger d’être mal comprises. Car si c’est une société socialiste qui construit le capitalisme, ce serait un tour pendable; mais si c’est une société féodale-asiatique qui le construit, c’est fournir les prémisses de la révolution communiste mondiale.

La formule de la construction du capitalisme à grande échelle industrielle, c.-à-d. par millions de tonnes de métaux et par milliards de kilowatts, signifie dans tous les cas beaucoup plus que, celle de la constitution d’une gerbe de hauts traitements pour des commissaires du peuple et pour les dignitaires de certains degrés bureaucratiques; vision extrêmement stupide et inutilement épicée de jugements moraux portant sur la malhonnêteté, la cruauté et la responsabilité de ceux qui ont empoigné la roue du gouvernail, en se posant la question s’il convenait de tourner cette roue en direction du capitalisme ou du socialisme … car l’histoire se moque aussi bien des criminels que des pilotes.

En revenant en arrière, comme d’habitude, dans le traitement du thème annoncé, il ne faut pas omettre de considérer que le contenu capitaliste de la politique russe, si elle n’impose pas de pratiquer la démocratie interne, concorde bien avec l’apologie que les staliniens font à l’extérieur des principes démocratiques, certainement pas parcs qu’ils se sont repliés sur la piètre et barbante philosophie qui les engendre, mais parce que, là où la phase libérale a des traditions séculaires, se vautrer sur elle et dans ses rinçures salissantes offre une voie utile de moindre résistance, et de politique de boniments.

Hier

Depuis que le passage à de pleines formes bourgeoises se fut en pratique étendu à toute l’Europe, le problème de l’itinéraire historique que la Russie autocratique devait suivre dans l’avenir, se posa de façon brillante.

Il ne fallait pas être prophète pour voir sa dynastie et sa noblesse terrienne finir dans une révolution; on discutait sur les caractères de cette révolution inévitable.

Engels et Marx ne manquèrent pas de s’en occuper aussi; ce dernier se consacra même à l’étude de la langue russe, vers la fin de sa vie, afin de pouvoir mieux examiner les sources.

Et corrélativement, beaucoup d’entre les agitateurs russes, aussi bien des travailleurs que des membres de l’« intelligentsia », se consacraient à l’étude du marxisme et faisaient leur l’appréciation de la société occidentale, avec son industrialisation développée et avec sa lutte prolétarienne de classe.

Il est à remarquer que, tandis que tous les marxistes russes en vinrent à la conclusion que le capitalisme devait se développer dans l’immense Empire et vivre toute une longue phase sociale, afin qu’un vaste prolétariat moderne puisse naître et lutter pour le socialisme, Marx et Engels eux-mêmes, ainsi que nous l’avons montré au travers de leur évaluation classique de la situation allemande, tendaient toujours à viser une révolution anti-féodale et anti-dynastique dans les pays encore absolutistes grâce à une insurrection du prolétariat dans les pays où existait un régime bourgeois avancé, par une victoire révolutionnaire générale sur le vieux continent, qui aurait donné le contrôle politique au prolétariat et accéléré en même temps l’alignement des régions techniquement arriérées. Marx en arrive à dire : vous haïssez le tsarisme qui vous opprime, mais vous, révolutionnaires russes, apprenez par nous que le capitalisme qui en prendrait la place est aussi un régime d’oppression; pourquoi donc exclure qu’au lieu de l’invoquer, on puisse le sauter ? Ce n’est pas tant sur les survivances russes de communautés agraires primitives (le mir) que sur la puissance d’une révolution ouvrière simultanée dans toute l’Europe que Marx compte pour un tel saut. C’est précisément, semblait dire Marx, parce que j'ai invalidé la thèse selon laquelle « nature non facit saltus », que vous ne trouverez sûrement pas que j'aie pu écrire « historia non facit saltus » : l’histoire ne fait pas de sauts !

Marx, qui mourut en 1883, dit dans une lettre de 1877 à une revue russe :
« la Russie peut avoir la meilleur chance que l’histoire ait jamais offerte d’échapper à toutes les catastrophes du capitalisme ».

La préface de Marx et Engels à la traduction du Manifeste effectuée par Véra Zassoulitch date de 1882 et constitue une véritable dernière parole. Comme toujours, le marxisme ne fait pas de prophéties pour le futur, mais il énonce les conditions qui déterminent les événements futurs. Le rôle de la science consiste à enregistrer les conditions qui relient les événements entre eux, et elle ne prétend pas qu’ils ne puissent pas embrasser un vaste champ de variabilité; c’est dans ce sens qu’elle s’applique aussi bien aux événements passés qu’aux événements futurs, et qu’elle peut se tromper pour ce qui concerne les seconds, comme elle se trompe très souvent pour les premiers, pour la même raison, du fait de la même faiblesse.

« Si – écrit Marxsi la révolution russe donne le signal à une révolution des ouvriers d’Occident … (nous avons déjà cité ce passage dans le Fil précédent) … de sorte que chacune soit le complément de l’autre, alors la forme dominante de propriété commune pourra servir de point de départ à un développement communiste ». Et dans les phrases qui précèdent celle-ci, la préface rappelle que, d’un côté, l’industrialisme se développe selon un mouvement accéléré et que de l’autre, la terre est encore détenue pour moitié par les communautés paysannes.

Depuis lors, aussi bien l’industrialisation dans certaines régions que le développement de l’économie agraire ont eu des vicissitudes très complexes. Mais il n’en demeure pas moins que le « saut » de la période sociale capitaliste (période de plusieurs décennies, et certainement pas phase de quelques mois) n’est considéré comme possible par Marx et Engels qu’à la condition que la révolution ouvrière ait lieu et gagne dans l’Europe toute entière.

Le système scientifique marxiste n’est pas devenu caduc pour le simple fait que la révolution ouvrière en Europe n’a pas accompagné la révolution russe.

Mais il serait devenu caduc, et de façon ridicule, si la Russie avait pu réellement trouver une route (nous empruntons la phrase qui suit et de nombreuses citations au beau livre de B. Wolfe Three who made a revolution, riche de nombreux matériaux précieux, mais qui fait preuve d’une ligne critique incorrecte) qui la mène du féodalisme, par un sentier non capitaliste, au socialisme post-capitaliste, sans que le capitalisme ne fût abattu en Occident.

Plekhanov était le plus fort des marxistes russes, et il était reconnu comme le maître de Lénine. Au Congrès de fondation de la IIème Internationale, en 1889, il déclarait « En Russie, la liberté politique sera conquise par la classe ouvrière, ou bien elle n’existera jamais. La révolution russe ne peut vaincre que comme révolution des travailleurs : il n’y a pas et il ne peut y avoir d’autre possibilité ».

Alors que personne ne voyait une bourgeoisie libérale russe à la tête de la révolution, les social-démocrates (les socialistes marxistes portaient alors ce nom) posaient la candidature des travailleurs salariés; les narodniki ou populistes posaient, eux, celle des paysans pauvres qui, depuis leur émancipation partielle de 1861, avaient mené des insurrections violentes de village en village. Mais leur mouvement se réduisit à un terrorisme individualiste, tandis que les premières grèves générales commençaient dans les grandes villes.

En 1892, Engels réunit les représentants des deux partis pour essayer de les unifier, tentative qui ne réussit pas. La formule clé du futur pouvait alors sembler être la suivante : si en Occident, les serfs de la glèbe et les petits paysans ont été les alliés de la bourgeoisie dans la révolution contre les féodaux en Russie, ils seront ceux du prolétariat urbain contre les féodaux et les bourgeois. La division demeura et s’accentua dans des scissions ultérieures bien connues. Mais si les bolchéviks marxistes, qui vainquirent avec Lénine, s’en tinrent fermement à leur mésestime révolutionnaire des bourgeois et des petits-bourgeois, ils firent finalement appel à l’appui fondamental des paysans. Wolfe note que dans l’assemblée constituante de 1917, qui fut dissoute, les Socialistes-Révolutionnaires, qui provenaient des Narodniki, obtinrent 21 millions de voix, contre 9 aux bolcheviks, lesquels dominaient dans les Soviets.

Mais nous ne mettrons pas ici la question agraire au centre de notre analyse. Il faut s’arrêter sur la formule de Plekhanov. Elle semble paraphraser un discours de ce genre : en Russie, où règne l’absolutisme, l’objectif principal est de conquérir la liberté politique. En Occident, elle fut conquise par les bourgeoisies (avec l’appui des ouvriers). En Russie, cette conquête n’aura pas lieu si les ouvriers ne se battent pas pour elle. Un théoricien marxiste du calibre de Plekhanov voulait dire en revanche quelque chose de différent : le pouvoir politique devait être arraché au tsarisme :la bourgeoisie en Russie est incapable de le faire et de le conserver après la victoire, c’est donc la classe ouvrière qui doit le conquérir et le garder.

Sinon, il semblerait que ce concept abstrait de « liberté politique » soit posé comme un principe suprême commun aux différentes classes, pour lequel les bourgeois aussi bien que les travailleurs doivent lutter, et qui soit en cela une conquête civile définitive à imposer, pour pouvoir passer seulement ensuite aux luttes et aux problèmes sociaux. Cela voudrait dire qu’on fait passer à la trappe toute la critique marxiste qui démontre l’essence bourgeoise et la fin bourgeoise des postulats de liberté et de démocratie, et les cent mille textes ou l’on voit que la revendication de ces « grands principes » et des « droits de l’homme » traduit les intérêts des patrons, la liberté et le droit de posséder, d’exploiter et de s’enrichir, la nécessité d’abattre les obstacles des formes féodales qui l’interdisent aux nouveaux dominateurs, fabricants, marchands et banquiers. Maintenant, pour parvenir au socialisme, on doit passer par le capitalisme industriel, commercial et bancaire, et pour ce faire, abattre le pouvoir féodal, et la seule arme pour l’abattre était, dans l’Europe des deux siècles écoulés, la démocratie politique; par conséquent, ce n’est que dans ce sens que les prolétaires auraient lutté aux côtés de la bourgeoisie pour réaliser ce passage. Ce n’était donc qu’un moyen , et non une fin ou un principe, de la même façon que les mouvements d’indépendance nationale, qui accompagnent les mouvements libéraux, en étaient un autre moyen ou pont.

Bien que nous sachions parfaitement que la bourgeoisie elle-même a mis de côté, pendant de brefs espaces de temps, les garanties libérales afin de battre la réaction et la restauration, de se libérer des strates les moins décisives, et immédiatement après, d’empêcher que les ouvriers, ses alliés, ne redressent trop la tête, nous admettrons qu’historiquement le prolétariat socialiste a dû lutter pour la démocratie et la liberté, non pas comme fin, mais comme un moyen vers ses propres fins : la révolution et le socialisme.

Plekhanov parlait au congrès de reconstitution de l’Internationale, à une époque où les mirages lassalliens du suffrage universel séduisaient les socialistes de tous les pays, et il n’était pas clair que si Marx et Engels, ce dernier encore vivant, l’avaient indiqué parmi les revendications immédiates, ils n’avaient jamais admis que la critique de la démocratie représentative, en tant qu’enveloppe de l’esclavage salarié, ne fût en aucune façon mise en doute par le suffrage étendu; ou mieux, plus ce dernier est juridiquement étendu, plus il est de fait restreint et dans les mains des minorités socialement privilégiées.

On pouvait donc dire en 1889 : nous n’aurons pas en Russie une révolution démocratique, avec ses revendications juridiques, fondée sur la force sociale d’une classe bourgeoise. Mais il était faux d’en conclure (et ici Wolfe n’a pas compris Lénine à qui il attribue, comme beaucoup, deux époques et deux âmes, alors qu’il s’agit d’une adhésion rigoureuse et ininterrompue à la ligne du marxisme) : une révolution pour la liberté est nécessaire, et nous y prêterons les forces du prolétariat pour la faire. Ce qui était dit était bien différent : pour aller vers le socialisme, il faut libérer les forces productives modernes des entraves féodales et tsaristes : ce sera donc le prolétariat, et non la bourgeoisie, qui renversera le tsarisme.

Par conséquent, si nous ne pouvons nous passer de la destruction du tsarisme, nous nous passerons facilement de la démocratie, « forme politique spécifique et caractéristique des révolutions dont la classe capitaliste détient la direction et le contrôle, pour entrer dans une phase bourgeoise stable ».

Le processus révolutionnaire est un processus de violence et non de consensus ou de décompte d’avis et de votes non seulement pour nous, socialistes, mais aussi pour les bourgeois eux-mêmes. La démocratie et le parlementarisme sont indispensables à la bourgeoisie après qu’elle a vaincu par les armes et par la terreur, justement dans la mesure où la bourgeoisie veut régner sur une société divisée en classes.

Maintenant, l’affaire consistant à « sauter » le capitalisme en tant que stade économique dans un pays de 150 millions d’habitants qui occupe un quart du monde habité, n’est pas à prendre à la légère, et la possibilité en est considérée par Marx, mais seulement en fonction d’une révolution prolétarienne qui couvre au moins la moitié du monde avancé restant. Mais le « saut » de la forme politique propre au passage féodalisme-bourgeoisie, à savoir de la démocratie, est une chose beaucoup moins improbable : et cela s’est produit dans la réalité en 1917 : on est passé de la dictature de l’absolutisme à la dictature du prolétariat. Le « saut » concerna les phases classiques : dictature de la bourgeoisie révolutionnaire – libéralisme et suffrage électoral pour tous les citoyens et tous les partis.

Une telle éventualité n’était évidemment pas conditionnée par la concomitance de la révolution en Europe, condition posée par le marxisme pour le passage au socialisme en Russie. Mais la coexistence de ces conditions : pouvoir capitaliste en Europe occidentale – dictature prolétarienne politique en Russie – économie capitaliste lancée en avant en Russie, ne pouvait qu’être précaire. Marx avait en effet lié le dépassement social du capitalisme en Russie à la révolution occidentale. Si celle-ci vient à rater, ce dépassement ratera aussi. La dictature prolétarienne peut vaincre dans la lutte armée, mais elle ne peut vivre longtemps, si le saut du stade économique capitaliste s’avère impossible.

Selon Wolfe et beaucoup d’autres, Lénine, jusqu’en 1917 ou au moins 1914, a toujours estimé qu’une révolution démocratique devait se développer et qu’on ne peut avoir de socialisme sans passer par la démocratie. Lénine n’a jamais songé à dire cela. Il a toujours dit : si pour aller au socialisme et à la révolution, il faut passer par la démocratie, et si la bourgeoisie ne nous la fournit pas, eh bien c’est nous qui ferons la démocratie, pour ensuite nous en débarrasser. Au reste, nous ferons également la dictature pour nous en débarrasser en temps utile, lorsque le capitalisme économique sera dépassé. Mais si l’on n’a pas besoin de passer par la démocratie, tant mieux; car elle caractérise la naissance du capitalisme et non celle du socialisme. Lénine a dit et disait également : si pour aller à la révolution socialiste il faut passer non seulement par la révolution démocratique mais aussi par la période du capitalisme, eh bien nous passerons par cette voie.

Qu’est-ce qui pouvait conduire sur la voie raccourcie, toujours invoquée par Lénine ? Une seule chose : le drapeau rouge à Berlin, à Londres et à Paris.

Le Congrès des social-démocrates russes s’ouvrit à Bruxelles le 30 juillet 1903. Plekhanov fit le rapport sur le programme qui resta ensuite celui du parti bolchévik après la scission et jusqu’en 1917. Lénine n’intervint pratiquement pas dans la discussion : il laissa Plekhanov se battre avec l’infime minorité de droite, représentée par le futur renégat Akimov [Vladimir Machnovez]. Celui-ci s’insurge contre la thèse : « la condition centrale de la révolution sociale est la dictature du prolétariat, c.-à-d. la conquête par les travailleurs d’un pouvoir tel qu’il permette d’écraser toute tentative de résistance des exploiteurs ».

Comment conciliez-vous, dit Akimov, cette thèse avec la revendication d’une république démocratique, de l’assemblée constituante et du suffrage universel ? Il exploite le refrain de tous les ramollis : vous placez les concepts de parti et de prolétariat en opposition, vous considérez le premier comme une entité active, le second comme un moyen passif … Plekhanov répond magnifiquement. Le suffrage universel n’est certainement pas un fétiche. Il n’est pas difficile d’imaginer une situation où la classe ouvrière victorieuse supprime le droit de vote à ses opposants bourgeois … Le principe fondamental de la démocratie est : salus populi suprema lex (le salut du peuple est la loi suprême). Mais, dans le langage des révolutionnaires, le salut de la révolution est la loi suprême. Si celle-ci exige la limitation de tel ou tel principe démocratique, ce serait un crime d’hésiter … Abolition de la peine de mort ? Aucune exception ? Permettra-t-on à Nicolas II de vivre ? On applaudit, quelques uns sifflent, Lénine président s’élève contre ceux qui sifflent. Martov insinue que l’orateur aurait été moins dur s’il avait dit qu’est peu probable une situation où le prolétariat doive conserver des droits aussi fondamentaux que la liberté de la presse … Pour toute réponse, Plekhanov se contente de dire en ricanant : Merci !

Lénine se lève à l’occasion d’un seul amendement. Une phrase disait : « le nombre, le mécontentement et la solidarité des prolétaires croissent avec les contradictions inhérentes au capitalisme ». On avait proposé : et la conscience. Lénine déclare : « cet amendement serait une aggravation. Il donnerait l’idée que le développement de la conscience serait une chose spontanée. Il n’y a pas d’activité consciente des travailleurs en dehors de l’influence du parti de classe (qu’il nous soit permis de traduire ainsi, de la langue d’il y a un demi-siècle, le terme Social-démocratie) ». Le commentateur tire de ces expressions la preuve d’une tendance spéciale de Lénine aux mouvements d’en haut … Il ne s’agit que de la formulation rigoureuse de la praxis selon le marxisme (dont on a un aperçu dans un schéma du « Bulletin » déjà cité).

C’est après 1905 que la discussion devient plus serrée : d’abord une révolution bourgeoise et ensuite une révolution prolétarienne contre la bourgeoisie ? Ou bien le prolétariat fera celle de la bourgeoisie et conservera le pouvoir en laissant le capitalisme debout ? Et cette situation est-elle possible, ou bien sa seule réalité marquerait-elle la défaite du marxisme ?

Aujourd’hui

Dans la situation actuelle, chacun reconnaît que le pouvoir capitaliste règne sur tout le monde occidental. Mais qu’en est-il en Russie ? Les staliniens déclarent : la démolition du tsarisme est un fait accompli, et avec lui la démolition de la bourgeoisie. La dictature prolétarienne règne. L’économie sociale n’est plus capitaliste, mais, chaque jour, plus socialiste.

Ceux qui mettent en doute cette réponse simpliste, en se fondant sur le souvenir de la longue lutte et de la perspective de Lénine, tombent fréquemment dans l’erreur de ne pas savoir comprendre la ligne qu’il a défendue.

Il existe toute une série de citations tirées d’articles et de lettres, à partir desquelles il apparaîtrait que Lénine aurait été opposé à la rude formule de la dictature prolétarienne et aurait avancé une série de formules intermédiaires. Après la participation active à l’insurrection, sur laquelle il n’y avait aucun doute, les communistes auraient cherché d’aller au-delà de la simple république parlementaire, en mettant en œuvre une dictature démocratique des classes pauvres, et en se contentant même de tenir le rôle de parti d’opposition à des gouvernements provisoires, à des gouvernements ouvriers, etc.

Comment peut-on expliquer cela ? Lénine en serait-il arrivé progressivement à la formule de la pleine dictature du prolétariat exercée par le parti communiste ? Il n’y a rien de plus absurde, quand on pense que Lénine démontre à Kautsky et aux autres renégats que cette formule-là est en vigueur chez Marx et Engels depuis 1852 (et même avant). L’explication est évidente, et elle est toute différente : elle ne correspond à aucun ajustement de tir.

Dans les années qui précédèrent la guerre de 1905 entre la Russie et le Japon, nous sommes en pleine époque pacifiste et réformiste en Occident, et il n’est donc pas question de compter sur la révolution armée en Europe, en dépit de la force numérique des partis socialistes. On se doit également de prévoir que les deux révolutions russes pourront être séparées par plusieurs décennies, pendant lesquelles l’industrialisation fera des pas de géant. Dans cette période, on ne pourra donc pas parler de dictature du prolétariat et de gouvernement du parti communiste. Mais du fait des conditions spéciales de retard, la bourgeoisie russe ne pourra pas soutenir le poids d’une révolution : il faut la remplacer dans la lutte insurrectionnelle. On n’aura donc ensuite ni son pouvoir ni celui du prolétariat, et il est impossible de théoriser une collaboration permanente de classe sans tuer les possibilités de la « seconde révolution » en temps utile. Le parti communiste, aile radicale de l’Internationale socialiste, ne peut, sur un tissu économique capitaliste, ni gouverner ni collaborer avec la bourgeoisie. Et on ne peut pas même, en raison de ces considérations, laisser régner l’autocratie. Voilà les termes du terrible problème.

On commencera à le résoudre avec la révolution de 1905. Elle ne donne pas du tout les bases pour pouvoir sauter la phase capitaliste, mais elle fait espérer que le monde entier entre dans une période révolutionnaire décisive. Dans cette période, la formule de Lénine devient « dictature démocratique du prolétariat et des paysans ». Pourquoi démocratique ? Parce qu’une révolution des paysans, et pas encore des salariés, se produit sous des formes ou démocratiques ou de dictatures bourgeoises, comme en France en 1789. Si une révolution n’affronte pas le problème de l’abolition du salariat, la formule de la dictature du prolétariat, et du gouvernement du seul parti communiste, ne peut et ne doit pas être employée, compromise et déshonorée.

Mais survient la grande guerre, et Lénine aperçoit la possibilité de la révolution dans tous les pays, malgré et contre la trahison social-patriote. La formule de la dictature du prolétariat sans adjonctions convient alors pleinement. Non parce qu’elle est nouvelle, ou bien découverte. Parce que, comme on le savait ou on l’attendait depuis de nombreuses décennies, on ne s’en sert pas comme d’une formule nationale ou russe, mais parce que la Russie révolutionnaire et l’Internationale communiste luttent concrètement pour la dictature internationale du prolétariat.

La révolution internationale ayant échoué, aucune dictature prolétarienne ne pouvait survivre en Russie. Elle a pu résister tant que les partis communistes en Europe luttaient seuls, pour prendre le pouvoir seuls. Mais déjà en 1924, on commence à parler de le prendre avec les sociaux-démocrates, en bloc…

Depuis lors, dans le nid de la poule rouge révolutionnaire, qui est née en arrachant les pennes à la dynastie absolutiste et à la démocratie petite-bourgeoise, il n’était plus possible de couver les oeufs des poules socialistes.

Le coucou capitaliste y a immédiatement déposé les siens, et il a expliqué les avantages de l’incubatrice mécanique. Le moustachu surveille la lampe et observe les oeufs à contre-jour : il y en a des milliers, des millions et des milliards dans les quinquennats planifiés, mais aucun ne donnera naissance à de jeunes coqs qui chanteront l’aurore rouge.

Ils éclosent et font apparaître des coucous, uniquement des coucous, qui envahissent les statistiques, accumulent des roubles et des titres bancaires, comme dans tout autre pays du monde.

Accumulez, et pressez-vous. Car les monceaux de coucous jouent le rôle d’infrastructure pour la véritable Révolution. Nous vous créditons du fait d’avoir déchiré les vêtements de miss Démocratie; encore mieux si vous la réduisez à son plus simple appareil en lui enlevant le deux-pièces dont elle fait étalage de manière horrible et écœurante dans tout le « monde libre ».

Vous n’avez pas sauté le capitalisme parce que c’était impossible. Vous avez sauté pour toujours la liberté bourgeoise : c’est votre seul bon résultat.

C’est la même tombe qui attend l’un et l’autre.[1]

Notes :
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  1. Notes des traducteurs :
    B. Wolfe : « Three who made a Revolution ». En français l’ouvrage parut en trois volumes : La jeunesse de Lénine, Lénine et Trotski et enfin Lénine, Trotski et Staline (Editions Calmann Lévy). [⤒]


Source : « Battaglia Comunista », Nr. 19 1951. Traduit dans Invariance. Traduction non vérifiée, se repporter à l’original.

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