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LA CONTRE-RÉVOLUTION ENSEIGNE


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La contre-révolution enseigne
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Sur le fil du temps

La contre-révolution enseigne

Que la victoire matérielle de la révolution prolétarienne en Russie en Octobre 1917 ait comporté la victoire critique définitive du communisme marxiste, c’est une vérité acquise.

Que la victoire, non armée mais sociale, de la contre-révolution en Russie ait représenté une défaite même partielle pour le système critique marxiste; et qu’en conséquence la situation historique présente, ainsi que l’agenouillement concomitant du mouvement révolutionnaire prolétarien mondiale, nécessitent une modification ou une reconstruction du marxisme théorique, c’est absolument faux.

Doctrine de la révolution, le marxisme est aussi, dès le premier écrit, une théorie des contre-révolutions.

Prévision de la révolution socialiste unitaire et mondiale, le marxisme est aussi, dès le premier instant, une attente assurée et résolue de contre-révolutions en séries, répétées, se répandant et se croisant dans l’espace et dans le temps.

Nous disposons d’une critique avant la lettre et d’un contrôle historique de la révolution et de la contre-révolution allemande de 1848–1849; et nous disposons dans le travail merveilleux des bolchéviks russes (qui plus que tout autre offrit une jonction correcte entre théorie et lutte) d’une critique préventive, surtout de 1905 à 1917, et d’un contrôle historique des vicissitudes mêmes du mouvement en Russie. Aucun autre parallèle ne peut mieux servir à montrer que la méthode de recherche jaillit identique et intacte de ces deux expériences formidables.

Hier

Le passage sur l’Allemagne du paragraphe final sur la tactique du Manifeste des Communistes donnait quelque peu à réfléchir aux propagandistes de la révolution socialiste lors de leurs premières armes, spécialement à l’époque « statique » qui précéda la guerre de 1914. Ils y réfléchissaient dans la mesure où les rusés socialistes de droite de ce temps-là renonçaient à la perspective de la révolution violente et devenaient des maniaques des « blocs » avec les partis de « l’opposition », non pas pour dresser des barricades, mais pour jouer la comédie parlementaire. Ce faisant, ces socialistes tentaient des parallèles équivoques entre la période (1847) de révolution bourgeoise européenne incomplète, et la période de capitalisme achevé désormais en économie et en politique, en France, Allemagne, Italie, etc.

En Allemagne, le Parti Communiste lutte d’accord avec la bourgeoisie, toutes les fois que la bourgeoisie agit révolutionnairement contre la monarchie absolue, la propriété foncière féodale et la petite bourgeoisie.

« Mais à aucun moment il ne néglige d’éveiller chez les ouvriers une conscience claire et nette de l’antagonisme violent entre la bourgeoisie et le prolétariat, afin que les ouvriers allemands sachent se servir des conditions politiques et sociales créées par le régime bourgeois comme autant d’armes contre la bourgeoisie; afin que, sitôt détruites les classes réactionnaires de l’Allemagne, la lutte puisse s’engager contre la bourgeoisie elle-même.
C’est vers l’Allemagne que se tourne surtout l’attention des communistes, parce que l’Allemagne se trouve à la veille d’une révolution bourgeoise, parce qu’elle accomplira cette révolution dans des conditions plus avancées de civilisation européenne et avec un prolétariat infiniment plus développé que l’Angleterre et la France au 17ème et au l8ème siècles, et que, par conséquent, la révolution bourgeoise allemande ne peut être que le prélude immédiat d’une révolution prolétarienne ».

Une perspective précise ressort bien clairement de ces lignes : – premièrement : qu’une guerre allait éclater sous peu en Allemagne opposant la bourgeoisie aux classes féodales. Cela se vérifia. Deuxièmement : que, dans cette guerre, les travailleurs lutteraient aux côtés de la bourgeoisie. C’est ce qui se passa en 1848–1849. Troisièmement : que les classes féodales seraient battues. Cela ne se vérifia pas. Quatrièmement : que le prolétariat romprait aussitôt l’alliance et déclarerait la guerre à la bourgeoisie victorieuse. Il n’en fut rien évidemment.

Alors que le Manifeste s’élaborait, on ne pouvait pas parler d’insurrection anti-féodale pour l’Angleterre et l’Amérique : en Angleterre c’était un fait accompli depuis 1868; il n’y eut jamais de féodalisme en Amérique. Le paragraphe tactique renvoie à la seconde partie du Manifeste où il est dit que dans de telles conditions les communistes ne se distinguent pas des partis ouvriers en général; ceci dans la mesure ou l’on supposait alors que tout parti ouvrier avait pour objectifs l’organisation du prolétariat en parti de classe, la destruction de la domination bourgeoise, la conquête de la force politique par le prolétariat. Des révisionnistes ont pu longuement soutenir que la révolution socialiste pourrait, pour l’Angleterre et l’Amérique, faire l’économie de l’insurrection et de la dictature, en l’emportant par des moyens pacifiques : nous avons montré ailleurs que Lénine démolit une telle hypothèse en constatant que, même dans ces pays, une bureaucratie d’État et une armée permanente avaient surgi. Cette question est une des leçons de l’enseignement que nous donne la politique anti-révolutionnaire du capital, nous le verrons tout de suite. Quant au « fascisme » dans ces pays, nous y serons bientôt (par la grâce de Dieu).

Le Manifeste et les autres écrits marxistes, s’ils parlent bien de la révolution mondiale, indiquent à quel moment il convient de disjoindre le problème de la révolution à venir, dans ces trois blocs : Angleterre et Amérique – Europe continentale – Russie et Orient.

En 1848, la révolution fut vaincue, mais elle fut européenne. Si en 1793–1815, l’Angleterre capitaliste avait alimenté les forces anti-révolutionnaires, en 1848–49, la Russie féodale accorda des prêts décisifs aux monarchies réactionnaires de l’Europe centrale, et elle expédia des troupes en Hongrie.

En France, en suivant l’ordre indiqué ci-dessus pour l’Allemagne, et d’après ce qu’écrit Marx dans les « Luttes de classe » (janvier-mars 1850; Engels note que lui et Marx croyaient alors en un retour immédiat du mouvement révolutionnaire européen; à partir de l’automne 1850 ils se rendent compte que c’est une période d’attente, « puisqu’une nouvelle révolution n’est possible qu’a la suite d’une nouvelle crise mais celle-ci est tout aussi certaine que celle-là »), en France disions-nous, la perspective s’établit de façon différente.

Premièrement : éclatement de la lutte de la bourgeoisie contre les derniers restes féodaux et la monarchie. Deuxièmement : lutte du prolétariat aux côtés des bourgeois en février 1848. Troisièmement : victoire complète de la bourgeoisie avec l’aide du prolétariat. Quatrièmement : tentative du prolétariat d’abattre tout de suite la bourgeoisie victorieuse; « à ses revendications, outrées dans la forme, puériles par le contenu et par là-même encore bourgeoises, dont il voulait arracher la concession à la révolution de février, se substitua l’audacieux mot d’ordre de lutte révolutionnaire : renversement de la bourgeoisie ! Dictature de la classe ouvrière ! ». Il s’agit donc d’un stade plus avancé par rapport à la perspective allemande. Mais l’insurrection ouvrière est broyée. Le sang coule sur le pavé tant de fois glorieux des rues de Paris. La république démocratique victorieuse massacre 3000 ouvriers désarmés.

Marx tire les leçons de cette terrible victoire de la contre-révolution : « En faisant de son tombeau le berceau de la République bourgeoise, le prolétariat força celle-ci à apparaître aussitôt sous sa forme pure comme l’État dont le but avoué est d’éterniser la domination du capital, l’esclavage du travail ». Marx se réjouit de constater que la république quarante-huitarde forme une ligue avec les monarchies de la Sainte-Alliance. « L’Europe prend une telle forme que tout nouveau soulèvement prolétarien en France sera immédiatement le signal d’une guerre mondiale. La nouvelle révolution française sera obligée de quitter aussitôt le terrain national et de conquérir le terrain européen, le seul où pourra l’emporter la révolution sociale du 19ème siècle ».

Telle est la leçon puissante que le révolutionnaire Karl Marx tire de la contre-révolution de juin 1848, et qui, sur la grande échelle historique, est une prophétie authentique, confirmée par les Communes de 1871 et de 1917; même si elles furent suivies, la première par une défaite glorieuse les armes à la main, et la seconde par une reculade honteuse sur la position nationale, hors du terrain européen, pire encore, hors du terrain mondial sur lequel, uniquement, pourra se développer la révolution sociale du 20ème siècle.

Car c’est là-dessus que Marx conclut :
« Ce n’est que par la défaite de juin que furent créées les conditions permettant a la France de prendre l’initiative de la révolution européenne. C’est seulement trempé dans le sang des insurgés de juin que le drapeau tricolore est devenu le drapeau de la révolution européenne, le drapeau rouge.
Et nous crions : la révolution est morte ! Vive la révolution ! ».

Quant à l’Allemagne, Marx et Engels firent en collaboration le bilan de deux années de lutte dans une série d’articles écrits de Londres en 1851–52 pour la New York Tribune. Nous y puiserons fréquemment des passages importants.

« Révolution et Contre-Révolution en Allemagne », tel en est le titre; mais il y est surtout question de l’Europe. Les marxistes n’ont pas d’affaires nationales. Voyons les premières lignes : « Le premier acte du drame révolutionnaire qui vient de se jouer sur le continent européen est terminé. Les puissances du « passé » qui existaient avant l’ouragan de 1848 sont de nouveau les puissances d’aujourd’hui ».

Contre-révolution triomphante donc. « On ne saurait imaginer de défaite plus éclatante que la défaite subie, sur tout le front de bataille, par le parti révolutionnaire, ou plutôt, par les partis révolutionnaires du continent. Mais qu’est-ce que cela signifie ? La lutte des classes moyennes de la Grande-Bretagne pour leur hégémonie sociale et politique n’a-t-elle pas duré 48 ans ? Celle des classes moyennes de la France n’a-t-elle pas exigé 40 ans ? Et ne fut-ce pas des années de luttes inouïes ? …
Si donc nous avons été battus, il ne nous reste qu’à reprendre par le commencement
(le pronom « nous », – d’autant plus que Voronoff est mort – à l’échelle des siècles, n’est évidemment pas utilisé dans un sens personnel). Le temps de repos, probablement fort court, qui nous est accordé entre la fin du premier et le début du second acte du mouvement, nous donne, heureusement (de quoi ? heureusement ? Le seul bonheur en politique n’est-ce donc pas le succès et le pouvoir ?) le loisir pour une partie vraiment nécessaire de notre tâche : l’étude des causes qui ont déclenché la dernière explosion et en ont en même temps, amené l’échec … ». Chaque époque est pleine d’impatients, d’Achilles pour qui l’histoire n’admet pas d’« entractes », et pour qui le travail de parti est une autre chose, pleine d’élucubrations et d’activisme inépuisable.
Dans ce petit ouvrage, l’étude se poursuit après un avertissement sur la nécessité de rechercher les causes générales et non la sornette habituelle « que c’est le citoyen un tel qui a trahi le peuple ».

Les auteurs ajoutent : « et quelle pauvre situation que celle d’un parti politique qui, pour tout bagage, a la connaissance de ce fait isolé : le citoyen un tel ne mérite pas notre confiance ! ».

Un avertissement semblable est valable pour la contre-révolution russe contemporaine. Léon Trotsky, dont nous citerons d’importantes contributions sur ce problème historique, commit trop l’erreur d’attribuer toute la faute au citoyen Staline. « Pas un homme de bon sens n’admettra que onze hommes aient été à même de pousser à sa perdition une nation de 36 millions d’hommes ». Il s’agissait du gouvernement français provisoire : mettez les chiffres à l’échelle voulue, et il s’agira de la « clique stalinienne » de triste renom.

Pas un homme, à moins d’être aussi sot que le Major Attlee ne dira qu’un voyou (Hitler) a provoqué la seconde guerre mondiale.

Nous n’éprouvons de peine ni pour la Grande-Bretagne d’aujourd’hui ni pour le monde de 1939, mais pour ce pauvre chefaillon …

L’analyse des deux maîtres du communisme se poursuit, directe, tranquille, même si elle se ressent de certains termes employés pour un journal et un public non révolutionnaires à qui ces écrits étaient destinés. Une fois estimées toutes les forces sociales en jeu et toutes les vicissitudes des luttes à Berlin, à Vienne, dans les petits États, le procès est véritablement important qui est fait à la politique sordide des bourgeois et des démocrates allemands, à leur aveuglement et leur lâcheté.

Mais l’explication sur la stratégie du prolétariat nous intéresse davantage. Non seulement elle concorde avec nos thèses, mais elle parvient à une formulation qui en surprendra beaucoup par sa dialectique puissante.

« La classe ouvrière entra dans cette insurrection comme elle serait entrée dans n’importe quelle autre qui lui aurait promis, soit d’écarter certains obstacles qui la gênaient dans sa marche vers la domination politique et la révolution sociale, soit du moins, d’obliger les classes plus influentes mais moins courageuses de la société, à entreprendre une action plus décidée et plus révolutionnaire que par le passé … et, dans tous les cas, amener une crise qui lancerait définitivement et irrésistiblement la nation dans la voie révolutionnaire, ou bien rétablirait le statu quo d’avant la révolution autant que faire se pouvait et rendre inévitable toute nouvelle révolution ».

En conséquence, les perspectives que nous avons indiquées précédemment d’après le passage du Manifeste (et il est bien évident que ce sont nos explications qui doivent s’adapter à l’histoire et non l’histoire s’adapter à nos désirs), ces perspectives – dans la formulation très autorisée de Marx-Engels – s’ établissent graduellement dans un pays où la classe féodale serait encore au pouvoir :

1 – l’éclatement de la révolution bourgeoise et sa victoire débouchent sur une révolution du prolétariat contre la bourgeoisie, théorie développée aussi dans la circulaire de la Ligue des Communistes de mars 1850 dans les termes suivants : le cri de bataille des travailleurs sera la révolution en permanence – ce que Trotski transforma pour la Russie en théorie de la révolution permamente.

2 – en cas de défaite de la révolution, la bourgeoisie elle aussi sera défaite avec les ouvriers, et la réaction féodale restera au pouvoir.

3 – (hypothèse la plus mauvaise) la victoire de la bourgeoisie sur la réaction est suivie, non par la révolution prolétarienne mais par la consolidation du pouvoir bourgeois, comme en France en Juin, après la répression de l’insurrection ouvrière.

La raison qui fait préférer la seconde solution à la troisième, c’est que non seulement on ne peut pas en attendre l’écrasement capitaliste des travailleurs insurgés, comme à Paris en 1848 et en 1871, et encore moins l’adaptation pacifique des prolétaires à la victoire bourgeoise, mais surtout parce qu’elle rendrait permament un double contraste des forces productives contre l’armature juridique et politique, et qu’ainsi l’éclatement d’un mouvement nouveau serait plus proche, avec le cycle complet des révolutions permanentes et la diffusion des répercussions internationales.

Et en effet, les formes du pouvoir de la bourgeoisie étant désormais consolidées dans la plupart des nations, alors que les barricades parisiennes avaient en 1848 fait surgir celles de Berlin, Vienne, Milan, Budapest, Varsovie, etc., il n’en fut pas de même pour celles de 1871 et encore moins pour celles de Pétrograd en 1917.

Le bilan contre-révolutionnaire une fois établi, Marx et Engels furent surtout préoccupés par l’établissement d’une situation « démocratique » et « pacifiste » qui n’entraîne pas le prolétariat à la lutte de classes. De même craignaient-ils, comme le dit la circulaire de la Ligue, « que les ouvriers ne se fassent entortiller par les phrases hypocrites des démocrates, et renoncent à l’organisation indépendante du parti prolétarien ».

Pas d’étonnement, donc, à avoir lorsque pour la bourgeoisie vaincue il y a des remontrances, mais pas de regrets; qu’on ne s’étonne pas non plus que Marx se réjouisse lorsque les formes « libérales » cèdent la place à la « dictature » bonapartiste. C’est Trotski encore qui citera le passage classique sur la « taupe ».

De tout cela il saute aux yeux combien la position tactique de l’Internationale de Moscou, dans la période des dictatures de Mussolini et d’Hitler, fut insensée et combien elle devait clairement conduire à la débâcle révolutionnaire : c’était obstruer les galeries que la vieille taupe avait creusées que de donner la consigne stupide de « bloc pour la liberté ».

Nous voulons encore donner une citation pour montrer à quel point, dès le début, Marx et Engels (qui en 1844 écrivent en collaboration la polémique fameuse contre Bauer sous réserve « d’écrits ultérieurs chacun pour soi ») évaluent clairement l’utilité de la concentration des forces et des pouvoirs ouvertement armés dans l’État. De la même manière apprécient-ils clairement le démasquage nécessaire du déguisement qu’est le rouge libéral sur les lèvres souillées de sang de la classe bourgeoise. A travers l’éclat des sarcasmes et des jeux de mots qui s’abattent sur le malheureux Bauer, digne précurseur de tous les interprètes successifs du socialisme individualistes, libertaires ou … existentialistes, on aperçoit, déjà claire, la construction de la doctrine. Bauer exalte Robespierre et voit en Napoléon le tyran qui assassina la liberté. Marx et Engels anticipent les démolitions futures des sottises sur le césarisme dans la société moderne (dont par la suite on fit de véritables orgies pour Guillaume, Benito, Adolf, et … Joseph) : à Robespierre, ils préfèrent Napoléon. « Ce qui, le 18 brumaire, devint la proie de Napoléon, ce ne fut pas le mouvement révolutionnaire en général; ce fut la bourgeoisie libérale. Napoléon, ce fut la dernière bataille de la Terreur révolutionnaire contre la société bourgeoise, également proclamée par la Révolution, et contre sa politique. Certes, Napoléon comprenait déjà l’essence de l’État moderne : il se rendait compte qu’il est fondé sur le développement sans entraves de la société bourgeoise, sur le libre jeu des intérêts particuliers (et donc non pas sur l’égalité de tous les citoyens) … Il accomplit la Terreur en remplaçant la révolution permanente par la guerre permanente … ».

Un commentaire de ce passage serait très instructif. On pourrait montrer comment tout le cycle (terreur, comédie libérale, super-étatisme) se répète plusieurs fois dans le cours de l’histoire bourgeoise : en France, tant étudiée par Marx, trois ou quatre fois jusqu’à présent … Il y est noté que Napoléon tenta d’assujettir les intérêts privés à la force de l’État, de monopoliser le commerce extérieur … . « Ce sont les négociants français qui préparèrent l’évènement qui porta le premier coup à la puissance de Napoléon. Ce sont les agioteurs parisiens qui, en provoquant une disette artificielle, obligèrent l’empereur à retarder de près de deux mois le déclenchement de la campagne de Russie et à la repousser en conséquence à une date trop reculée ».

La force de la méthode réside dans le fait d’avoir fermement prévu les étapes. La bourgeoisie française, avec la restauration des Bourbons, affronta une fois encore la contre-révolution. Elle réalisa en 1830 ses désirs de 1789. L’histoire de la Révolution française débute en 1789, mais elle n’est pas encore achevée en 1830 … Et tout ceci est écrit en 1844 !

Aujourd’hui

En 1848, le Manifeste ne parlait pas de la Russie. En 1882, Engels écrit dans la préface à la version russe : « si la révolution russe donnait le signal d’une révolution des travailleurs en Occident … ». Grâce au développement industriel, l’Allemagne est désormais devenue un État capitaliste, bien que la bourgeoisie y soit politiquement faible et, par contre, le mouvement ouvrier puissant … Mais c’est toujours la vision d’un élan à prendre à partir d’une révolution anti-féodale en Europe, il ne restait que celle de Russie à accomplir.

Le capitalisme, en tant que système de production, était apparu en Russie aussi, et avec lui, le prolétariat moderne. Mais l’absolutisme était en pleine force. Cela vaut la peine de demander à la très belle synthèse historique de Trotski la confirmation que le capitalisme y naquit en tant qu’économie d’État. « En devenant l’instrument de la capitalisation en Russie, le tsarisme s’affermissait avant tout lui-même » … « L’autocratie, avec l’aide de la technique et du capital européens prit le caractère d’un très gros entrepreneur capitaliste, banquier, propriétaire du monopole des chemins de fer et de l’eau de vie. Ce ne furent pas, comme en Europe, l’artisan de village, et encore moins le grand commerçant qui sentirent la nécessité de créer une industrie importante et forte, ce fut l’État ». Il est à noter que cet écrit date de 1908. L’auteur montre comment les Suédois obligèrent Pierre le Grand à construire une flotte, et ensuite à réorganiser l’armée sur des bases nouvelles. Mais pour échapper à la dépendance des fournitures anglaises, hollandaises, hanséatiques, le Tsar fonda des manufactures nationales. Les entreprises privées ne surgirent qu’ensuite; leur personnel se trouvait dans un état de semi-servitude. « Des tarifs prohibitifs et une politique de subventions financières aux propriétaires » leur venait en aide.

En 1861, les besoins de main d’œuvre obligèrent le gouvernement à promulguer l’émancipation partielle des serfs des campagnes.

Naissance du prolétariat donc, et, bien avant les mouvements de 1905, se posa la question de sa stratégie de classe en Russie. Il ne manqua pas de marxistes savants pour proposer de passer par-dessus tout programme politique et de faire seulement de l’économisme prolétarien. Mais la nécessité de renverser le pouvoir des tsars est très claire, bien qu’un mouvement de bourgeois libéraux véritable fasse défaut. En effet, une classe audacieuse, décidée et révolutionnaire d’entrepreneurs capitalistes ne s’était jamais constituée. Le problème classique de l’alliance insurrectionnelle se posait, ainsi que l’avait vu le marxisme pour l’Allemagne; alliance, mais avec qui ? Le problème entraîna un travail immense chez les socialistes russes.

Lorsque la force de l’autocratie, de son armée et de ses policiers, étrangla le soulèvement des masses ouvrières dans les grandes villes, alors que la démocratie bourgeoise n’apparaissait que dans les polémiques creuses des socialistes mencheviks et de droite, le revers de 1905 fut d’une utilité immense pour cette préparation – et ce ne sont pas des livres bien écrits qui l’ont démontré, mais la victoire gigantesque de 1917.

En examinant rapidement la polémique Trotski-Lénine entre les deux révolutions, on relève que tous les deux prévoyaient avec certitude le retour de la révolution et que tous les deux étaient persuadés que la bourgeoisie capitaliste et la démocratie bourgeoise n’en seraient nullement les protagonistes. Il était donc certain que lors de cette révolution le prolétariat devrait non seulement ne pas s’allier avec la grande bourgeoisie, mais se substituer à elle. Mais alors sur quel programme politique et social ? Et avec quels autres alliés ? La formule de Lénine était « dictature démocratique du prolétariat et des paysans ». Cela veut dire que la classe ouvrière aurait trouvé un allié puissant parmi les paysans et aurait lutté avec eux pour prendre le pouvoir. Pour le remettre à la bourgeoisie capitaliste ? Jamais. Pour le détenir dans une optique de transformation capitaliste de l’économie arriérée ? Oui, en grande partie, avait le courage de répondre Lénine. Fin avril 1917, Lénine, sur la ligne de la grande bataille contre les social-traîtres et contre la guerre impérialiste mondiale, développe sa position dans une formule précise : dictature du prolétariat, tout le pouvoir aux soviets. Alliance avec les paysans, mais liquidation de tous les partis « voisins », y compris à un moment donné le parti paysan : le parti socialiste-révolutionnaire.

On sait comment Trotski a revendiqué – et il pouvait le faire dans une certaine mesure – avoir anticipé douze ans auparavant la formule de la dictature révolutionnaire socialiste et de la révolution internationale. Quoiqu’il en soit, les bolchéviks s’accordent sur ce point, sous la formidable impulsion de Lénine; le prolétariat et le parti russe assumèrent la dictature toute entière et jetèrent toutes leurs forces dans la balance de la révolution européenne.

Si à la révolution d’Octobre et de Lénine a succédé une contre-révolution apparemment non sanglante – il n’y eut pas d’invasions restauratrices, ni de changements formels au pouvoir et au gouvernement bien que ce soit un fait établi qu’une série de purges terribles ont frappé des masses de militants ouvriers et du parti, du courant radical – cela ne veut rien dire que d’affirmer que, Lénine malade et impotent à partir de 1922, et mort en 1924, Staline a défiguré et trahi la révolution.

Mort avant d’être battu sur les champs de bataille de la guerre civile, ou bien avant d’être entraîné à son tour dans une « involution » fatale, Lénine a vaincu théoriquement. Ce qu’il voulait empêcher, mais qu’il avait prévu, est arrivé. La main de Lénine n’a en rien arrêté l’Histoire; peut-être son esprit a-t-il pu, un jour, la maîtriser. Il n’en est pas moins correct qu’il eût à crier d’aller « plus avant », comme il fut correct de le crier en 1848 et en 1871.

La pire des trois éventualités s’est vérifiée. Ce ne fut pas la révolution permanente que voulait la Ligue en 1850, et le généreux Trotski dès 1903; révolution qui serait parvenue à la dictature européenne du prolétariat, seul résultat qui lui aurait donné le droit de s’arrêter. Ce ne fut pas la contre-révolution armée qui eût écrasé à la fois les bourgeois démocrates et les ouvriers socialistes en remettant les choses à leur point de départ, au niveau de 1905, quand il fut évident que, en paraphrasant, « toute révolution prolétarienne russe aurait accompagné une guerre mondiale ». Le pire s’est vérifié. Les chaînes féodales ont été rompues, mais à leur place, la virulence du capitalisme s’est grossie démesurément.

Le prolétariat russe a fait la révolution; il a tenté avec Lénine de la faire pour lui, mais en fin de compte, il l’a faite pour le capitalisme.

Le capitalisme en Russie n’a eu ni périodes héroïques, ni envolées idéologiques et philosophiques, sinon dans les cercles de quelques intellectuels égarés. De la même manière qu’il avait accepté d’être tenu en nourrice par l’autocratie, de la même manière vit-il aujourd’hui, éléphantesque, et se développe-t-il dans les serres d’un bonapartisme idolâtre de l’État et totalitaire hérissé de sbires et de bataillons.

Mais alors que le bonapartisme du grand Napoléon était sur la crête la plus élevée d’une onde révolutionnaire et se trouvait alors à la pointe la plus ardente de l’histoire européenne, le bonapartisme russe d’aujourd’hui est à l’arrière-garde d’une armée non pas vaincue, mais qui marcherait le dos tourné vers le front.

De la révolution permanente, il ne veut pas aller à la guerre permanente ! Si les ombres de Robespierre et de Danton ont peut-être plané sur les champs d’Austerlitz, celles de Lénine et de Trotski n’étaient pas certes pas sur les redoutes de Stalingrad.

Cela est si vrai que, seule aujourd’hui, s’adresse au prolétariat mondial la consigne capitularde : paix permanente !

Mais si les contre-révolutions du siècle dernier enseignèrent tout ce qui est consigné dans l’histoire de la Commune et de la révolution soviétique, cette contre-révolution d’aujourd’hui ne pourra pas s’être passée pour rien et si elle a porté le capitalisme à travers l’Oural et les mers du Levant, ceci nous montre aussi la route pour la révolution prolétarienne qui abattra, de l’Atlantique au Pacifique, les forces monstrueuses du capital : seule perspective historique qui doit finalement, et après tant de retours infâmes, lui faire courber la tête.[1]

Notes :
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  1. Notes des traducteurs :
    Une traduction de ce texte est déjà parue dans le № 10 de la série 1 d’« Invariance » sous le titre « Le règne de la contre-révolution », puis une autre sous le titre repris ici dans « Russie et révolution dans la théorie marxiste » (Bordiga, réunion de Bologne de 1954 augmentée de plusieurs textes avec une préface de J. Camatte, éditions Spatacus).
    Serge Voronoff : chirurgien russe, naturalisé français (directeur depuis 1917 de l’Institut de Clinique Expérimentale du Collège de France) introduit le 12. 1. 1920 l’opération pour obtenir le rajeunissement de l’organisme humain par le moyen de la greffe de glandes prises sur le chimpanzé.
    Sur ce sujet, Voronoff écrivit : « Vivre, étude des moyens de réaliser l’énergie vitale et prolonger la vie », Paris 1920.
    Bordiga cite à nouveau le « 1905 » de Trotski (comme il le fera de nombreuses fois, dans la 2ème partie de la réunion de Bologne, 1954, entre autres). Trotski soutint une importante polémique au sujet du développement étatique du capitalisme en Russie avec l’historien Pokrovski en 1922 qui, lui, niait toute spécificité au développement des formes capitalistes russes et donc le poids du facteur État. On trouve la réponse de Trotski à un compte-rendu défavorable de son « 1905 » par Pokrovski en annexe de son « Histoire de la révolution russe », tome 2, p. 733 (éditions du Seuil). Pokrovski accorde une très grande importance au commerce russe au XVIe siècle. [⤒]


Source : « Battaglia Comunista », Nr. 18 1951. Traduit dans Invariance. Traduction non vérifiée, se repporter à l’original.

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