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«ÉLOGE DE L’AGRESSEUR»


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«Éloge de l’agresseur»
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Sur le fil du temps

«Éloge de l’agresseur»

Le thème de la « défense de la patrie », contre lequel Lénine mena bataille toute sa vie, est perpétuellement au centre de la polémique mondiale des propagandes adverses qui précèdent la guerre.

Les plans colossaux d’armement sont soutenus par un argument unique : défense de la paix, conjuration des agressions ennemies, et dans les cas désespérés, résistance aux agressions elles-mêmes.

La politique de « sécurité » mondiale et l’organisation des nations unies d’une part, le mouvement des « partisans de la paix » de l’autre, travaillent comme des agences de publicité sur le même schéma simple (la règle et le dogme de la technique moderne de propagande se résument en un seul mot : simplicité) la paix est possible contre ceux qui la perturbent, c’est non seulement un devoir mais aussi un droit que de répondre par la force armée.

Et chaque bande d’ajouter : les pacifistes, c’est nous, les perturbateurs et les agresseurs, c’est vous.

C’est notoire, ce jeu historique a bien marché par deux fois pour les Franco-Anglo-Américains : nous avons gagné la guerre… !

Les Russes d’aujourd’hui, qui cherchent à ne pas perdre la leur, ne trouvent rien de plus et rien de mieux. Concernant la guerre, tout est dans Marx et dans Lénine, dont ils se réclament : lutte pour la paix universelle, et si la guerre éclate, résistance à l’agresseur, défense du sol de la patrie, défense de l’indépendance nationale ! Les communistes sont les champions du patriotisme !

Nous entendons donc à tout instant, dans les articles et les discours, des thèses de ce calibre : « une agression soviétique est impossible »« la théorie provocatrice de la guerre révolutionnaire démasquée »« la grande idéologie léniniste-stalinienne de l’égalité et de l’amitié entre les nations et la lutte pour une paix mondiale durable »« lutte pour la liberté et l’indépendance nationale ».

Et puisqu’on ajoute : nous n’avons pas de politique à double fond, nous faisons ce que nous disons et nous disons ce que nous faisons; il faut en conclure que la puissance organisée qui a son centre à Moscou n’a pas de plan, même à long terme, pour anéantir l’impérialisme américain et atlantique, mais qu’elle jetterait toutes ses ressources politiques et militaires dans la fournaise pour les finalités suivantes : premièrement, amitié et paix avec l’Amérique et le monde bourgeois occidental – deuxièmement, défense nationale dans les territoires que les puissances atlantiques voudraient assujettir ultérieurement à leur hégémonie.

Pour arriver à démontrer que ces perspectives sont cohérentes avec la lutte de classe prolétarienne et internationale, on se fonde sur la clarification léniniste du marxisme, qui constitue la patrimoine fondamental de la doctrine communiste : « Il n’existe pas de guerres abstraites ou de guerres en général, mais seulement des guerres déterminées, liées à la situation concrète de la période historique dans laquelle elles se développent et aux rapports de force entre les classes et les États dans le monde ».

On ne peut bâtir la cabale de la guerre de défense de la patrie, ni. la malédiction des agresseurs, sur cette prémisse évidente et exacte. La « discrimination » marxiste et léniniste entre guerre et guerre – qui ne conduit jamais à la honte du soutien du parti aux gouvernements bourgeois en guerre – fait considérer certaines guerres de l’histoire comme des « guerres de progrès », à savoir des processus utiles au développement révolutionnaire. Mais elle ne mène pas à la balourdise du défensisme; ces guerres utiles « dans le concret », ces guerres « louables », sont généralement des guerres d’attaque, d’offensive, non de défense.

Concrètement, le marxisme-léninisme enseigne la chose suivante le parti prolétarien peut considérer historiquement comme une issue utile la guerre d’agression; il peut mener jusqu’au bout le sabotage d’une guerre de défense.

Hier

La « règle générale » de la défense du sol national n’existe que pour le agents de la trahison et de la contre-révolution.

A la veille des grandes luttes de 1848, les communistes, qui venaient de proclamer leur doctrine, eurent l’espoir d’en faire la preuve dans l’action révolutionnaire générale. S’il fut audacieux d’espérer greffer l’attaque directe de la nouvelle lutte de classe contre la bourgeoisie qui venait de vaincre sur le tronc des révolutions libérales, comme le magnifique prolétariat de France s’y essaya en fait, il semble certain que ce cycle aurait étendu pour le moins à l’Europe le système social et politique que l’Angleterre et la France avaient conquis avant le début du XIXème siècle. Mais il n’en fut pas complètement ainsi, et un retour partiel au pouvoir de groupes réactionnaires et féodaux, avec lesquels la bourgeoisie, justement par peur du spectre communiste qui se levait, passa de vils accords dans de nombreux pays, suivit la répression des mouvements insurrectionnels des grandes métropoles. Il s’ensuivit une période de retraite du mouvement révolutionnaire et de pause dans la formation du mouvement ouvrier de classe.

Les socialistes n’ont pas toujours bien compris l’analyse développée par Marx et Engels pour cette période; pour être plus exact, s’ils l’ont bien comprise en tant qu’analyse des rapports de force entre les classes, ils sont restés très en retard dans sa compréhension à propos des rapports entre les États.

Le premier aspect fut exposé dans les œuvres économiques classiques et dans le « Capital »; il fit apparaître en pleine lumière le développement gigantesque des forces de production modernes, leur concentration, la formation, dans les contradictions du capitalisme, des prémisses socialistes et révolutionnaires.

Les États (laissons pour l’instant les « nations »), ne sont pas moins des faits physiques que les masses de marchandises et que les fabriques et les usines. Pour la théorie du déterminisme économique, ils se situent entre les formes et les « rapports » de production; ce sont des instruments de force matériels qui agissent, toujours, dans la lutte militaire et politique comme dans l’économie sociale.

L’évaluation du processus historique est impossible si, à la recherche sur les facteurs économiques et productifs, on n’ajoute pas celle sur les facteurs de force politique : partis, gouvernements et États; sur les vicissitudes de leur formation, de leur rupture, de leurs alliances et de leurs affrontements – et donc sur les guerres.

Il y a une chose qui n’a jamais été bien comprise : les fondateurs du marxisme, qui ont développé la critique de la société bourgeoise et la doctrine de la lutte des classes à partir des données de l’évolution capitaliste anglaise et de la révolution politique française, firent preuve d’aversion et de haine envers la bourgeoisie allemande et, en même temps, d’une impatience la plus trépignante à l’encontre des retards de son développement et de sa victoire. Dans une centaine de leurs textes, on constate que Marx et Engels poussent à la naissance d’une très grande industrie en Allemagne, qu’ils ne virent pas mais qu’ils avaient prévue; et ils ajoutent toujours une réprimande à la bourgeoisie anti-féodale pour son retard dans l’organisation étatique et la perspective d’une marche de l’Allemagne sur la voie de la grande unité nationale, voie que les bourgeoisies française et anglaise avaient déjà suivie et imposée des siècles avant qu’elles ne prennent le pouvoir. Pour eux, c’est une honte que la bourgeoisie allemande n’ait pas accompli ses tâches nationales : le prolétariat allemand l’y poussera. Toutefois, si ce dernier doit subir ce malheureux retard historique qui freine sa pleine entrée en action comme classe, il est en avance dans la théorie – s’il ne peut arracher aux capitalistes les forces productives avant que ceux-ci ne les aient arrachées aux propriétaires terriens, il leur a déjà arraché la puissance de la critique révolutionnaire, devenue stérile et inutile entre leurs mains, ce qui les rend encore plus méprisables.

L’enseignement historique de cette période, dont le bilan est celui d’une révolution aux trois-quarts avortée (1848 à 1870) et dans laquelle l’action de classe prolétarienne n’a pas encore pu se placer au premier plan, est le suivant : l’Allemagne ne sortira pas des ténèbres féodales si elle ne traverse pas une période d’entreprises nationales et militaires. C’est une constatation objective et non le noyau de la politique du prolétariat socialiste naissant. Cela vaut également pour d’autres pays : Italie, Hongrie, nationalités slaves et ainsi de suite. Et dans le fond de ce grand tableau, il y a l’énigme du colosse moscovite contre lequel se brisa sans rémission la vague d’assaut des armées napoléoniennes et bourgeoises.

Il est décourageant qu’après des années et des années, des décennies et des décennies de propagande et de débat marxistes, on doive encore répéter certaines choses fondamentales : cette construction dialectique et déterministe du rapport entre les guerres et la révolution, dans laquelle l’« organisation nationale » des grandes unités étatiques bourgeoises est montrée comme une condition, un point de passage, un « moyen » historique sur la route de la révolution sociale de classe dans le monde entier, est en effet accompagnée d’une exaltation « par principe » et « en général » de la liberté nationale et de l’indépendance de la patrie, qui lie ensemble classe dominante et classe exploitée au sein de chaque nationalité; et on veut que les unités territoriales obtenues ne soient pas brisées par la guerre civile mais organisées dans un plan mondial abstrait et pacifiste de « respect » réciproque entre les peuples. Il faut être creux comme un collaborateur intellectuel de l’« Unità », faisant partie de cette foule de petits bourgeois venus au stalinisme par opportunisme personnel et par bassesse carriériste, qui trouvent aujourd’hui ce même stalinisme trop brûlant, et qui, du fait de cet opportunisme-même (couvé et élevé théoriquement dans cet environnement) s’en échappent; il faut être un de ceux qui n’ont pas encore fini d’être des parvenus du mouvement ouvrier pour en devenir des déserteurs, pour mettre en commun les objectifs de la première Internationale de Marx avec ceux du congrès de Genève de 1867 pour la paix, avec ceux de Garibaldi, Hugo, Blanc et compagnie.

Depuis ces années-là, la critique marxiste s’abattait impitoyablement sur la vision historique de ces petits bourgeois patriotes et humanitaires : tandis que la perspective marxiste n’hésitait pas à accepter le passage par une série de guerres effroyables vers le déploiement final des travailleurs dans les guerres civiles, le démocratisme pacifiste se plaçait sur la voie des mensonges, qui a été calquée par les mouvements – masque de l’impérialisme le plus négrier – de la Ligue wilsonienne et de l’ONU trumanienne d’aujourd’hui.

Quand Engels commente en 1874 sa « Guerre des paysans en Allemagne » écrite en 1850, il dit qu’il l’a rédigée « sous l’impression directe de la contre-révolution ». Cette impression (et combien les impressions des révolutionnaires surpassent les sales calculs du carriériste politique qui cherche le vainqueur afin de virer de bord vers lui !) était nettement celle que la tradition d’un grand mouvement national et populaire de lutte contre les principautés féodales, et surtout d’un mouvement unitaire qui recouvre le cloaque du fédéralisme et de la centaine de cours des petits princes, faisait défaut en Allemagne. Engels a voulu montrer que les Allemands avaient eu aussi, en 1525, une guerre civile révolutionnaire, mais non victorieuse comme celles qui coupèrent la tête des rois, et il en a montré les liens avec le mouvement de la Réforme religieuse, couverture, de sa vraie substance sociale.

Depuis lors, pour Engels, l’histoire du peuple allemand est une histoire honteuse parce qu’il n’a pas su fournir cet effort national que les masses anglaises et françaises, bourgeoisie en tête, avaient su fournir.

La victoire de Waterloo sur les armées du premier Napoléon ne suffit pas à combler ce grave vide historique, même si l’Allemagne officielle s’en vante comme du couronnement d’une guerre glorieuse de défense et d’indépendance dans cette victoire, ce n’est pas une bourgeoisie moderne qui se présenta sur la scène, mais l’alliance des pouvoirs féodaux, laquelle laissa des traces indélébiles d’asservissement au Tsar chez les gouvernements de Berlin et de Vienne. Victorieux ou vaincu, c’est Napoléon qui se battait pour la progression, irrévocable, du mode social moderne et capitaliste dans toute l’Europe, lui, le seigneur de l’offensive !

Engels oppose donc à la tradition de Blücher celle des premiers révolutionnaires, l’aile gauche extrémiste de la guerre paysanne, et compare Thomas Münzer aux Niveleurs de la révolution de Cromwell et aux Égaux de Babeuf, précurseurs embryonnaires de la guerre des travailleurs.

En reprenant en 1874, après la Commune, le parallèle qu’il avait tracé entre les révolutions défaites de 1525 et de 1848, Engels mentionne à nouveau sa phrase bien ciselée. En 1525, ce sont les petits princes allemands qui vainquirent contre les paysans, et derrière eux il y avait les petits bourgeois – en 1848, ce sont les grands princes, à savoir l’Autriche et la Prusse, qui vainquirent. Mais derrière eux, il y avait les grands bourgeois. Et derrière les grands bourgeois il y a les prolétaires.

La sale escroquerie de l’opportunisme est toute là : pour lui, être derrière, c’est exactement la même chose que d’être bras dessus, bras dessous, avec les bourgeois.

Vingt-cinq ans après, Engels ajoute fièrement : je regrette d’avoir fait, dans cette phrase, bien trop d’honneur à la bourgeoisie allemande ! Celle-ci, terrorisée par ce compagnon de lutte qui la harcèle dans les reins, le prolétariat, ralentit la marche de l’histoire, et elle se prosterne devant les pouvoirs dynastiques, bureaucratiques et soldatesques d’Autriche et de Prusse, elle se complaît parmi les restes féodaux. Engels conclut : si le monde reste bien gentiment tranquille (c à d si une insurrection ouvrière ne saute pas les étapes de l’histoire, et malheureusement elle ne les sauta pas pour cause d’orgies parlementaires et réformistes) « nous pourrons peut-être voir, en 1900, que le gouvernement de la Prusse a vraiment supprimé toutes les institutions féodales, que la Prusse en est arrivée enfin au point où en était la France en 1792 ! ».

Le régime de Berlin est réactionnaire, et les grands bourgeois sont trop lâches pour lui prendre le pouvoir; malgré cela, il est la seule force unitaire, et c’est seulement sur la voie de l’unité et du centralisme que peut s’accomplir l’organisation historique qui, pour nous, donne l’optimum des conditions à la révolution de classe.

La règle marxiste est que, entre les États, comme entre les classes, la règle décisive est la force, et non pas le droit ou le respect de principes et d’idéaux communs.

Si nous poursuivons donc l’application de cette règle aux guerres, nous pouvons, avec un certain degré de propriété de langage, parler de guerres « justifiées », mais, en aucun cas, nous ne trouverons l’application de cette règle idiote : toute guerre de défense est juste, quelque soit l’agresseur.

Ca c’est la règle qu’enseignent, au mépris de chaque ligne écrite par Marx, par Engels et par Lénine, les écoles de parti staliniennes. S’ils l’enseignent sans y croire, et s’ils pensent qu’ils font de la sorte une bonne manœuvre, cela ne rend que plus risible la situation des hiérarchies du mouvement quand elles se mettent en colère parce que les « marxistes fantoches » ainsi fabriqués, vont la répéter de manière crasse en dehors de l’école, et prennent des engagements envers le sol de la patrie, quelqu’en soit l’agresseur. Le partisan de la patrie vaut bien le partisan de la paix.

Nous distinguons cependant, de façon marxiste, entre guerre et guerre, c à d entre périodes et périodes de guerre; nous suivons en cela Engels et Lénine : dans la majeure partie des cas, nous nous trouverons du côté de l’agresseur, et contre le sol de la patrie. A de nombreuses reprises, du côté du belliciste et non du côté du pacifiste. Et le parti ouvrier sera, dans sa manœuvre, également contre, c’est-à-dire non pas aux côtés, mais plutôt derrière, les forces de guerre et d’invasion qui déferont, malgré elles, les nœuds inexorables de l’histoire.

1848. Le Piémont attaque le grand Empire autrichien pour conquérir la Lombardie. Guerre de libération, au sens bourgeois, mais précisément c’est de façon incontestable une guerre d’attaque, d’offensive et d’invasion. On ne libère personne sans s’attaquer au geôlier. Pour les marxistes, elle est un aspect de la grande vague révolutionnaire qu’on retrouve à Vienne et à Milan. Et Engels déplore le fait que, par illusion patriotique, même les rebelles de Vienne s’enrôlent pour combattre en Lombardie. Cette intervention du côté allemand contre la révolution italienne est définie par Engels comme « une guerre fratricide ». Les marxistes tiennent à l’organisation de l’État moderne national aussi bien en Allemagne qu’en Italie. Et Engels le répète en 1893, dans sa préface à l’édition italienne du « Manifeste » : « En Italie, en Allemagne, en Autriche, les ouvriers ne firent, dès le début, que porter la bourgeoisie au pouvoir. Mais, dans quelque pays que ce soit, le règne de la bourgeoisie n’est pas possible sans l’indépendance nationale. La révolution de 1848 devait donc s’abriter derrière l’unité et l’autonomie des nations qui en manquaient jusqu’alors : l’Italie, l’Allemagne, la Hongrie. La Pologne suivra à son tour ».

1849. Guerre de l’Autriche contre le Danemark pour la conquête du Schleswig-Holstein. Pure guerre d’agression et d’invasion contre un ennemi bien faible. Et pourtant, l’Autriche, condamnée pour sa guerre défensive contre le Piémont, est félicitée pour sa guerre offensive contre les Danois. Les habitants de cette province sont allemands et s’opposent depuis longtemps à l’oppression danoise. A la différence des campagnes en Pologne, en Italie, en Bohème, en Hongrie, qui sont réactionnaires, « celle-là est la seule guerre populaire, la seule partiellement révolutionnaire ». Voilà donc un exemple de guerre révolutionnaire qui a été acceptée par le marxisme. Elle est menée par un État féodal, et constitue une agression militaire classique. Toutefois, Engels, qui écrit en 1852, ne fait certes pas l’éloge de l’état-major : l’armée régulière allemande fit tout son possible pour rouler et disperser aussi bien les formations révolutionnaires populaires locales que celles des volontaires allemands. Cela fait un siècle que les valeureux partisans jouent le rôle de l’imbécile.

1859. Guerre de Napoléon III, allié au Piémont, contre l’Autriche. Autre cas de guerre offensive et en même temps de libération nationale, pour les Italiens. L’analyse d’Engels, qui était plus que tout versé dans l’histoire et l’art militaires, est vraiment profonde. Elle tend à montrer que les Allemands, même les bourgeois et les libéraux, n’ont pas intérêt à étouffer l’unification italienne et à intervenir sur le Mincio et sur le Pô, même si l’on considère comme inévitable qu’ils visent à battre Bonaparte sur le Rhin. Elle raille les victoires laborieuses de Napoléon le Petit à Magenta et à Solferino, elle se moque de sa présentation comme libérateur des opprimés, et elle met bien en évidence la politique française défavorable à la formation d’une Italie unie, comprenant Naples et Rome. Mais elle démontre la vacuité de la thèse selon laquelle la Prusse et l’Allemagne devraient, pour des raisons de défense militaire sur le Rhin, tenir en leur pouvoir la Lombardie, en stigmatisant les militaires et les chauvins allemands. Engels soutient cette thèse, dans un premier texte, avant que la guerre n’éclate; dans un second texte, après la paix de Villafranca imposée par la Prusse neutre à la France et à l’Autriche, il condamne l’annexion française de Nice et de la Savoie, justifiée à son tour par les militaristes français par des raisons de « sécurité » et de frontières naturelles, c à d stratégico-militaires. C’est par le même raisonnement que les États-Unis ont aujourd’hui des frontières sur l’Elbe et sur la Mer Jaune…

La première étude contient, lorsqu’elle passe des considérations militaires aux considérations politiques, une défense on ne peut plus décidée de la thèse nationale italienne, et réfute la vieille opinion selon laquelle l’Italie devrait dépendre des Allemands ou des français. Condamnant nettement toute domination allemande sur la Lombardie-Vénétie, Engels oppose aux patriotes allemands qu’il avait été difficile jusqu’alors pour l’Allemagne d’échapper « à sa mission d’être sous domination française ou sous domination russe ». Si difficile qu’aujourd’hui, en 1950, nous en sommes encore là !

La deuxième étude d’Engels effectue une estimation, en 1860 et avant l’expédition de Garibaldi, de la population du nouvel État italien (seulement 11 millions d’habitants alors), et fait une apologie ouverte de ce résultat historique, dont il conteste le mérite au bonapartisme, avec une raison évidente, de même qu’il lui adresse une réprimande, non seulement pour l’extorsion de la Savoie et de Nice, mais aussi pour la possession de la Corse. Et en conclusion, il ajoute à ce premier point, deux autres points qui intéressent les Allemands : la prétention de la France bonapartiste à repousser jusqu’au Rhin sa frontière militaire « naturelle », et la menace russe, historiquement convergente avec la menace française, contre l’unité allemande. Encouragements à un nationalisme allemand ? Seulement pour les sots. Ce sont les perspectives nécessaires de l’unification en Allemagne, seule base d’un grand mouvement prolétarien encadré par l’Internationale révolutionnaire.

Les conclusions en sont cependant terriblement radicales, et elles suffisent maintenant pour donner la sépulture à la petite formule très bête de la défense. En tant que spécialiste de la science militaire, Engels est avec raison un « offensiste » et non un « défensiste », en tant que sociologue, il est pour la théorie de la violence et non pour celle des cautères humanitaires.

Les phrases en sont ni plus ni moins que les suivantes (et elles font suite au rappel de toutes les menaces et vexations tsaristes) : « Devons-nous tolérer encore longtemps qu’on joue un tel jeu avec nous ? La terre rhénane n’a-t-elle d’autre destin que celui d’être dominée par la guerre, pour que la Russie ait les mains libres sur le Danube et la Vistule ? La question est là ! Nous espérons que l’Allemagne répondra aussitôt l’épée à la main ». Après avoir rappelé que la révolution paysanne gronde en Russie, Engels conclut ainsi : « Il semble donc que l’Allemagne soit appelée à expliquer ce fait aux Russes non seulement par la plume mais aussi par l’épée. Et si cela arrive, ce sera une réhabilitation pour l’Allemagne qui contrebalancera des siècles de honte politique ».

Et vlan pour le partisan de la paix.

1866. Guerre entre l’Autriche et la Prusse : cette dernière a compris la leçon de l’alliance et de la non-inimitié avec l’Italie nouvelle. Cette guerre aussi fut une guerre d’agression du côté italo-prussien : l’Italie rafla la Vénétie malgré les bêtises militaires de Lissa et de Custoza, et en ce qui concerne la Prusse, Engels se moque de la victoire de Sadowa, concours de sottises techniques des généraux des deux côtés, mais il en range le bilan à l’actif. Le lâche bourgeois allemand qui « a 1848 dans les os », a même peur d’avoir vaincu à Sadowa. Quoi qu’il en soit, l’actif de l’agression de certains Allemands par d’autres Allemands est remarquable : la Prusse a donné un bon exemple centraliste et révolutionnaire en engloutissant, elle qui est légitimiste, trois couronnes « de droit divin », et en s’assurant le contrôle de toute l’Allemagne du Nord. C’est un résultat appréciable dans la mesure où on ne pourra plus dire clairement et dialectiquement : « Il n’y a plus en Allemagne qu’un ennemi sérieux de la révolution, le gouvernement prussien ».

1870. Guerre franco-prussienne. Napoléon lance l’attaque qui se termine par un désastre. « Ce qui était vrai après Sadowa et le partage de l’Allemagne, se trouve confirmé après Sedan et la fondation du Saint Empire allemand prussien ». Puis quelques paroles vraiment importantes : « Si infimes sont les changements que peuvent imprimer, à la direction du mouvement historique, les événements « ébranlant le monde » de la soi-disant grande politique ! ». Vous, les politiciens bourgeois, vous assistez stupéfaits à la débâcle militaire, au siège de Paris, au serment de Versailles et à l’Empire; nous, marxistes, nous voyons la continuation ininterrompue de la transformation capitaliste de l’Europe, nous voyons les forces antagoniques révolutionnaires se mesurer et succomber dans la Commune parisienne, nous voyons depuis lors la Commune Européenne et mondiale de demain sortir, non par des bêlements de paix, mais par une guerre sociale rapide, d’une chaîne séculaire de luttes, sans rémission et sans quartiers.

Qu’est-ce qui s’est donc trouvé confirmé ?

L’étendue territoriale de l’Empire par rapport au royaume de Prusse et la centralisation étatique sont des résultats positifs, et elles substituent à une monarchie féodale une monarchie « bonapartiste », sur le type de celle qui, en France, grâce à la défaite, a cédé la place à la république bourgeoise, laquelle a massacré encore une fois les ouvriers insurgés. « Le bonapartisme est, en tout cas, une forme moderne d’État qui suppose la suppression du féodalisme ». Ce passage, repris en d’autres occasions afin d’établir la théorie de l’État et de la « réaction » étatique et policière, montre que la guerre donne une poussée en avant à la paresseuse révolution bourgeoise allemande.

Si cette guerre a semblé avoir brisé la première Internationale prolétarienne, elle a créé en réalité les prémisses d’une grande lutte de classes prolétarienne en Allemagne, qui était gênée socialement par la fragmentation économique, sociale et administrative. Les ouvriers allemands surmontèrent la « commotion chauviniste », due au fait que la dynastie et l’armée exploitèrent, auprès du peuple, le caractère provocateur et agressif des gestes de Bonaparte : en effet, Bismarck et Moltke n’avaient pas moins que lui préparé de façon résolue la véritable agression : ce qu’Engels ne semblait ni ignorer ni regretter. Ensuite, Marx et l’Internationale lancèrent cette Adresse historique aux Communards et firent leur la lutte de Paris contre les Versaillais et les Prussiens. Si, en France, le bilan enregistre une grande défaite, en Allemagne, il se conclut par une situation plus avancée. Engels la définit par les phrases finales de sa préface de 1874.

« Si les ouvriers allemands continuent à agir ainsi, je ne dis pas qu’ils marcheront à la tête du mouvement – il n’est pas dans l’intérêt du mouvement que les ouvriers d’une seule nation quelconque marchent à sa tête – (ça, c’est pour les braillards qui ont trouvé une patrie au socialisme !) mais ils occuperont une place honorable sur la ligne de combat; et ils seront armés et prêts, lorsque de lourdes épreuves imprévues, ou bien de grands événements, exigeront d’eux beaucoup plus de courage, de décision et d’énergie ».

Encore une fois, l’objectif de notre lutte historique, même s’il est loin de nous en tant qu’êtres physiques, ce n’est pas la paix, ce n’est pas la défense, ce n’est pas la résistance aux provocations, mais c’est l’agression révolutionnaire déclarée, générale et internationale, d’un monde d’oppresseurs, qui eux et eux seuls, ont quelque chose à défendre : la propriété, le privilège et le pouvoir.

Aujourd’hui

Ce qui doit suivre cette analyse répandue de la vision marxiste des guerres « déterminées » de la période 1848–1871, c’est l’examen du type historique de guerres qui a eu lieu après : les guerres impérialistes.

Là, on doit faire appel à Lénine : avant tout, pour montrer qu’il assimila et confirma tous les concepts de Marx et d’Engels qui ont été rappelés sur l’appréciation des guerres, et qu’il expliqua, avec Karl Liebknecht, ce qu’on voulait dire quand certaines d’entre elles furent « justifiées »; ensuite, pour démontrer qu’on ne peut rien contre les guerres impérialistes si l’on ne démolit pas le mensonge de la « défense nationale » comme tous les mensonges du pacifisme.

Lénine établit que certaines guerres du passé furent, et certaines du futur pourraient être, révolutionnaires. Il ressort de ses paroles qu’il s’agira de guerres non défensives. Il démantela la thèse empirique suivante : nous sommes contre la guerre, nous faisons exception pour celle de défense; il théorisa et mit en œuvre le défaitisme dans la défense de la patrie.

Ce sont ces thèses et les faits historiques eux-mêmes qui démolirent l’autre point fondamental de la position opportuniste : pour éviter que les guerres, et des guerres toujours plus féroces, ne se répètent, il existe une autre voie que celle de la destruction de toutes les puissances capitalistes.

Ceux qui s’enrôlent pour défendre le sol national contre n’importe quel agresseur, ceux qui luttent pour les deux postulats de l’égalité et de l’amitié des nations, et de la paix entre elles, dans la période historique capitaliste, ceux-là falsifient de façon identique Marx et Lénine.[1]

Notes :
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  1. Notes des traducteurs :
    Les deux textes de Engels, « Le Pô et le Rhin » (1859) et « La Savoie, Nice et le Rhin » (1860), figurent dans les « Écrits Militaires » de Marx et Engels, éditions L’Herne, traduction et introduction de Dangeville. [⤒]


Source : «Lode dell’aggressore», « Battaglia Comunista » Nr. 4 1951. Traduit dans Invariance Mai 1993. Traduction incertaine, se repporter au texte original.

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