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LES ENTREPRISES ÉCONOMIQUES DE PANTALEONE


Content :

Les entreprises économiques de Pantaleone
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Aujourd’hui
Notes
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Sur le fil du temps

Les entreprises économiques de Pantaleone

De forts ténors de la science économique, tels que les Dayton[1], les De Gasperi, les Togliatti, sont montés sur scène afin de discuter de la doctrine moderne de la production dans ses rapports avec l’investissement des capitaux, l’emploi du travail et les oscillations du pouvoir d’achat de la monnaie; et de manière péremptoire, ils ont posé au vieux Pantaleone, qui personnifie le trésor public italien, des questions sur sa façon de placer son argent. Face aux diverses suggestions provenant de l’intérieur et de l’extérieur du pays, d’Occident et d’Orient, Pantaleone est très perplexe.

Après avoir entendu les professeurs, nous nous efforcerons de repasser la leçon, en la ramenant toutefois à des termes qui nous soient accessibles, à nous pauvres petits écoliers, passablement intimidés par l’aspect abstrus des théorèmes économiques.

Rappelons encore une fois que n’investit que celui qui a tellement d’argent qu’il ne peut le « manger ». Vous affirmez, Crapotti, que les sous ne se mangent pas, eh bien asseyez-vous et ne dites pas de bêtises. Autrefois donc, celui qui avait beaucoup gagné, un riche particulier disposé à devenir encore plus riche et qui avait bien mérité de la « production », pouvait investir.

Dans la « classe des ânes », on donne cette définition du socialisme quand celui qui investit n’est plus le particulier mais l’État, c’est le socialisme.

Crapotti, au tableau !

Hier

Cette affaire de l’État investisseur direct, et de l’État directeur d’investissements privés (selon la formule géniale et vraiment lapidaire du professeur Alcide[2] investissements directs de l’État, investissements dirigés par l’État[3] ), est pour beaucoup un fait très récent, datant tout au plus des années 1950, et qui oblige à reprendre de façon différente toute l’analyse du monde capitaliste.

On dirait que personne n’a jamais dicté à ceux qui pensent cela, un pensum à recopier 1950 fois sur leur cahier de classe et ainsi rédigé : le capitalisme ne serait jamais né si l’État n’avait pas investi des capitaux et dirigé des investissements de capitaux. Et il est si parcheminé à l’heure actuelle qu’il semble bien qu’Alcide n’était pas encore né à cette époque-là.

Nous regrettons, mais ouvrons la Bible.

Une certaine suite de versets, vers la fin, concerne ce crime de série noire qui figure dans le casier judiciaire de monsieur Homme : l’accumulation primitive. Mais oui.

Pour l’emploi massif des forces productives, matières et hommes avec un h minuscule, il faut de l’argent concentré. Est-ce qu’il y en avait aux époques précapitalistes ? Sans aucun doute. Malgré les maigres renseignements que l’on pouvait rassembler il y a un siècle, et donc malgré la suffisance des savants d’aujourd’hui, qui disposent de bien plus de « matériel », d’une « information » bien plus riche et d’une montagne ultérieure d’« expériences » sur quoi ils ont bâti leur recherche la plus récente et leur analyse lumineuse, l’affaire, selon l’évangéliste Marx, s’est passée de la façon suivante :
« La genèse du capitaliste industriel ne s’accomplit pas petit à petit comme celle du fermier ».

Nous devons nous arrêter pour donner la note 238 : deux lignes seulement, mais nous en ferons un timbre à sec à apposer sur toutes les méninges « Industriell hier (ici) im Gegensatz (par opposition) zu Agrikol. Im ‹ kategorischen › Sinn (ce n’est pas la langue qu’il importe de traduire, car les marxistes n’ont pas de langue : dans le sens catégorique veut dire dans un but de classification, de définition) ist der Pächter (le fermier) ein industrieller Kapitalist so wie gut (tout aussi bien que) der Fabrikant (le patron de fabrique) ». [vedi MEW, Bd. 25, S. 777] La genèse des fermiers capitalistes avait été traitée deux paragraphes auparavant.

Voyons donc comment naît « stu chiapp'e mpise » (trad. libre : ce gibier de potence) de capitaliste industriel, et faisons un peu de silence pour nous laisser lire la Bible.
« Nul doute que maint chef de corporation, beaucoup d’artisans indépendants et même d’ouvriers salariés, ne soient devenus d’abord des capitalistes en herbe, et que peu à peu, grâce à une exploitation toujours plus étendue du travail salarié, suivie d’une accumulation correspondante, ils ne soient devenus des capitalistes sans phrase[4] ».

Marx lui-même. s’amuse à dire en français : capitalistes sans phrase, et il explique entre parenthèses en allemand : schlechthin : tout simplement; capitalistes purs et simples, capitalistes véritables; quand le sourd ne veut pas entendre, c’est l’italien qu’il faut traduire en italien. Chef de file du premier banc, bouclez-la et passez au cours d’exégèse biblique;

A cette allure, Dozza[5] arrivera t'il jusqu’à Dayton ? Puis-je faire remarquer que, de ces versets fondamentaux, émerge une thèse à marteler à la prochaine occasion, à savoir que les classes ne sont pas des castes fermées et que les capitalistes sont souvent personnellement des ouvriers qui ont passé le Rubicon, ce qui n’enlève rien à la doctrine de la lutte de classe ? Bravo, mais que ce soit la dernière interruption !
« L’enfance de la production capitaliste offre, sous plus d’un aspect, les mêmes phases que l’enfance de la cité au Moyen Age, où la question de savoir lequel des serfs évadés serait maître et lequel serviteur était en grande partie décidée par la date plus ou moins ancienne de leur fuite ».

C’est irrésistible ! On a là toute la critique historique des « libérations » bourgeoises : par exemple en Italie, on est empesté et commandé par les anti-fascistes qui ont été les premiers à s’échapper à l’étranger par peur de Mussolini. Enfin !
« Cependant cette marche à pas de tortue ne répondait aucunement aux besoins commerciaux du nouveau marché universel, créé par les grandes découvertes de la fin du XVe siècle. Mais le Moyen-Age avait transmis deux espèces de capital, qui poussent sous les régimes d’économie sociale les plus divers, et même qui, avant l’ère moderne, monopolisent à eux seuls le rang de capital. C’est le capital usuraire et le capital commercial ».
« La constitution féodale des campagnes et l’organisation corporative des villes empêchaient le capital-argent, formé par la double voie de l’usure et du commerce, de se convertir en capital industriel ».

Ces barrières tombèrent progressivement et il se forma des zones où le capital manufacturier put se développer librement, en dehors des fiefs et des cités corporatives, en général sur les côtes et dans les ports (Angleterre) ou sous la protection du pouvoir royal (France). L’accumulation initiale des gigantesques capitaux modernes a pris son élan; puis elle a trouvé une formidable impulsion dans la conquête commerciale et coloniale du monde, et dans les procédés bestiaux de pillage, de saccage et d’extermination des populations d’outre-mer.

Cette marche irrésistible de la force du Capital repose, en même temps, sur la possibilité technique, fournie par les nouveaux moyens, d’avoir beaucoup de produits au moindre coût et sur la force politique des États métropolitains, dans lesquels, petit à petit, la classe bourgeoise devient plus influente et puissante : la série est classique et mainte fois rappelée : Portugal; Espagne; Hollande; France; Angleterre; un nouveau sujet essaie d’entrer dans la liste : l’Allemagne; ensuite, ce sera le flamboiement d’une étape parfaitement prévue par Marx : l’Amérique.

Dans cet investissement du capital de par le monde, quelle est la fonction de l’État ?
« On sait que la Compagnie anglaise des Indes orientales obtint, outre le pouvoir politique, le monopole exclusif du commerce du thé et du commerce chinois en général, ainsi que celui du transport des marchandises d’Europe en Asie et d’Asie en Europe ».

Pouvoir politique : administration publique les capitalistes de la Compagnie commandaient, par le biais de leurs fonctionnaires négriers, la police locale et même la flotte de Sa Majesté Britannique; monopole : un navire n’appartenant pas à la Compagnie et transportant du thé ou autre marchandise était légalement canonné et coulé. L’époque ? 1750. Prote : c’est bien sept et non neuf.

Nous ne pouvons pas reproduire la fameuse description des hauts faits des colonisateurs blancs d’Est en Ouest : de 1769 à 1770, les Anglais provoquent une pénurie artificielle en achetant tout le riz pour le revendre à des prix fabuleux : des millions d’Indiens crèvent. En Amérique, en 1744, les « puritains » émigrés fixent à cent livres sterling la prime pour chaque « cuir chevelu » d’Indien (scalp). Si l’Indien est vivant, cinq livres de plus seulement. Les États-Unis ont dépensé lors de la dernière guerre 350 milliards de dollars; admettons qu’il y ait eu vingt millions de morts, ce qui donne 17 500 dollars par cadavre, c.-à-d. à peu près 700 livres, un peu dévaluées, mais qui représentent au moins quatre fois plus que la scalpation puritaine. Le capitalisme produit chèrement la vie et chèrement la mort, mais lors de la prochaine guerre, avec le. bombe atomique, on fera des économies : les deux cent mille morts de Hiroshima et de Nagasaki représentent 3 milliards et demi de dollars; le coût de production des deux bombes aura été certainement moindre, y compris la peinture sur l’une d’elles des traits de Gilda, aujourd’hui Mme Ali Khan, plantureuse sultane blanche de cent mille Indiens squelettiques. On a affecté et dépensé encore plus d’argent pour les études sur l’atome en général; mais avec un investissement semblable à celui de la seconde guerre mondiale, nous réussirons bien à nous débarrasser de l’humanité entière.

Le Capital offre tous les milliards de quatre siècles d’accumulation pour le scalp de son grand ennemi : l’Homme.

Revenons à l’accumulation initiale : l’État y joue un rôle de premier ordre, comme par exemple lorsque Frédéric de Prusse contraint par la force les cultivateurs libres à travailler dans les manufactures textiles fondées par le gouvernement. Chaque passage de Marx souligne cette intervention de l’État.

« Le système colonial fit mûrir le commerce et la navigation comme dans une serre. Les « Sociétés Monopolia » servirent de puissants leviers à la concentration des capitaux. La colonie assurait aux manufactures naissantes des débouchés et une facilité d’accumulation redoublée par le monopole du marché colonial. Les trésors directement extorqués hors de l’Europe par le travail forcé des indigènes réduits en esclavage, par la concussion, le pillage et le meurtre refluaient à la mère patrie pour y fonctionner comme capital ».

Savez-vous à qui Marx emprunte ce terme moitié allemand, moitié latin, de « Gesellschaften Monopolia », c.-à-d. sociétés commerciales de monopole ? Bien sur : au dernier fascicule de l’Economist ! Il y a une petite erreur : il l’emprunte à Luther.

Et maintenant attention, comme on dit au microphone :
« De nos jours, la suprématie industrielle implique la suprématie commerciale, mais à l’époque manufacturière proprement dite, c’est la suprématie commerciale qui donne la suprématie industrielle. De là le rôle prépondérant que joua alors le système colonial ».

Il pourrait sembler que nous voulons tricher en omettant, entre l’analyse de la phase de constitution du capital et celle de sa phase ultra-impérialiste la plus récente, l’analyse de la « troisième espèce » de capitalisme, qui se serait insérée entre les phases précitées, et qui serait caractérisée par l’absence d’État et une initiative privée florissante et libre de tout frein.

Le capitalisme, compris comme époque historique et type de production, est un.

Dans sa phase initiale, comme nous l’avons vu avec Marx, il tire celle qui lui est nécessaire parmi les forces productives, à savoir la masse monétaire, du produit des formes historiques de capital usuraire et commercial, lesquelles existaient lorsque la production n’était que fondamentalement terrienne et artisanale. Il libère la force productive des travailleurs associés en masses à l’aide de cet agent économique qu’est la force, en émancipant les serfs de la glèbe et en paupérisant les producteurs indépendants. Le commerce extérieur et d’outre-mer, le colonialisme, viennent à l’aide cour créer les masses de numéraire qui lui sont nécessaires. La violence, toujours.

Le capital peut mobiliser beaucoup d’autres forces productives, puisqu’il peut ajouter à la simple coopération ouvrière les ressources, données par la technique et aussitôt monopolisées par la classe des entrepreneurs bourgeois, du machinisme, d’abord opérateur, ensuite moteur. L’argent suffît pour réunir dans une manufacture mille fileurs avec leurs métiers à main; il faut de nouvelles inventions pour passer aux métiers mécaniques et pour obtenir des mille fileurs le travail de trois mille, puis pour actionner les métiers par l’emploi d’une force motrice, vapeur ou électricité, qui permet d’en retirer le travail de dix mille.

Avec le machinisme avancé, les possessions de matières premières, telles que les minerais de fer, le charbon, le pétrole, prennent une grande importance; dans ces conditions, la suprématie est industrielle et non plus commerciale, une Espagne ne peut plus rivaliser alors que la Grande-Bretagne, l’Allemagne et même la Russie, le peuvent.

La lutte pour la suprématie industrielle redevient bientôt une lutte pour les marchés et les gisements coloniaux; nous en sommes à la troisième phase impérialiste actuelle, dans laquelle nous voyons, avec Lénine, les aspects parasitaires du capitalisme, le capitalisme financier, l’exportation de capital, la finance étatique, revenir en pleine lumière.

Dans ce colonialisme ultime, les blancs colonisent les blancs.

Les trois phases ont rigoureusement. en commun le comportement de la bourgeoisie comme classe, l’exercice de son monopole social sur les forces productives, au contrôle duquel les classes laborieuses sont exclues, l’emploi de la force d’État sans limites et sans scrupules en tant qu’« agent économique » et du gouvernement en tant que « comité d’intérêts » bourgeois, même lorsqu’il peut être élevé au plus haut degré du mensonge idéologique de la libre initiative économique et de la démocratie politique. Il n’est pas nécessaire d’exiger tout cela pour montrer que la comparaison entre les phénomènes des deux phases extrêmes, et les plus expressives, de la tyrannie capitaliste, est pleinement probante.

Marx affirme que ce fut le colonialisme qui proclama l’accroissement du capital comme but unique et suprême de l’humanité, et il passe immédiatement à la description du système de la dette publique et du crédit bancaire. La dette publique, l’emprunt d’État, c’est la création d’un actif pour les capitalistes et d’un passif pour la population qui ne possède rien.

« Par un coup de baguette magique, elle doue l’argent improductif de la vertu reproductive et le convertit en capital »« …mais à part la fortune improvisée des financiers intermédiaires entre le gouvernement et la nation, de même que celle des traitants, marchands, manufacturiers particuliers, auxquels une bonne partie de tout emprunt rend le service d’un capital tombé du ciel, la dette publique a donné le branle aux sociétés par actions, au commerce de toute sorte de papiers négociables, aux opérations aléatoires, à l’agiotage en somme, aux jeux de bourse et à la Bancocratie moderne ».

Le texte illustre ensuite le système fiscal, dans son influence délétère sur la rétribution de la classe ouvrière et comme puissant levier d’expropriation des petits producteurs et donc d’accumulation capitaliste, et le système protectionniste, moyen étatique artificiel pour la formation de capitaux et de capitalistes.

Nous arrêterons là par ce passage :
« Le trésor public représenta souvent cette source enchantée où le capital primitif jaillissait pour arriver directement aux entrepreneurs sous forme d’avance ou même de don gratuit ».

Aujourd’hui

Le capital américain a accusé de timidité dans l’investissement non pas les bourgeois italiens mais leur gouvernement, lequel se comporterait trop prudemment par peur de la dévaluation de la monnaie. Il semble donc prouvé que, désormais, aucun des bourgeois qui dirigent des entreprises ne veut risquer son argent ou son patrimoine pour créer de nouvelles installations productives, y employer des chômeurs et y gagner des profits considérables; mais tous exigent que le trésor public avance l’argent. Ce dernier a obtenu de l’Amérique des aides, mais il n’est pas évident qu’elles aient constitué des facilités de trésorerie. En effet, il semble bien que ce ne fut pas de l’or et des dollars qui arrivèrent mais des marchandises dont on n’exige pas le paiement immédiat et qui représentent une « dette publique » de l’État italien, laquelle devra être remboursée à force d’heures de travail par les prolétaires. Il se peut que de véritables titres de crédit d’État à État n’aient pas été tirés et qu’il ne s’agisse pas d’une simple « usure étatique », mais alors l’engagement se transforme manifestement en sujétion politique; au lieu de payer par une réduction de leur salaire réel, les travailleurs pourront payer en donnant leur peau dans le combat pour la démocratie contre la Russie.

Quoiqu’il en soit, l’État vend à des particuliers ces marchandises qui lui sont fournies en compte ERP[6], et devrait en recevoir des lires. Ces lires étant remises en circulation pour payer des salaires et acheter des machines par exemple, on ne voit pas pourquoi la masse monétaire devrait s’accroître. Mais pour cette fois, nous n’allons pas nous plonger dans cette histoire bourgeoise de l’inflation et de la peur simulée qu’elle provoque.

En réalité, l’État consomme le produit ERP, soit en faisant crédit à son tour aux gros bourgeois, auxquels il cède les marchandises « offertes » Pour rien ou à bas prix, sait en le jetant dans le gouffre de son déficit de &gestion par l’entretien d’une bureaucratie pléthorique, augmentée particulièrement dans le secteur de la police. En conséquence, pour financer de nouvelles industries ou donner de l’oxygène à des industries chancelantes, il devrait imprimer du papier.

C’est ici qu’intervient la belle politique économique des partis qui devraient « représenter les masses laborieuses ». Ces derniers sont de façon acharnée et décidée pour l’investissement d’État et pour le financement par l’État des entreprises industrielles qui, du fait qu’elles n’ont pas de numéraire, de machines modernes, de possibilités d’achat de matières premières même à l’étranger, feignent d’avoir une gestion déficitaire pour licencier des ouvriers. Quand il est décidé de fermer la création mussolinienne du FIM[7], institut pour la reconstruction des poches des industriels de la métallurgie, malgré l’assurance qu’aux dizaines et dizaines de milliards déjà offerts aux « complexes » capitalistes, on en ajoutera d’autres, les députés et les sénateurs socialistes et communistes sont pris de folie, s’arrachent les cheveux et se soumettraient à l’écartèlement si chacun d’eux pouvait compter pour deux lors de l’appel nominal.

Ils ne montrent pas du tout qu’ils comprennent que ces milliards sont des milliards offerts en cadeau aux entrepreneurs qui emploient la classe ouvrière; la seule chose qu’ils montrent c’est qu’ils sont tout à fait surs que la classe ouvrière ne le comprend pas et c’est cela, dans leur méthode, qui compte.

La formule est donc : plan d’investissements, emploi pour ces derniers de toutes les ressources de la trésorerie de l’État, de tous les produits Marshall, ERP, ECA[8], que l’on considère comme les bienvenus. Et surtout, affectation de tout cela à l’industrie, à la grande industrie. Le communisme particulier du groupe qui vola la direction du parti a l’odeur d’un vice sans espoir qui trouve son origine dans l’usine, dans l’entreprise; tendance anachronique d’une gauche bourgeoise provinciale bataillant contre les moulins à vent d’un féodalisme disparu et qui, si elle aperçoit « den Fabrikant », exulte pour cette victoire du progrès et le serre contre son cœur. Elle veut tuer Torlonia[9], elle flirte avec Cademartori[10]. Elle fait ainsi de manière parfaite le jeu de tous les deux.

Lorsque Dayton fait une « semonce » en enjoignant à Pella[11], à De Gasperi et Cie : sortez les lires ! Investissez ! Achetez des machines, avancez des milliards aux groupes industriels, employez des ouvriers, produisez de toutes vos forces !, un cri de triomphe devait se lever du banc de Di Vittorio[12], ainsi que de celui de l’honorable Di Benito[13].

Mais l’affaire s’est passablement embrouillée.

De Gasperi s’est aussitôt défendu, chiffres en mains. En Italie, on investit, et comment. On a établi le revenu national total pour 1950–1951 à huit mille milliards de lires; par rapport aux 6 700 dont on a parlé jusqu’à présent, cela fait un gain de 20 pour cent : de bonne humeur, toujours, dit-on en prison.

Sur ce revenu, 21 pour cent ont été investis dans de nouveaux travaux et installations. Cela représente 1650 milliards, répartis entre trois économies que De Gasperi définit, même si c’est avec d’autres mots, comme économie capitaliste, économie socialiste et économie … de type moyen, social-chrétien, à l’eau bénite. Les intérêts privés ont investit 620 milliards, l’État 608, enfin il y a 422 milliards que les particuliers ont investis, assistés dans ce lourd sacrifice par l’État et ses caisses.

Monsieur Pantaleone des Nécessiteux, de te fabula narratur, c’est de toi dont il s’agit et des rapiéçages convenables avec lesquels on couvre la vieille misère.

Avec toi, le bon sens populaire a très bien personnifié l’image marxiste du peuple, à qui, pour ce qui est d’étatique et de public, n’appartient que la dette, alors que la « richesse nationale » est l’apanage de ces messieurs.

Les intérêts privés ont prélevé en effet 620 milliards sur leurs gains accumulés en 1949–1950, et on doit cela à leur abstinence, puisqu’ils ont acheté des machines, du fer et du charbon, alors qu’ils auraient eu parfaitement le droit d’acheter du champagne, des villas féeriques sur le lac de Côme, et des colonels italo-américains. Ils les consacrent également à l’entreprise de repêcher des fonds de la Mer Tyrrhénienne les cuirassés aux noms impériaux, ou bien des fonds du lac, en-dessous du terrain de golf, les caisses du trésor de Dongo[14] et les cadavres qui y trempent.

Ces 620 milliards, additionnés à ceux du champagne et du reste, sont le travail des prolétaires, devenu plus-value et profit après que les salaires aient été payés, ils sont l’étoffe qui remplace pour le nouveau pantaleone les rapiéçages du vieux.

Les 422 milliards que les intérêts privés ont investis mais que déboursèrent Pella et, par un jeu complexe de prêts, de paiements différés et d’obligations, les banques qui sont chrétiennement à cheval entre l’État et les particuliers, ces milliards, il n’y a rien à faire, c’est Pantaleone qui les a payés en totalité : si vous voulez, messieurs les professeurs, il ne fait que les avancer, mais ce sont les particuliers qui les raflent quand même : ils seront additionnés à la plus-value.

Avec les 608 milliards que l’État investit dans ses propres entreprises nous sommes en plein socialisme, ô Pantaleone c’est toi qui les investis, c’est vrai; mais tu es riche désormais, tu t'es hissé au rang de Fabrikant, et d’ici quelque temps tu t’assiéras même à la table de Di Vittorio; comme si toi aussi tu étais un Cademartori. Les bénéfices seront pour toi et il n’y aura ni plus-value ni inflation puisque ces dividendes plantureux iront dans tes poches, dont le caissier est Pella, c.-à-d. dans ton compte abondant à la Banque d’Italie, et qu’ils éviteront de faire marcher la planche à billets pour leur montant.

Pantaleone ne semble pas convaincu et hoche la tête. Il n’est pas parvenu jusqu’à présent à faire une seule affaire lucrative, il y a toujours été de sa poche, et cette fois il ne lui resterait plus qu’à porter ses rapiéçages au Mont-de-piété, au grand déshonneur de la dignité nationale, chère à Palmiro. Lorsque l’État spécule et entreprend, il délègue toutes ses attributions à des adjudicataires, à des intermédiaires, à des fonctionnaires et à des hommes politiques qui planifient, qui administrent, puis qui expliquent à Pantaleone ce qui en a été, avec des théorèmes d’économie politique et de chaleureux appels au patriotisme du contribuable italien.

Une seule chose pourrait consoler Pantaleoen, c’est qu’à cet étalage ministériel de puissants investissements succède le crépitement des applaudissements sur les bancs de l’opposition, où siègent ses fiers protecteurs populaires et progressistes. Au lieu de cela, perplexité, silence, discours circonspect, prudent, ambigu au mieux du comité communiste.

Alcide a annoncé : tout cela n’est rien. Nous avons voté 50 autres milliards pour la défense et nous nous préparons à en voter cent encore. Nous dépenserons également mille autres milliards en Italie si l’état-major de l’ONU et le PAM[15] les y investissent pour faire des canons et des divisions blindées.

C’est alors que l’économisme d’entreprise et d’usine entre en crise. Nous voulons des investissements « productifs » et non pas pour l’armement; bien sûr, ceux-ci fournissent également emploi et salaire aux ouvriers qui sont nos électeurs, mais, voyez-vous, ils peuvent conduire à l’inflation et à une nouvelle dégradation économique. Il faut distinguer. Si tout cela se produit en Roumanie par exemple, alors, même la sidérurgie et la métallurgie de guerre sont productives et non-inflationnistes, mais pas en Italie, pas en Italie Pantaleone, ne te lance pas dans des entreprises risquées, signe les trois mille milliards à Di Vittorio mais pas les cinquante à Pacciardi[16].

Pantaleone cherche des yeux son fils mineur Crapotti et assiste à la dissipation dans le brouillard le plus obscur des théorèmes de l’économie, nous ne disons pas de l’économie marxiste, mais même de l’économie de l’« Ordre Nouveau ». Et pourtant, Palmiro, tu m'as toujours promis d’être limpide et concret… Mais Palmiro a derrière lui la ressource de deux grands partis. Libérée par ses faiblesses théoriques sur le marxisme, sur le socialisme chrétien ou sur la socialisme d’entreprise turinois, la voix romagnole de Nenni retentit : Politique d’abord ![17]

Les rapiéçages au derrière, après[18] ![19]

Notes :
[prev.] [content] [end]

  1. Représentant de l’administration américaine à l’époque de Truman. [⤒]

  2. De Gasperi. [⤒]

  3. En italien, « direct » et « dirigé » sont représentés par le même mot « diretto » [⤒]

  4. En français dans le texte (N.D.T.) [⤒]

  5. Maire de Bologne et représentant de premier plan du P.C.I. [⤒]

  6. European Recovery Program. Il s’agit du plan de reconstruction de l’industrie européenne, beaucoup plus connu sous le nom de plan Marshall. [⤒]

  7. Fondo Industria Meccanica : Fonds pour l’Industrie Mécanique. [⤒]

  8. Administration pour la Coopération Européenne, instrument destiné à coordonner les interventions ERP. [⤒]

  9. Torlonia : prince-latifondiste romain et cible de prédilection des partis de gauche. [⤒]

  10. Cademartori : Producteur industriel de fromage en Lombardie. [⤒]

  11. Ministre démocrate-chrétien de l’époque. [⤒]

  12. Secrétaire général de la CGIL et représentant du PCI. [⤒]

  13. Mussolini. [⤒]

  14. Le lieu, sur le lac de Côme, où Mussolini fut fusillé et où les hiérarques du fascisme jetèrent les réserves d’or et de bijoux de la République de Salo. [⤒]

  15. Programme d’Assistance Militaire, élaboré par les États-Unis pour réarmer les pays du Pacte Atlantique. [⤒]

  16. Ministre de la Défense de l’époque et représentant du Parti Républicain Italien. [⤒]

  17. En français dans le texte. [⤒]

  18. En français dans le texte [⤒]

  19. Notes des traducteurs :
    – Pantaleone est un personnage vénitien de la Comedia del’arte : c’est le marchand riche, vieux, entreprenant. Mais ici, pour Bordiga (comme c’est le cas dans l’argot italien), Pantaleone représente le citoyen, Monsieur Tout le Monde, qui paye les impôts, est maltraité, etc.
    – Crapotti n’existe pas : c’est un jeu de mots de Bordiga. En italien Crapotti signifie « grosses têtes ».
    – « Class de asen » que nous avons déjà rencontré dans les « Fili » de 1949, vient du lombard cela signifie « classes des ânes », des cancres. A nouveau, Bordiga feint de faire partie des cancres, pour ironiser sur les intellectuels, les pires ennemis du programme communiste, qu’il méprise royalement.
    – « Stu chiapp'e mpise », la phrase en napolitain signifie littéralement « cet accroché par les fesses ». [⤒]


Source : « Battaglia Comunista » Nr. 20 – 1950. Traduit dans Invariance – Mai 1993. Traduction incertaine, se réferrer au texte italien.

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