BIGC - Bibliothèque Internationale de la Gauche Communiste
[home] [content] [end] [search] [print]


CHRISTIANISME ET POLITIQUE


Content:

Christianisme et politique
Hier
Aujourd’hui
Notes
Source


Sur le fil du temps

Christianisme et politique

Hier

On doit considérer de façon tout à fait différente le poids du facteur religieux dans la lutte politique selon la phase de l’histoire contemporaine qui en comporte trois: la préparation, le développement et la victoire de la révolution bourgeoise; la lutte de la bourgeoisie contre les dangers réels de restaurations féodales; la phase actuelle dans laquelle le capitalisme dominant lutte désormais de par le monde entier sur un seul front, contre la révolution des travailleurs.

Dans le système féodal, le pouvoir politique reposait sur des classes fermées et sur des institutions exclusivistes, noblesse, clergé, corps des officiers, dynastie; sa doctrine justifiait ce monopole de richesse et de pouvoir par le principe d’autorité et l’investiture par la volonté et la grâce de Dieu. La prédication religieuse et l’organisation des églises fournissaient une part essentielle à la défense du régime dominant et constituaient un obstacle fondamental à l’assaut que menaient les forces nouvelles contre le pouvoir et les privilèges. Dans certains pays, l’État s’appuyait sur l’Église; dans d’autres, il s’était doté d’une Église dont l’organisation était pénétrée par lui, en fonction de ses propres objectifs de conservation. Dieu et le prêtre étaient utilisés sur le même plan pour justifier et défendre les rapports existants de propriété et de production et l’exploitation des masses serviles.

La bourgeoisie marchande et industrielle, privée de droits proportionnés à ceux des autres ordres, ne pouvait faire son chemin qu’en luttant contre l’Église et contre la religion officielle. La critique du principe d’autorité et du droit divin qu’elle développa, conduisit ses théoriciens précurseurs à la critique de tout le système théologique et même à la négation de la religion

Le quart-état, la classe prolétarienne embryonnaire, ne pouvait pas ne pas lutter aux côtés du tiers-état bourgeois; et de même qu’il partageait ses combats, il acceptait sa critique doctrinale et philosophique comme un résultat historique prouvé. Non seulement le premier mouvement socialiste naquit athée mais il considéra que, dans la lutte de classe anti-bourgeoise ultérieure pour d’autres rapports et d’autres principes, la question religieuse ne serait plus soulevée puisque liquidée; cette situation dura dans toute la période où les forces des monarchies absolutistes et féodales tentèrent d’annuler les conquêtes de la révolution et utilisèrent en première ligne, dans les coalitions contre-révolutionnaires et dans les soulèvements du type Vendée, l’influence de la religion et l’excommunication par les prêtres les ouvriers luttèrent avec les bourgeois libéraux et les jacobins contre les nobles monarchistes et les prêtres.

Véridique ou illusoire, le danger que la révolution capitaliste (qui avait entre-temps acquis le pouvoir et transformait socialement le monde jusque dans ses entrailles sur un rythme progressif frénétique) puisse être défaite et inversée, engendra la politique particulière du bloc anti-clérical, cultiva l’idéologie de type maçonnique et la conviction diffuse que les capitalistes et les ouvriers, bien que divisés par la lutte économique et sociale, auraient en commun une position anticléricale et antireligieuse. En Italie, cette situation se prolongea plus longtemps que dans d’autres pays du fait que le pouvoir temporel des Papes sur Rome représentait un obstacle matériel à l’unité nationale, postulat de base du régime bourgeois.

Comme reflet de ce processus historique, la doctrine du prolétariat, le marxisme, parcourut également les mêmes étapes, dans ce sens que, dans un premier temps, la critique des systèmes sociaux et politiques bourgeois fit appel à un point qu’on pensait être une conquête définitive, à savoir la victoire de la critique destructrice de la religion.

Dans les œuvres de jeunesse de Marx, dans lesquelles pèchent souvent avec complaisance les interprètes tendancieux du marxisme (venant aussi bien du côté libertaire que du côté radical-démocratique, ils convergent sur le point d’accord selon lequel, à partir de la racine commune de la conquête de la liberté idéologique et politique, il ne reste plus qu’à œuvrer pour la conquête additionnelle prochaine de la « liberté économique »), dans ces œuvres donc, il est clair que cette base, à savoir que le contradicteur admet qu’il est d’accord sur le problème religieux, est acquise. Nous parlons du contradicteur démocratique au Marx socialiste et révolutionnaire de la « Critique de la philosophie du droit » et de la « Judenfrage » (Question Juive) qui remontent à 1844. Et pourtant, il suffit de tenir compte, dans ces positions, de la campagne polémique pour voir comme en plein jour qu’il n’y a aucune contradiction avec les développements complets du marxisme et de son langage, comme dans le « Capital » ou dans « l’Antidühring ».

L’Allemagne d’alors se trouvait dans une position spéciale. Restée en dehors des révolutions bourgeoises, elle avait eu, dit Marx, les contre-révolutions sans la révolution. Mais si elle en était restée en dehors historiquement et dans la « praxis », elle y avait été au dedans pour ce qui concerne la théorie et la philosophie. De la Réforme à la grande critique idéaliste, les penseurs allemands avaient participé à la démolition des principes de l’ancien ordre féodal dominant et de l’influence du Vatican. La religion semblait être battue et dépassée dans le domaine scientifique; dans le domaine politique, les principes d’autorité et de droit divin demeuraient inébranlables à l’intérieur de l’État austro-allemand traditionnel; dans le soubassement économique et social, l’industrialisation et avec elle la formation d’une bourgeoisie puissante en étaient à leurs débuts. Marx introduit sa critique à Hegel, qui fut son maître, par ces mots
« pour l’Allemagne, la critique de la religion est accomplie et la critique de la religion est la condition de toute critique ».
Dans tout le développement qui suit, il démontre comment ce dépassement est stérile et inadéquat si on ne parvient pas à établir que la libération du cerveau humain de la superstition religieuse n’est d’aucun effet au cas où l’on ne toucherait pas aux absurdités et aux iniquités des rapports sociaux et politiques, que les révolutions bourgeoises et démocratiques ont mis en œuvre et sanctionnés dans leurs constitutions hypocrites, lesquelles n’ont pas émancipé les hommes mais les bourgeois.

Un siècle est passé et nous devons remarquer que, dans la pensée théorique comme dans l’organisation de la société, nous nous trouvons face à un monde d’adversaires et de contradicteurs qui tiennent encore avec résolution la tranchée du principe religieux et de la tolérance des églises en tant qu’organisations sociales de culte et que prétendus domaines d’action privée.

Mais depuis lors, la nature de la position antireligieuse du marxisme était inséparable de l’ensemble de la critique, déjà tracée de manière organique et formidable, du système bourgeois. Elle contient une critique rigoureuse de la Réforme et de son esprit bourgeois, même si elle a largement recours aux thèmes habituels de la dialectique hégélienne.
« Luther a brisé la foi dans l’autorité parce qu’il a restauré l’autorité de la foi. Il a transformé les prêtres en laïcs parce qu’il a transformé les laïcs en prêtres. Il a libéré l’homme de la religiosité extérieure parce qu’il a déplacé la religiosité vers l’intérieur de l’homme. »
Mais un nouveau problème révolutionnaire, qui est le nôtre mais qui fut repoussé aussitôt par les bourgeois qui vont au temple, s’est posé ainsi
« La lutte du laïc avec le prêtre en dehors de lui n’a plus d’importance; ce qui importe, c’est la lutte avec son propre Prêtre intime, avec sa nature sacerdotale ».

Cette œuvre, qui n’a besoin que d’une « traduction » dans les termes du marxisme moderne, contient déjà la position de la lutte de classe et mieux encore, pour le point de départ et pour confondre les hégéliens orthodoxes qui continuent à traiter l’État, la Société et l’Homme comme des unités théoriques, elle contient une critique impitoyable du concept bourgeois du citoyen et de l’homme, suffisante pour établir une ooposition irréductible et radicale entre toute acceptation de la lutte de classe prolétarienne et la survivance du fait religieux individuel.

Les Déclarations françaises de 1791 et de 1793 qui y sont analysées, sanctionnent d’une part la « liberté » religieuse en disant que personne ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, et que chacun a la liberté d’exercer le culte qu’il veut, et d’autre part, elles sanctionnent avec cohérence la liberté bourgeoise de posséder.
« Les prétendus droits de l’Homme, distincts des droits du Citoyen, ne sont rien d’autre que les droits du membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire de l’homme égoïste, de l’homme séparé des hommes et de la communauté ».
Ces droits naturels et imprescriptibles sont « égalité, liberté, sécurité, propriété ».

Et c’est dès cet ancien ouvrage que Marx écrit l’équation de base de notre doctrine: liberté égale propriété. Voici la phrase du texte (lequel mériterait d’ailleurs d’être rapporté en totalité et illustré):
« L’application pratique du droit humain à la liberté est le droit de la propriété privée ».

Le thème demanderait un développement approprié. Une note récente du « Times », qui voulait établir l’antithèse insurmontable entre la doctrine communiste et celle de l’Europe occidentale, se fondait sur cette identité liberté, propriété, christianisme. C’est parfaitement juste puisque cet « homme » bourgeois occidental générique est d’autant plus égoïste en économie qu’il est propriétaire, puisqu’il a déplacé, à l’école de Luther, le christianisme à l’intérieur de lui-même, « enchaînant son cœur » et se préoccupant avant tout du solde de ses comptes individuels, l’un à la banque, l’autre aux guichets de la vallée de Josaphat.

Aujourd’hui

Depuis que les dangers d’un retour féodal se sont transformés en ombres du passé (nous situons cette date, comme date mondiale, au plus tard en 1917 lors de la révolution russe, puisque avec cette dernière disparut l’ultime force féodale nationale), depuis lors tout athéisme de la bourgeoisie et de ses organisations est terminé et le rapport bourgeoisie-religion s’est retourné.

Le prêtre catholique Luigi Sturzo, une des très rares personnes en Italie à penser et à écrire de façon décente sur les questions historiques et politiques, a accompli une œuvre de style luthérien et à objectif bourgeois en fondant le Parti Populaire Italien, devenu aujourd’hui la Démocratie Chrétienne.

Ce parti ne met pas dans sa doctrine l’acceptation d’une religion donnée ou la profession militante d’un culte donné. Les démocrates-chrétiens ne veulent pas être appelés parti confessionnel ou catholique et ils ont raison dans la mesure où l’emploi de la religion comme force politique dans sa forme confessionnelle est désormais historiquement dépassé et où leur fonction correspond bien à la phase moderne nouvelle.

Les marxistes combattent tous ces chrétiens sociaux sans avoir besoin de remonter à la réfutation philosophique de leur doctrine théologique comme il arrive de le faire aux libres penseurs bourgeois afin d’abattre le dogme employé comme contre-barricade. Nous, marxistes, non seulement nous considérons comme antithétique à notre interprétation de la société et de l’histoire n’importe quelle construction religieuse, mais nous devons aussi combattre dans le domaine social l’application générale des soi-disant principes chrétiens, de l« esprit chrétien », même si l’on entend ne les utiliser que sur le plan modeste de la loi éthique, de la règle de comportement pratique de l’individu, parce que c’est là qu’est le piège.

Tout le mécanisme chrétien sur le comportement de l’homme dans ses relations avec les autres hommes est invoqué et appliqué à des fins bourgeoises et plus spécifiquement pour apaiser et éliminer la lutte de classe révolutionnaire.

Mais allons au-delà du refus général de la violence et de la formule, qu’on utilise exagérément, de la résignation même à l’abus de pouvoir d’autrui, du respect individuel de la propriété du privilégié, de l’attente que la morale chrétienne sache suffisamment émouvoir ce dernier pour qu’il fasse l’aumôme et applique le guod superest date pauperibus ! Propriété, liberté et charité, gardez tout pour vous. Pour faire tomber ces fragiles mensonges, il suffirait de mentionner l’approbation et l’exaltation de guerres bestiales et de répressions policières qui, sous les yeux des derniers naïfs, broient de la chair humaine ou bien menacent d’en broyer, toujours au nom du Christ et en levant le bouclier Libertas.

La contradiction est plus profonde. Le marxisme n’est pas une règle de comportement de l’individu, il n’est pas la conquête de postulats pour la personne humaine. Si, après tant de géniales découvertes et révélations apportant un jour nouveau, il se laisse encore enfermer dans ces limites stupides, il meurt. La théorie de la révolution et de la dictature de classe s’écroule complètement si l’on admet pour un moment qu’on puisse hésiter sur le choix des moyens d’action pour la raison que ceux-ci saliraient les mains ou feraient damner l’âme de celui qui y a recours. Nous pensons que l’usage de la violence et l’emploi de l’autorité, qui détruisent la liberté du propriétaire et la sécurité de jouissance des biens du bourgeois, non seulement ne sont pas en contradiction avec l’objectif final, mais représentent la seule voie qui y conduise, à savoir la destruction historique de l’oppression, de l’exploitation et de l’écrasement à l’échelle sociale; nous invitons l’avant-garde révolutionnaire à se salir les mains pour supprimer les ennemis de classe et établir de nouvelles conditions de comportement des collectivités de demain. Nous démontrons que, dans la dynamique économique du monde d’aujourd’hui, le mensonge, dont l’intention est d’atténuer les infamies de l’accumulation irrésistible du capital en atomisant la richesse, n’est que le moyen commun à tous les défaitistes de la révolution prolétarienne.

Cela n’a aucun sens d’opposer aux démocrates-chrétiens la fausse accusation de cléricalisme, de confessionalisme politique, de légitimisme ou de féodalisme.

Ils sont dix fois plus modernes et dangereux que cela et on doit les dénoncer et les combattre parce que leur rôle est, sur mandat du capitalisme dominateur, de détourner de la lutte de classe.

Leur programme social d’apologie du petit-bourgeois, du paysan et de l’artisan, de promesse impossible de redistribution des capitaux concentrés entre les mains des bandes qui contrôlent le pouvoir de l’État dans le pays et dans le monde, n’est pas différent de celui de tous les autres partis qui campent depuis des décennies face au prolétariat classiste et à ses avantgardes révolutionnaires. Il se sert du mythe stupide que les problèmes de l’ordre social sont résolus par l’histoire en inculquant aux hommes, un par un, quelques préceptes idiots de comportement moral, pensés une fois pour toutes par quelques grosses têtes il y a quelques millénaires. Tous ont dit la même chose – Confucius, Bouddha, Jésus, Mahomet ou Platon – et pourtant on ne peut trouver position plus contradictoire avec le marxisme que celle de cette pauvre doctrine éthique individuelle comme seule base de l’action sociale et politique. Cela nous créerait moins d’ennuis d’admettre qu’il y ait, du point de vue ontologique et philosophique, un être supérieur.

A la place de ce mythe défaitiste de l’esprit chrétien, les autres proposent des recettes qui se situent toutes sur le même plan historique les fascistes avaient la patrie et la nation, plus ou moins élue; les divers démocrates et républicains ont le peuple et même l’humanité, indivise dès que tout le monde est électeur et qu’ils peuvent dire et écrire des âneries; les staliniens ont leur démocratie progressiste et populaire qui n’est pas bien définie mais est une Tchécoslovaquie comme les autres.[1]

Elles représentent toutes des ressources évidentes pour la défense et la contre-offensive du capital; la chrétienne-sociale est particulièrement dangereuse et odieuse puisque elle se donne le droit, comme les autres, d’écrire sur son drapeau les mots anti-prolétariens liberté, démocratie et propriété pour tous mots avec lesquels est venu au monde la capitalisme, qui ne crèvera que lorsqu’on les fera ravaler à tous ceux qui les utilisent, du Kremlin à la Maison Blanche et à la Basilique de St Pierre.

Notes:
[prev.] [content] [end]

  1. Note du traducteur
    A la dernière page de ce filo, Bordiga parle de « Cecoslovaccata ». Il s’agit d’un jeu de mots intraduisible entre « Cecoslovacchia » (Tchécoslovaquie) où les staliniens venaient de s’emparer du pouvoir par un coup d’État et « vaccata » qui signifie saloperie, cochonnerie. Une tentative de traduction aurait pu être Tchécoslovacherie ! [⤒]


Source: « Battaglia Comunista », N° 23, 08–15 juin 1949. Traduction incertaine, se reporter au texte original.

[top] [home] [mail] [search]