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FARCE ÉLECTORALE


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Farce électorale
Hier
Aujourd’hui
Notes
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Sur le fil du temps

Farce électorale

Hier

Les incidents bruyants que connaissent les assemblées parlementaires ont toujours séduit le grand public. Se fondant sur le modèle anglais qui détient un véritable record mondial d’hypocrisie inégalée, les libéraux orthodoxes prenaient très au sérieux la dignité des chambres électives et tenaient infiniment au decorum et à la contenance dans les débats, à une conduite chevaleresque dans les accrochages entre partis adverses, au fair play britannique conformiste et écœurant qui est le vieux déguisement de la politique bourgeoise nourrie en définitive d’oppression, de pillage et de saccage.

Mais le public s’ennuyait lors des séances sereines et civilisées sans cris, interruptions et incidents, et personne ne lisait les comptes rendus de la presse. Quand il y avait au contraire une odeur de bagarre, on se disputait les cartes d’invitation, les tribunes débordaient et, d’un bout à l’autre du pays, on s’arrachait les journaux qui étaient vendus à la criée avec différentes voix dialectales enthousiastes, comme celle-ci « Y'a du barouf à la Chambre !… »[1].

A la fin du siècle dernier, le gros des députés était encore composé de savantasses compassées et les représentants des « partis avancés » apparaissaient comme des espiègles incorrigibles et capables de n’importe quelle gaminerie. Le bon bourgeois tremblait devant les mouvements de colère des Cavallotti, des Pantano, des De Felice et se recommandait au Christ ou au Questeur. Les hauts faits d’Enrico Ferri, avec sa cravate à nœud et sa crinière léonine, eurent un écho immense parmi les subversifs du genre collégien. Le bouillant député socialiste, ayant provoqué par ses intempérances sa censure et son expulsion de la Chambre, eût un geste historique: il brisa la vitre d’une petite fenêtre qui donnait sur la salle grise et sourde de Montecitorio et il hurla à l’intérieur:« La bande de brigands du Parlement continue ! ». Le monde bienheureux d’alors s’émotionnait de peu de chose: à écouter la presse de l’époque, Rome n’avait pas tremblé autant lors du vae victis de Brennus.

La bourgeoisie italienne a brûlé de nombreuses étapes dans son histoire politique et elle se lassa vite de singer les parades conformistes et emperruquées – au sens propre – des Communes. Taquinée par un extrémisme subversif purement gestuel, elle se secoua de ses peurs décennales, elle se libéra de ses scrupules démocratiques, comme le font les bourgeoisies de tous les autres pays, et elle fit la preuve qu’elle était passée des paroles aux faits, des bavardages vides aux coups de bâton.

Alors que de trop nombreux socialistes déformaient le marxisme en reniant la fonction historique de la violence par cette sale caricature qui voulait faire naître le socialisme d’un combat pacifiste d’opinions et de votes électoraux, les fascistes eux, en chantant « des coups, des coups » et en théorisant ouvertement la contre-violence bourgeoise, commencèrent la chasse physique aux parlementaires adverses à l’intérieur et à l’extérieur de Montecitorio.

Cette version nouvelle et moderne de la méthode politique capitaliste et de la pratique anti-socialiste suscita l’opposition des partisans défaits de la méthode démocratique. Non que ces derniers fussent plus tendres que les fascistes avec le socialisme et le prolétariat, mais ils estimaient que la pratique de l’escroquerie électorale et de la tromperie des garanties légales était encore utile et applicable pour une longue période. C’est pourquoi les fascistes les frappèrent aussi sans aucun égard afin de s’en débarrasser et d’assumer par eux-mêmes le gouvernement et le pouvoir.

Le principal succès du fascisme n’a pas été d’être parvenu au pouvoir, de le conserver pendant vingt ans et de briser les organisations rouges qui n’étaient pas en mesure de répondre au défi sur ce terrain, ou mieux d’être fidèles au défi de la lutte dans les rues que nous avions lancé aux bourgeois depuis tant d’années. Ce succès-là, qui date d’août 1922 et non d’octobre, n’eut pas pour auteurs ces quatre salauds en chemise noire, mais l’ensemble des forces de l’État capitaliste traditionnel: bureaucratie, la magistrature, la police, l’armée, avec la solidarité de la monarchie, de l’église, de l’industrie, des agrariens, de l’affairisme et de la valetaille basse et vile fournie par cette méprisable classe moyenne qui se promena pendant plusieurs années avec les rubans de la « révolution » fasciste comme elle se promène maintenant avec ceux de la lutte de partisans, bien qu’ils n’ait rien fait du tout dans aucune des deux. Le véritable succès du fascisme fut ailleurs et il dure encore, de nombreuses années après Piazzale Loreto[2], par ses effets contre-révolutionnaires. Il réside dans le recul historique et politique du mouvement ouvrier sur des positions inconsistantes et lâches, dans le pacte d’alliance qui, devant la terreur de la matraque et de l’huile de ricin, réunit les chefs des partis prolétariens et ceux, désormais caporaux sans soldats, des démocrates et des libéraux de toute nature, les uns aussi stupides que les autres.

On mit tout dans le même panier: communisme, socialisme, anarchisme, syndicalisme, république, monarchie, christianisme, franc-maçonnerie, sur la base d’un préalable commun: se débarrasser du fascisme, lequel empêchait que la lutte politique reprenne les formes électorales et constitutionnelles.

Cela obtenu, on aurait prêté serment pour un nouveau pacte légal, puis chaque parti aurait repris la propagande pour ses idéaux dans la nouvelle atmosphère de compétition civile et pacifique. C’est une perspective dont chaque terme devrait susciter chez les marxistes l’indignation et le dégoût; en revanche, la perspective fasciste contenait la version bourgeoise de l’affirmation dialectique de notre vision de l’histoire et de la réalisation de l’alignement antagoniste des classes sociales sur deux fronts unitaires, affirmation qui se confirme chaque jour, malgré le mirage de l’écroulement du fascisme dans la défaite de Rome et de Berlin, dans l’alignement au complet des forces capitalistes mondiales, bien que la réplique de l’alignement prolétarien soit, du fait de la peste du front uni, malheureusement absente.

Aujourd’hui

On prêta serment pour le grand pacte: je les ai vus à Salerne, mais ils venaient uniquement de la mer. Le renversement de Mussolini ne fut pas le fait du front unitaire, du faisceau de verges employé lors du premier apologue philistin contre la lutte de classe, faisceau que Mussolini prit à juste titre comme son symbole. Mais ce fut le fait des avions et des flottes d’outre-mer, des nuées de véhicules et de canons, des boîtes et des bonbons avec lesquels ils nous prirent par le cou, par la gueule et par le reste.

Les fascistes ayant été écartés par diverses mesures des plus énergiques aux plus sottes, il semblait certain que le retour aux moyens civilisés, parlementaires et pacifiques, ne courait aucun danger. Promesses, compliments et sourires circulèrent parmi les six, parmi les trois, parmi les trente-cinq partis issus de la souche commune de la liberté. L’unique trouble-fête ayant été lorétisé, il était certain que, pour le bonheur de l’Italie, on ne parlerait plus non seulement de matraquages et de coups mais aussi d’injures, de grossièretés et de mauvaises paroles. Le chef d’œuvre de la charte constitutionnelle, sacrée pour tous, codifia cette idylle. Après le « kiosque » de Milan et les gibets d’Allemagne et du Japon, cette pratique de respect, de sérénité et de considération entre alliés du bric-à-brac anti-fasciste paraissait assurée pour au moins une génération sur la tombe du féroce dragon de la dictature.

Nous ne faisons pas référence ici à la question du contenu mais à celle de la méthode; et ce afin de poursuivre la polémique contre tous ceux qui ont fait de la méthode et de la pratique politiques, à base de panacée démocratique, un préalable aux désaccords essentiels des intérêts et des forces.

Nous avons envie de rire de bon cœur lorsque nous voyons que le grand objectif hypocrite du gros bloc anti-dictatorial sombre dans le ridicule et que, dans l’assemblée de la démocratie retrouvée et ressuscitée, les obscénités, les insultes, le chahut, le tumulte et la volée de torgnoles hautement divertissante font rage entre les honorables députés.

Notre critique a démasqué et déshonoré depuis longtemps la machine parlementaire et, quel que soit le temps, calme ou orageux, nous lui avons déclaré notre mépris depuis au moins dix décennies.

Nous n’avons pas éprouvé la moindre compassion pour elle quand le Duce l’a menacée du bivouac des manipules[3], même si le danger de la nostalgie que la naïve et généreuse classe ouvrière aurait nourrie pour la reprise des jeux électoraux nous préoccupait sérieusement.

Nous sommes maintenant heureux que les anti-fascistes, désormais les maîtres, finissent de déshonorer le Parlement et écrivent ses pages les plus honteuses devant les snobs des tribunes manifestant un intérêt morbide.

Si, selon ce qui est dit communément, le public italien a perdu ses bonnes manières dans la période mussolinienne, elles étaient toutes de miel par rapport à celles d’aujourd’hui.

Pour un lecteur qui, durant ces jours-ci, a ingurgité les clauses du Pacte Atlantique si discuté, il y en a mille qui ont dégusté avec une volupté quasi-érotique la narration des sauts de Pajetta[4] et des coups de poing de Tomba, faite le jour-même par les centaines de quotidiens de trop que possède la péninsule.

Légalité, civilité et liberté, crient les deux bandes opposées de gigolos du bulletin de vote, puis elles passent aux torgnoles aujourd’hui, au reste demain.

Neutralité, paix et collaboration entre capital et socialisme, crient les deux parties du front international, et derrière celui-ci, elles forgent toutes deux autant qu’elles le peuvent des armes terribles.

Nous sommes certains que le parti de la classe ouvrière se reconstruira, qu’en dédaignant de cacher ses buts dans la théorie comme dans l’action, il poussera à la lutte les forces sinistres du capital mondial et qu’il donnera à ces cris mensongers la riposte révolutionnaire: violence, dictature et guerre sociale.

Notes:
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  1. Nous avons traduit « Y'a du barouf à la Chambre… ». L’expression est en dialecte napolitain, littéralement « les coups de massue de la Chambre ».[⤒]

  2. Piazza Loreto est la place de Milan où les cadavres de Mussolini et d’autres fascistes furent exposés à la foule. C’est le symbole de la fin du fascisme (Bordiga note qu’en réalité le fascisme a vaincu, même si les fascistes perdirent).[⤒]

  3. Le bivouac des manipules: il s’agit de la menace fasciste de faire bivouaquer les manipules fascistes, les chemises noires dans le Parlement.[⤒]

  4. Pajetta était un leader du PCI, il était réputé pour ses éclats, surtout contre les représentants du MSI, après la Seconde Guerre mondiale. [⤒]


Source: « Battaglia Comunista » Nr. 12, 23–30 mars, 1949. Traduction incertaine, se reporter au texte original.

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